Revue de presse

"Nobel de nuit" (Ph. Lançon, Charlie Hebdo, 19 oct. 22)

19 octobre 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"Le jour où Annie Ernaux a reçu le prix Nobel, une légère insomnie m’a permis de relire Passion simple. Le livre était assez court pour m’épargner une nuit blanche, assez net pour l’éclairer, assez violent pour la prolonger. Je l’ai trouvé plus fort, plus profond, que la première fois : j’ai vieilli et lui, il a rajeuni  ; en moi, en tout cas. Il a été publié en 1991 et raconte les effets d’une passion d’Annie Ernaux pour un homme, un diplomate russe, qu’elle appelle A. Cette passion a duré six mois. Pendant six mois, le temps a été entièrement déterminé pour elle, corps et âme, par la présence et l’absence de cet amant. Le temps était la corde qui soutenait la femme pendue. Une phrase est restée célèbre, on l’a pas mal citée ces jours-ci : « À partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre que d’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi. » Dans mon souvenir, c’était la première phrase. Mon souvenir me trompait. La première phrase est : « Cet été, j’ai regardé pour la première fois un film classé X à la télévision, sur Canal+. »

C’est important, la première phrase. Ça donne souvent le ton, comme un premier violon à l’orchestre. Il ne doit être ni trop fort ni trop faible : simplement juste. Il suggère la couleur de ce qui va suivre, sans le claironner. Premières phrases d’Annie Ernaux : « Femmes fragiles et vaporeuses, fées aux mains douces, petits souffles de la maison qui font naître silencieusement l’ordre et la beauté, femmes sans voix, soumises, j’ai beau chercher, je n’en vois pas beaucoup dans le paysage de mon enfance » (La Femme gelée, 1981)  ; « J’ai passé les épreuves pratiques du Capes dans un lycée de Lyon, à la Croix-Rousse » (La Place, 1983)  ; « Ma mère est morte le lundi 7 avril à la maison de ­retraite de l’hôpi­tal de Pontoise, où je l’avais placée il y a deux ans » (Une femme, 1987)  ; « Mon père a voulu tuer ma mère un ­dimanche de juin, au ­début de l’après-midi » (La Honte, 1997)  ; « Je suis descendue à Barbès » (L’Événement, 2000)  ; « J’ai toujours voulu écrire comme si je devais être absente à la parution du texte » (L’Occupation, 2002)  ; « Toutes les images disparaîtront » (Les Années, 2008). Vous remarquerez que le ton diffère dans La Femme gelée. L’ironie sarcastique, la « fête verbale », cette espèce de joie qu’on peut avoir à habiller de dentelles les misères observées ou vécues, comme une robe de deuil transformée en robe de fête, tout cela disparaît à partir de La Place. La rage refroidit. La page est un linceul où ça ne rigole plus, ça ne jouit plus. La fête est finie, le deuil continue.

Dans Passion simple, après avoir décrit la sensation que donne la découverte du porno crypté sur Canal+ (« ce qu’on ne pouvait regarder sans presque mourir devenu aussi facile à voir qu’un serrement de mains »), Annie Ernaux ajoute : « Il m’a semblé que l’écriture ­devrait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral. » Depuis, le discours sociologique l’a rattrapée, enveloppée, surdéterminée. Il lui est tombé dessus, aurait dit mon défunt père, comme la vérole sur le bas clergé. On est à la messe. La statue d’Annie est en majesté derrière l’autel des misères du monde  ; et il a fini par arriver le contraire de ce qu’on peut souhaiter à tout lecteur et de ce qu’elle-même souhaitait au début de Passion simple : le jugement moral a tout aplati. Ni distance, ni liberté, ni humour : les admirateurs officiels sont d’ennuyeux disciples en amertume. L’oeuvre est devenue socialement intouchable et ils attendent d’elle, avec une onction sourcilleuse, ce miracle renouvelé : la multi­plication du pain dur. Celui des pauvres, des femmes, de tous les dominés de la terre. On flotte dans l’encens du pathétique. On respire mal.

Si j’ai relu Passion simple le soir d’un Nobel qui me réjouissait, c’est d’abord pour échapper à ça  ; et pour éprouver encore à quel point la recherche obstinée du « réel » flirte sans cesse, chez cette écrivaine sauvage et ambitieuse, avec une peur et le goût du néant. Dans la période qui suivit son histoire avec le diplomate russe, écrit-elle, « toutes mes pensées, tous mes actes étaient de la répétition d’avant. Je voulais forcer le présent à redevenir du passé ouvert sur le bonheur ». Il n’est pas exagéré d’écrire que l’essentiel de son oeuvre force le présent à redevenir du passé ouvert sur le malheur. Sa force est d’y être parvenue et de l’avoir imposé."



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