Revue de presse

N. Polony : "Des Etats-Unis à la France, cette violence qui monte" (Marianne, 18 juil. 24)

(Marianne, 18 juil. 24). Natacha Polony, journaliste, essayiste, directrice de la rédaction de "Marianne" 21 juillet 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Lire "Natacha Polony : "De Trump à la France, une violence politique qui monte, mais qui pour l’arrêter ?""

On ne sait pas si le plus effrayant est le fait que Donald Trump ait échappé de très peu à un assassinat ou l’image qui s’est ensuivie du même Donald Trump, mâchoire crispée et poing levé, transformant à la seconde la possible tragédie en argument de campagne. Mélange étonnant de courage physique et d’instinct politique au service d’une conception du leadership faite de clichés virils et d’endoctrinement aveugle.

Certes, l’épisode est intimement lié à l’histoire des États-Unis et à sa litanie de présidents assassinés. Le meurtre politique est une spécificité nationale. Au point que l’on peut dresser une généalogie de la violence, entre génocide et conquête de l’Ouest. Mais il serait trop confortable de simplement inscrire cette tentative d’assassinat dans la répétition des symptômes de la maladie américaine. Non seulement parce que le monde entier assiste depuis des mois au spectacle affligeant d’une campagne présidentielle qui concentre toutes les pathologies de la modernité. Mais surtout parce que cette pathologie gagne peu à peu le reste du monde.

Quels que soient les résultats de l’enquête sur la personnalité du jeune homme de vingt ans qui a tiré sur le candidat Trump, son geste ne se résume pas aux conséquences de la libre circulation des armes dans une Amérique dont le roman national n’a purgé ni la mémoire de la guerre civile ni le mythe du combattant solitaire.

Il découle également d’une forme plus contemporaine de violence politique dont Donald Trump, avant d’en être la victime, est l’un des plus terrifiants promoteurs. On a analysé tant et plus la fracturation progressive des États-Unis entre des métropoles démocrates travaillées par un minoritarisme devenu quasi pathologique et une Amérique profonde désindustrialisée, où le rêve américain se caricature en exaltation viriliste du mâle blanc. Les « déplorables » moqués par Hillary Clinton sont devenus ces militants galvanisés qui ont marché sur le Capitole.

La démocratie, par essence, se fonde sur ce qu’on pourrait définir comme le « conflit civilisé ». Les désaccords sont pris en charge par des institutions dont le rôle consiste à organiser le débat et à faire émerger une volonté majoritaire qui sera acceptée parce que chaque sujet fait émerger une majorité et une minorité différente, permettant à chacun d’accepter des concessions sur une partie de ce qu’il revendique.

Ce processus fonctionne tant qu’il existe un peuple, c’est-à-dire une entité à la fois historique et politique qui lie des individus par le sentiment de partager un passé et un avenir. Chacun se sent, par ses origines ou par apprentissage, intégré à une mémoire et une culture, et chacun se sent lié aux autres par un destin commun.

La mécanique se grippe, bien sûr, quand cette idée d’un destin commun est trop brutalement contredite par les faits. L’historien américain Christopher Lasch avait publié en 1994 un livre majeur, la Révolte des élites, dans lequel il diagnostiquait cette forme de sécession d’une classe supérieure mondialisée, déterritorialisée, dont les intérêts objectifs n’avaient plus rien de commun avec ceux des classes sociales inférieures. Les différentes insurrections par le vote que furent le non au référendum sur le traité constitutionnel en France, le trumpisme aux États-Unis ou le Brexit en Grande-Bretagne en sont les manifestations les plus éclatantes.

Hélas, les alertes furent plus qu’ignorées. Elles furent rejetées comme des manifestations des pulsions dangereuses de classes populaires dont il faudrait se prémunir par des contournements toujours plus savants et plus impérieux de la démocratie. Cadeau extraordinaire aux « populistes » de tous poils.

La force d’un Donald Trump naît de ce ressentiment nourri par le mépris des élites. Il y ajoute avec cynisme la manipulation, le mensonge et l’usage de cette arme de destruction massive que sont les réseaux sociaux. Mais si l’époque est aux gourous, c’est parce que les masses ont cessé de se vivre comme peuple et se cherchent une secte.

La France n’échappe pas à ce mouvement. Le vote Rassemblement national, en ce qu’il manifeste de colère et parfois de haine contre le système économique, politique et médiatique, n’en est qu’une des dimensions. L’éradication des partis politiques au profit de mouvements sans base idéologique, centrés sur une personnalité révérée par des adeptes dénués de tout recul critique en est une autre.

À la brutalisation du champ politique par la toute-puissance d’un président retranché dans son Olympe répond la brutalisation de la société par un Jean-Luc Mélenchon dont les méthodes se rapprochent de plus en plus du trumpisme. Sa proclamation, dimanche 7 juillet, d’une supposée victoire n’avait d’autre but que de galvaniser ses troupes pour rendre impossibles les compromis qu’impose la configuration réelle de l’Assemblée. Les conséquences se paieront cher.

Tout comme aux États-Unis, certains sont désormais tentés de ne lire les résultats des élections qu’à l’aune de leurs fantasmes. Et le sketch de la désignation d’un Premier ministre par le Nouveau Front populaire laisse croire que quiconque peut, tout à coup, s’improviser à ce poste en dehors de toute compétence.

L’histoire de France, heureusement, nous évite la libre circulation des armes, premier facteur de plongée dans la guerre civile. Mais cette histoire est jalonnée de soubresauts, d’émeutes et d’accès de violence révolutionnaire. Ceux qui l’attisent sont légion mais il nous manque visiblement les hommes capables de la prévenir.



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