Revue de presse

P.-A. Taguieff : "De quoi Médine est-il le symptôme et le symbole ?" (lepoint.fr , 31 août 23)

Pierre-André Taguieff, philosophe, politiste et historien des idées. 1er septembre 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Pierre-André Taguieff, Le Nouvel Âge de la bêtise, éd L’Observatoire, 20 sept. 23, 23 e.

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"Depuis la fin des années 1960, on a assisté à la lente réinvention d’une vision antijuive du monde, dont l’un des principaux traits est qu’elle s’est accomplie sur des terres de gauche et surtout d’extrême gauche, au nom de l’« antiracisme ». La création de l’État d’Israël, le 14 mai 1948, a été aussitôt dénoncée comme une « catastrophe » ou un crime par les ennemis du projet sioniste, de droite comme de gauche. La rediabolisation des juifs s’est opérée sur la base de la diabolisation d’Israël et du « sionisme », dénoncé comme « une forme de racisme » et fantasmé d’une façon complotiste comme « sionisme mondial ». Corrélativement, alors que les Palestiniens ont été mythifiés en tant que peuple martyr, victime du colonialisme, de l’impérialisme et du racisme attribués au nationalisme juif, les sionistes ont été criminalisés par les propagandes antisionistes, celle des pays arabes comme celle de l’Empire soviétique, avant de jouer le rôle de l’ennemi absolu dans les propagandes des divers groupes islamistes et de la plupart des mouvances gauchistes. Les stratèges culturels de l’antisionisme, sous toutes ses formes, n’ont cessé d’alimenter et d’exploiter l’imaginaire et la rhétorique victimaires, autour de la figure du Palestinien-victime, devenue progressivement celle du musulman-victime. Ce gros amalgame victimaire a permis d’articuler antisionisme radical et « lutte contre l’islamophobie ».

Le traitement démonologique du conflit israélo-palestinien a chassé toute approche politique de ce dernier. Cet antisionisme gnostique globalisé est au cœur de la nouvelle judéophobie. On peut considérer qu’il s’est substitué en partie au vieil antisémitisme, qui survit cependant dans les milieux extrémistes de droite, qu’il s’agisse de chrétiens fondamentalistes ou de néonazis.

Au cours du dernier demi-siècle, pour les gauches et les extrêmes gauches, la « cause palestinienne » est devenue un « cause universelle », voire la cause des causes. C’est surtout à travers elle que la gauche anticapitaliste et anti-impérialiste s’est ralliée à une vision à la fois angélique et victimaire de l’islam et des musulmans.

Cette convergence idéologico-politique présuppose à la fois que la lutte contre l’antisémitisme est secondaire, résiduelle ou dépassée et que la lutte « antiraciste » doit désormais avoir pour cible principale, sinon exclusive, ce qu’on appelle, dans ces milieux militants extrémistes, l’« islamophobie ». L’ennemi fantasmé de l’islam et des musulmans est censé s’incarner avant tout dans Israël et le « sionisme », ainsi que dans les milieux de droite ou d’extrême droite dénoncés comme « sionisés » (on disait naguère « enjuivés » ou « judaïsés »).

C’est pourquoi les juifs sont redevenus, dans l’imaginaire d’une partie de la gauche, des suspects ou des coupables en puissance, au point d’incarner le nouveau racisme qu’est l’« islamophobie » ou le « racisme antimusulmans », sans parler du « sionisme », mot employé comme une injure. C’est ainsi que le néo-antiracisme islamophile et judéophobe s’est transformé en vulgate et que les gauches se sont laissé insensiblement imprégner par ce nouvel ensemble d’évidences idéologiques, qui n’a cependant pas fait disparaître la nuée de clichés et de stéréotypes négatifs sur les juifs, « riches », « capitalistes », « dominateurs », « exploiteurs » et « manipulateurs », qui surgissent sur le mode du retour du refoulé.

Rares sont aujourd’hui ceux qui, tel Dieudonné en 2009, osent dénoncer le « puissant lobby des youpins sionistes ». Non seulement la plupart des anti-juifs contemporains ne se disent pas « antisémites », mais ils vont jusqu’à déclarer qu’ils luttent contre l’antisémitisme. L’hostilité aux juifs se manifeste désormais dans l’espace public sans être revendiquée et d’une façon indirecte. D’où le recours à des procédés rhétoriques relevant de l’humour, de la satire et de l’ironie, allant du jeu de mots aux traits d’esprit, visant à faire rire aux dépens des juifs. En témoigne par exemple le calembour publié le 10 août 2023 sur Twitter par le rappeur Médine visant l’essayiste Rachel Khan, juive et petite-fille de déportés juifs : « resKHANpée ». Et de caractériser ainsi sa cible en l’extrême-droitisant : « Personne ayant été jetée par la place Hip Hop, dérivant chez les social traîtres et bouffant au sens propre à la table de l’extrême droite. » Mais ledit rappeur, présenté comme « proche de la Nupes », « antiraciste » et « antifasciste de longue date », n’a nullement assumé l’intention antijuive de son calembour. Reconnaissant une « erreur », il a déclaré au quotidien Le Parisien le 23 août 2023 : « C’est un tweet maladroit. […] L’antisémitisme est un poison, je le combats depuis longtemps. » À cet égard, Médine peut être considéré comme un symptôme social. Le rappeur n’en a pas moins été invité aux universités d’été des Verts, pour y débattre le 24 août avec Marine Tondelier - secrétaire nationale d’EELV -, ainsi qu’aux universités d’été de LFI, où il a été applaudi. Ce respectable antifasciste et antiraciste n’aurait commis qu’une bien excusable maladresse textuelle, transformée malignement par des « islamophobes » de tous bords en invective antisémite. Le symptôme Médine s’est ainsi doublé d’un symbole, celui de la bonne altérité islamique, qui ne saurait être critiquée que par l’« extrême droite » et une gauche « réac-publicaine » saisie par une pitoyable « panique morale ».

Cette réorientation de l’antiracisme interfère avec la stratégie politico-culturelle des multiples associations créées par les Frères musulmans, dont l’objectif consiste soit à infiltrer certains mouvements antiracistes, soit à se donner le visage d’organisations antiracistes. Placée au cœur de l’antiracisme, la « lutte contre l’islamophobie » se métamorphose ainsi en mode de légitimation de l’islamisme. Dans un contexte où l’extrême gauche dans son ensemble et une partie de la gauche tendent à basculer dans l’ islamophilie angélique et l’ antisionisme démonologique, les islamistes intelligents ont compris qu’ils devaient jouer la carte de l’antiracisme. Ils pouvaient ainsi apparaître comme des « humanistes », des « progressistes » et des « universalistes » politiquement corrects, c’est-à-dire des partisans d’un « universalisme pluriel ». Du début des années 1990 à la fin des années 2010, l’idéologue médiatique du « réformisme islamique » Tariq Ramadan, avant sa chute pitoyable en 2018 pour des affaires de mœurs, avait parfaitement réalisé ce projet : par sa défense de la cause palestinienne et sa présentation édulcorée du fondamentalisme islamique, Ramadan, déjà adoubé par l’extrême gauche néo-tiers-mondiste et altermondialiste, s’était attiré la sympathie d’une partie de la haute intelligentsia de gauche (de Jean Ziegler à Edgar Morin), qu’il avait contribué à convertir à l’islamophilie militante.

En 2012, dans son livre d’entretiens avec Pascal Boniface, Don’t Panik, le rappeur Médine, adepte d’un islam identitaire et politique, ne cachait pas sa dette à l’égard de Ramadan, qu’il présentait comme l’un de ses maîtres et comme celui qui « représente le mieux la communauté musulmane européenne » : le chapitre sur Ramadan se termine sur un jeu d’identifications fantasmées hautement significatif : « Toutes proportions gardées, je me sens être un peu Muhammad Ali dans les rues de Harlem avec Malcolm X lorsque nous sommes ensemble dans les manifestations de tout type. » Rappelons que le célèbre boxeur Cassius Clay s’était fait appeler Muhammad Ali en 1965 après sa conversion à l’islam et son adhésion à la Nation of Islam (NOI), dirigée par Elijah Muhammad et dont le porte-parole national avait été Malcolm X. Le même Muhammad Ali, auquel Médine n’hésite pas à s’identifier, a déclaré dans une interview parue le 1er février 1980 dans le journal India Today : « Vous savez que la structure du pouvoir global est sioniste. Ils contrôlent l’Amérique ; ils contrôlent le monde. »

C’est par cette vulgate « antisioniste », retraduisant les vieilles accusations antijuives (domination, impérialisme, manipulation), que des liens se sont tissés entre mouvements islamistes et mouvances gauchistes. On ne saurait donc s’étonner de la complaisance dont ont fait preuve de nombreux médias de gauche à propos des invitations de Médine par EELV et LFI. Leur regard sur le rappeur est le même que celui des mouvements néogauchistes qui lui font les yeux doux. Comment oser accuser d’antisémitisme un rappeur musulman célèbre, antiraciste déclaré et de gauche, issu des « quartiers populaires » et suivi par des centaines de milliers de « jeunes des banlieues », électorat qu’il s’agit de séduire ? Le choix des partis et des médias néogauchistes est celui de la banalisation : il n’y aurait pas d’affaire Médine. La gauche divine reste fidèle à elle-même : aveugle, portée sur le déni, vertuiste, donneuse de leçons. Cette gauche divine a récemment pris le visage d’une gauche Médine."



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