Revue de presse

"Moralisation" : Il s’agit de « verrouiller juridiquement lʼespace public contre les mal-pensants » (M. Bock-Côté, lefigaro.fr/vox , 30 juil. 17)

Mathieu Bock-Côté, docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal, auteur de "Le multiculturalisme comme religion politique" (Le Cerf). 7 août 2017

"LE FIGARO - Les députés LREM ont adopté un amendement au projet de loi de moralisation prévoyant une « peine dʼinéligibilité » en cas de manquement à la probité. Celle-ci impliquerait « les faits de discrimination, injure ou diffamation publique, provocation à la haine raciale, sexiste ou à raison de lʼorientation sexuelle », précise lʼamendement.

Mathieu BOCK-CÔTÉ. - Vous me permettrez dʼêtre franc : jʼen suis effaré. Évidemment, tout le monde sʼentend pour condamner le racisme, le sexisme ou lʼhomophobie. Jʼajouterais que nos sociétés libérales sont particulièrement tolérantes et ont beaucoup moins de choses à se reprocher quʼon veut bien le dire. Mais le problème apparaît rapidement : cʼest celui de la définition. À quoi se réfèrent ces concepts ? Nous sommes devant une tentative dʼexclure non seulement du champ de la légitimité politique, mais même de la simple légalité, des discours et des idées entrant en contradiction avec lʼidéologie dominante.

Il faut inscrire cet amendement dans le contexte dʼune offensive plus large pour comprendre sa signification. Prenons lʼexemple du racisme. Depuis quelques années, on a amalgamé le racisme et la défense de la nation. Pour la gauche diversitaire et ceux qui se soumettent à ses prescriptions idéologiques, un patriotisme historique et enraciné nʼétait rien dʼautre quʼune forme de racisme maquillé et sophistiqué. Ceux qui voulaient contenir lʼimmigration massive étaient accusés de racisme. Ceux qui affirmaient quʼil y avait un lien entre lʼimmigration et lʼinsécurité étaient aussi accusés de racisme. De même pour ceux qui confessaient lʼangoisse dʼune dissolution de la patrie. Cette assimilation du souci de lʼidentité nationale à une forme de racisme est une des tendances lourdes de lʼhistoire idéologique des dernières décennies.

On lʼaura compris, on accuse de racisme ceux qui ne se plient pas à lʼidéologie diversitaire. Quel sort sera réservé demain à ceux qui avouent, de manière articulée ou maladroite, de telles inquiétudes ? Prenons lʼexemple du débat sur le "mariage pour tous". Pour une partie importante des partisans du mariage homosexuel, ceux qui sʼy opposaient, fondamentalement étaient homophobes. Ils nʼimaginaient pas dʼautres motifs à leur engagement. Comme toujours, chez les progressistes, il y a les intolérants et les vertueux. Pour eux, deux philosophies ne sʼaffrontaient pas : il y avait dʼun côté lʼombre et de lʼautre la lumière. Doit-on comprendre que dans lʼesprit de nos nouveaux croisés de la vertu idéologique, ceux qui ont défilé avec la Manif pour tous devraient être frappés dʼinéligibilité ?

Derrière le racisme, cʼest le conservatisme qui serait visé ?

Ce nʼest pas dʼhier quʼon assiste à une pathologisation du conservatisme, réduit à une série de phobies ou de passions mauvaises. Il est depuis longtemps frappé dʼun soupçon dʼillégitimité. Il y a une forme de fondamentalisme de la modernité qui ne tolère pas tout ce qui relève de lʼimaginaire de la finitude et de lʼaltérité.

Ce nʼest pas dʼhier non plus quʼon assiste à sa diabolisation : on présente le conservatisme comme une force régressive contenant le mouvement naturel de la modernité vers lʼémancipation. Dʼune certaine manière, maintenant, on entend le sanctionner pénalement. On lʼexclura pour de bon de la cité. Cʼest une forme dʼostracisme postmoderne.

Cet amendement crée un climat dʼintimidation idéologique grave : il marque une étape de plus dans lʼétouffement idéologique du débat public. Et ne doutons pas du zèle des lobbies victimaires qui patrouillent dans lʼespace public pour distribuer des contraventions idéologiques. On me dira que lʼamendement ne va pas jusque-là : je répondrai quʼil va dans cette direction.

À mon avis, derrière cet amendement se manifeste la grande peur idéologique des progressistes ces dernières années. Les intéressés pensaient avoir perdu la bataille des idées. Ils croyaient la France submergée par une vague conservatrice réactionnaire quʼils assimilaient à une montée du racisme, de la xénophobie, du sexisme et de lʼhomophobie. Dʼoù leur cri du coeur : « Plus jamais ça ! » Aussi veulent-ils reprendre le contrôle du débat public en qualifiant de langage de lʼintolérance la philosophie qui contredit la leur. Il sʼagit désormais de verrouiller juridiquement lʼespace public contre les mal-pensants.

On objectera que le racisme nʼest pas une opinion, mais un délit.

La sociologie antiraciste ne cesse dʼétendre sa définition du racisme. Elle instrumentalise le concept noble de lʼantiracisme à des fins qui ne le sont pas. Deux exemples. Pour elle, ceux qui sʼopposent à la discrimination positive se rendraient coupables, sans nécessairement sʼen rendre compte, de « racisme universaliste », qui écraserait la différence et la diversité. Traduisons : la République est raciste sans le savoir, et ceux qui la soutiennent endossent, sans nécessairement sʼen rendre compte toutefois, un système raciste. Ils participeraient à la perpétuation dʼune forme de racisme systémique. Inversement, ceux qui soutiendraient quʼune communauté culturelle ou une religion particulière sʼintègre moins bien que dʼautres à la nation seront accusés de racisme différentialiste car ils essentialiseraient ainsi les communautés et hiérarchiseraient implicitement ou explicitement les différentes cultures et civilisations.

Ainsi, une analyse sur la question ne sera pas jugée selon sa pertinence, mais disqualifiée parce quʼelle est à lʼavance assimilée au racisme. En gros, soit vous êtes favorable au multiculturalisme dans une de ses variantes, soit vous êtes raciste. Multiculturalisme ou barbarie ? On nous permettra de refuser cette alternative. Il y a aujourdʼhui une tâche dʼhygiène mentale : il faut définir tous ces mots qui occupent une place immense dans la vie publique et, surtout, savoir résister à ceux qui les utilisent pour faire régner un nouvel ordre moral dont ils se veulent les gardiens passionnés et policiers. Il faut se méfier de ceux qui traquent les arrière-pensées et qui, surtout, rêvent de vous inculper pour crime de la pensée.

Cela rappelle-t-il le politiquement correct nord-américain ?

Le politiquement correct nʼest plus une spécificité nord-américaine depuis longtemps. Pour peu quʼon le définisse comme un dispositif inhibiteur qui sert à proscrire socialement la critique de lʼidéologie diversitaire, on constatera quʼil sʼimpose à la manière dʼun nouvel ordre moral et quʼon trouve à son service bien des fanatiques. Ils se comportent comme des policiers du langage : ils traquent les mots qui témoigneraient dʼune persistance de lʼancien monde, dʼavant la révélation diversitaire.

Ceux qui nʼembrassent pas lʼidéologie diversitaire doivent savoir quʼil y aura un fort prix à payer pour entrer en dissidence. On les traitera comme des proscrits, comme des parias. On leur collera une sale étiquette dont ils ne pourront plus se départir. « Populiste », « réactionnaire », « extrême droite » : les termes sont nombreux pour désigner à la vindicte publique une personnalité insoumise au nouvel ordre moral. Alors nos contemporains se taisent. Ils comprennent que sʼils veulent faire carrière dans lʼuniversité, dans les médias ou en politique, ils ont intérêt à faire les bonnes prières publiques et à ne pas aborder certaines questions. La diversité est une richesse, et ceux qui apporteront des bémols à cette affirmation nʼauront tout simplement plus droit de cité.

En France, le politiquement correct a pour fonction de disqualifier moralement ceux qui ne célèbrent pas globalement ce quʼon pourrait appeler la société néo-soixante-huitarde. Avec cet amendement, le pays fait un pas de plus vers le politiquement correct en le codifiant juridiquement ou, si on préfère, en le judiciarisant : désormais, il modèlera explicitement le droit.

Comment ce politiquement correct est-il né ?

Cʼest un des résultats de la mutation de la gauche radicale engagée dans la suite des Radical Sixties, et dʼabord aux États-Unis. Il sʼinstitutionnalisera vraiment dans les années 1980, dans lʼuniversité américaine. On connaît lʼhistoire de la conversion de la gauche radicale, passée du socialisme au multiculturalisme et des enjeux économiques aux enjeux sociétaux. La lutte des classes sʼeffaçait devant la guerre culturelle, et la bataille pour la maîtrise du langage devient vitale. Ce nʼest pas surprenant pour peu quʼon se souvienne des réflexions dʼOrwell sur la novlangue. Celui qui maîtrise le langage maîtrisera la conscience collective et certains sentiments deviendront inexprimables à force dʼêtre censurés. Dans les universités nord-américaines, on a voulu sʼouvrir aux paroles minoritaires, ce qui impliquait, dans lʼesprit de la gauche radicale, de déboulonner les grandes figures de la civilisation occidentale, rassemblées dans la détestable catégorie des « hommes blancs morts ». Autrement dit, la culture nʼétait en réalité quʼun savoir assurant lʼhégémonie des dominants sur les dominés.

On a voulu constituer des contre-savoirs idéologiques propres aux groupes dominés ou marginalisés. Cʼest une logique bien bourdieusienne. Les humanités ont été le terrain inaugural de cette bataille. Ce serait maintenant le tour historique des minorités (et, plus exactement, de ceux qui prétendent parler en leur nom, cette nuance est essentielle) et ce sont elles qui devraient définir, à partir de leur ressenti, les frontières du dicible dans la vie publique. Ce sont elles qui devraient définir ce quʼelles perçoivent comme du « racisme », du « sexisme », de lʼ« homophobie ». Et on devrait tous se soumettre à cette nouvelle morale.

Mais nous avons oublié quʼil peut y avoir un intégrisme victimaire et un fanatisme minoritaire, qui a versé dans la haine décomplexée de lʼhomme blanc, jugé salaud universel de lʼhistoire du monde. La société occidentale est soumise à un procès idéologique qui jamais ne sʼarrête. Je vous le disais tout juste : ces notions ne cessent de sʼétendre et tout ce qui relève de la société dʼavant la révélation diversitaire finira dans les déchets du monde dʼhier, dont il ne doit plus rester de traces.

À lʼère de Donald Trump, ce phénomène est-il toujours aussi fort ?

En ce moment, lʼuniversité nord-américaine, qui demeure la fabrique institutionnelle du politiquement correct, est rendue très loin dans ce délire : on connaît le concept de lʼappropriation culturelle qui consiste à proscrire les croisements culturels dans la mesure où ils permettraient à lʼhomme blanc de piller les symboles culturels des minorités-victimes. On chantait hier le métissage, on vante désormais lʼintégrité ethnique des minorités victimaires.

La mode est désormais, dans les universités, de multiplier les « safe spaces », qui permettent aux minorités victimaires de transformer les établissements dʼenseignement supérieur en un espace imperméabilisé contre les discours qui entrent en contradiction avec leur vision du monde. Cʼest sur cette base que des lobbies prétendant justement représenter les minorités-victimes en ont appelé, à plusieurs reprises, à censurer tel discours ou tel événement. Pour ces lobbies, la liberté dʼexpression ne mérite pas trop dʼéloges car elle serait instrumentalisée au service des forces sociales dominantes. Ils ne lui reconnaissent aucune valeur en soi et croient nécessaire de transgresser les exigences de la civilité libérale, qui permettaient à différentes perspectives de sʼaffronter pacifiquement à travers le débat démocratique. Ces lobbies sont animés par une logique de guerre civile.

Jʼajouterais une chose : les gardiens du politiquement correct ne se contentent pas dʼun ralliement modéré aux thèses quʼils avancent : les intéressés exigent de lʼenthousiasme. Il faut manifester de manière ostentatoire son adhésion au nouveau régime diversitaire en parlant son langage. Bien des journalistes militants se posent aussi en inquisiteur et veulent faire avouer aux hommes politiques ou aux intellectuels leurs mauvaises pensées. Ils les testent sur le sujet du jour en cherchant la faute, en voulant provoquer la déclaration qui fera scandale. Ils veulent prouver quʼau fond dʼeux-mêmes, ce sont dʼhorribles réactionnaires.

Le « politiquement correct » est-il le corollaire du multiculturalisme ?

Le multiculturalisme est traversé par une forte tentation autoritaire, pour ne pas dire plus. Il ne fait pas bon ménage avec la liberté dʼexpression. La cohabitation entre différentes communautés présuppose une forme de censure généralisée où chacun sʼinterdit de juger des traditions et coutumes des autres. On appelle cela « le vivre-ensemble » : cʼest une fraude grossière. Certaines communautés (ou ceux prétendant parler en leur nom et les prenant en otage) veulent faire inscrire dans le droit leur conception du blasphème ou du moins obliger lʼensemble de la société à respecter leurs interdits moraux, ainsi quʼon a pu le voir dans lʼaffaire des caricatures.

Le génie propre de la modernité, cʼest le droit dʼexaminer et de remettre en question nʼimporte quelle croyance, sans avoir à se soumettre à ses gardiens qui voudraient nous obliger à la respecter. Ce sont les croyants qui doivent accepter que des gens ne croient pas la même chose quʼeux et se donnent le droit de moquer leurs convictions les plus profondes, sans que cette querelle ne dégénère en violence. Or, on nous demande de respecter la sensibilité des uns et des autres, comme sʼil existait un droit de ne pas être vexé et un droit de veto accordé à chaque communauté pour quʼelle puisse définir la manière dont on se la représente."

Lire "Bock-Côté : « La France fait un pas de plus vers le politiquement correct à l’américaine »".



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