Pascal Bruckner, philosophe, auteur de "Un racisme imaginaire : islamophobie et culpabilité" (Grasset). 21 juillet 2017
"Plus de 2700 migrants ont été évacués des campements situés dans le nord de Paris. Depuis quelques mois, le chaos migratoire s’était installé porte de La Chapelle : épidémie de gale, monceaux de déchets, tensions quasiment quotidiennes avec les forces de l’ordre. Que cela vous inspire-t-il ?
Ce que vous appelez le chaos migratoire n’a pas commencé avec la crise de 2015 ou celle que nous connaissons aujourd’hui. Il y a dix ans déjà, la France a connu l’arrivée massive d’immigrés venus d’Europe de l’est, que les catégorisations sommaires appellent Roms. Ils ont créé des bidonvilles autour de Paris et transformé la plupart de nos trottoirs en dortoirs où des familles entières mendient en exhibant nourrissons, enfants en bas âge et animaux domestiques. Parallèlement des gangs de jeunes, filles et garçons, avec un savoir-faire souvent remarquable, rançonnent touristes et passants.
Qu’ont fait les pouvoirs publics de droite et de gauche ? Très peu, sinon rien. Il eut suffi d’interdire la mendicité dans la plupart de nos villes pour couper court à ce qui est un trafic téléguidé par des mafias d’Europe centrale et orientale, incluant prostitution, brutalité, châtiments corporels envers ceux qui ne rapportent pas assez. Comment s’étonner alors que la question des réfugiés, d’une autre importance numérique et symbolique ne soit pas traitée, y compris à Paris ? Des milliers d’Africains, de Kurdes d’Afghans croupissent dans les rues dans des conditions abjectes, indignes de notre pays et l’État se défausse sur la mairie qui reporte la faute sur la préfecture.
Cette évacuation est la 34e depuis juin 2015 à Paris. Le problème est-il insoluble ?
C’est en effet le paradoxe : la France, échaudée à juste titre par les attentats de 2015 et 2016 a accueilli très peu de réfugiés en provenance du Moyen Orient ou d’Afrique subsaharienne et pourtant nous parlons de « submersion ». En chiffres, et en comparaison de l’Allemagne voire de l’Italie ou de la Grèce, c’est une goutte d’eau, à peine 30 000 je crois contre plus d’un million chez notre grand voisin. Cela vient à mon sens d’une politique de déni propre à nos gouvernants : on a fait comme si cela ne nous concernait pas, comme si le flot d’hommes et de femmes qui affluent en Europe ne touchait que l’Italie, la Grèce ou l’Espagne mais nous épargnait miraculeusement. On se consolait en expliquant qu’ils ne voulaient partir qu’en Angleterre.
Il faut prendre le problème à bras-le-corps et se féliciter, par exemple que le ministre de l’intérieur ait refusé l’édification d’un nouveau camp à Calais et évacué les jeunes hommes en détresse de la porte de la Chapelle. Mais nous ne sommes pas dans la compétition du coeur avec l’Allemagne, quoi qu’on pense de la politique de Angela Merkel ouvrant les frontières de son pays à un million de Syriens : il faut commencer par distinguer réfugiés politiques et migrants économiques, soigner, aider les premiers et au besoin favoriser leur rapatriement chez eux s’ils en expriment l’envie mais refuser catégoriquement les autres.
Dans son livre La Vague, Élise Vincent, une journaliste du Monde écrit : « Le gouvernement a été débordé jusqu’à la submersion pendant ces trois ans ». Pourtant, selon certains observateurs et certains associatifs la France aurait accueilli un nombre dérisoire de migrants par rapport à l’Allemagne … Durant la campagne présidentielle, Macron lui-même avait déclaré à Berlin qu’Angela Merkel avait « sauvé l’honneur de l’Europe » et que l’accueil des migrants était « un devoir » pour la France...
On fait fausse route en abordant la question sous le seul angle de la compassion, ou de la générosité en restant dans le domaine des affects. Jamais la division weberienne entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité n’a été aussi pertinente que dans ce domaine. Dans ce débat, on n’entend que les belles âmes qui ont les mains pures mais n’ont pas de mains. Ce ne sont pas elles qui vivent à Calais depuis des années ou porte de la Chapelle. Sur le plan individuel, on ne peut empêcher, dans un pays de culture catholique comme le nôtre, les citoyens privés, les associations de venir au secours des « voyageurs d’infortune » (Erri de Luca).
Voir des femmes et des enfants s’échouer sur les plages, se noyer dans les flots, grelotter de froid n’incite à rien d’autre qu’à la solidarité, au secours. Il y a un malaise à voir des magistrats condamner des particuliers pour avoir aidé des errants, des sans foyer, les avoir convoyés d’un pays à l’autre à travers les crêtes des montagnes ou dans le coffre de leurs voitures. Cela dit, la pitié est un sentiment admirable mais jusqu’à un certain point. En aucun cas elle ne forge une politique. Or cette politique, nous l’attendons de la part des dirigeants ; elle sera sans doute ferme et peut-être dure à certains égards mais elle doit permettre à l’Europe de retrouver la maîtrise de ces flux migratoires qui peuvent à terme la submerger. C’est pourquoi il faudra inévitablement rétablir des frontières à l’Est et au Sud pour tarir le flot des nouveaux venus comme c’est déjà le cas entre l’Espagne et le Maroc, l’Europe orientale et la Turquie par un accord, que d’aucuns jugent honteux, mais qui constitue un moindre mal.
C’est désormais avec la Libye que va se jouer la partie. Les frontières ne sont pas ce qui sépare les hommes mais leur permet de vivre en bonne intelligence. Il faut des portes pour construire des ponts entre les peuples. Sinon, le monde devient une salle de pas perdus, un hall de gare sans unité ni cohérence. Il faut décourager, par des accords avec les gouvernements locaux, les candidats à l’exil plutôt que leur faire de fausses promesses qu’on ne pourra tenir. Imaginons à l’inverse que des millions d’Européens veuillent débarquer dans des bateaux de fortune en Afrique ou au Moyen Orient ? Comment qualifierait-on ces personnes ? D’envahisseurs, de coloniaux, ni plus ni moins.
Peut-on vraiment reprocher à la France et aux Français de ne pas être assez généreux ? Comment conjuguer éthique et responsabilité ?
Deux choses pour en revenir à la réalité. Comme le souligne avec justesse le démographe Hervé le Bras, les migrants ne quittent pas leur famille pour fuir « la misère », ceux qui partent sont déjà les plus éduqués, les mieux formés et disposent d’un petit pécule pour payer leur long voyage. Les déshérités, les damnés de la terre n ‘ont même pas la force de quitter leur pays natal. Enfin, selon certaines prédictions et vu le boom démographique de l’Afrique subsaharienne, c’est plusieurs dizaines de millions de personnes qui sont susceptibles de débarquer sur les rivages du Vieux Monde dans les années à venir. Sommes-nous prêts à subir ce choc démographique, culturel, linguistique et religieux ? Croit-on que les hommes sont des atomes sans âme ni tradition qu’on peut transplanter, bouturer ailleurs sans problème ? De plus l’immigrationnisme oublie un détail : c’est que la politique d’ouverture systématique, prônée par une certaine gauche « humaniste », participe d’une nouvelle traite qui enrichit des milliers de négriers, de passeurs pas moins cruels, rapaces que ceux des siècles passés. Vouloir accueillir tous les migrants potentiels, c’est commettre une double faute : ne pas se donner les moyens de les faire vivre décemment chez nous, faute de travail ou de logements, participer à l’exode des cerveaux, des talents qui affaiblissent encore plus les pays d’origine. [...]"
Lire "Pascal Bruckner : « Le vrai défi d’Emmanuel Macron, c’est le chaos migratoire »".
Lire aussi l’édito La politique d’immigration ne peut faire l’impasse sur l’intégration républicaine (G. Chevrier, 7 juil. 17) par Guylain Chevrier, la note de lecture P. Bruckner : L’accusation d’"islamophobie", un poison mortel au coeur de la gauche par Patrick Kessel, L. Bouvet : L’immigration et l’identité sont occultées (lefigaro.fr/vox , 6 juil. 17), "Défiance envers les migrants : les Français sont-ils racistes ?" (marianne.net , 13 juil. 17), Michel Houellebecq : "Je ne suis pas un citoyen [...] La France est un hôtel" (France Inter, 9 nov. 10), M. Houellebecq : "La France, c’est pas mal quand on est vieux. On a la Sécu" (rtl.fr , 15 av. 13) (note du CLR).
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales