Mark Lilla, essayiste ; Eric Fassin, sociologue. 23 octobre 2018
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Mark Lilla, La Gauche identitaire : l’Amérique en miettes, Stock, 160 p., 16 €.
"[...] Mark Lilla : La critique fondamentale que j’adresse à la gauche identitaire porte sur le repli sur soi qu’elle promeut. A force d’inciter chacun à s’interroger sur les différentes identités qui le traversent, de race, d’orientation sexuelle, etc., cette gauche est moins en mesure de remporter des élections là où il le faudrait pour, ensuite, défendre les droits des minorités, ou atteindre tout autre objectif. Rappelons que les Etats-Unis sont une fédération qui laisse de larges pouvoirs aux Etats. Ces derniers ont la liberté d’adopter leurs propres lois et d’interpréter les textes fédéraux comme ils l’entendent. Si vous voulez aider les gays et les Afro-Américains en Iowa, un Etat blanc et profondément religieux, il faut y gagner des élections, et pas seulement en Californie ou à New York. Et pour cela, il faut développer une vision du bien commun et de l’avenir du pays susceptible d’inspirer autant de gens que possible et de les rassembler.
Se concentrer de façon obsessive sur les " différences sociales " est l’exact contraire de ce qu’il faudrait faire. Les mouvements sociaux opposés à Trump sont incorrigibles tant ils répètent cette erreur, mais je suis heureux de constater que les choses se sont un peu améliorées au sein du Parti démocrate cette année. La menace du trumpisme a attiré de nouveaux candidats, venant de différents groupes sociaux. Et ceux qui sont en bonne position pour l’emporter lors des élections de mi-mandat du 6 novembre ne mettent pas l’accent sur leurs identités personnelles, ou celles des autres. Ils se concentrent sur des problèmes politiques concrets et sont animés d’une véritable envie de rassembler. [...]
Depuis l’effondrement du mouvement étudiant dans les années 1960, il y a eu deux développements importants au sein de la gauche américaine. Premièrement, un retrait de la politique institutionnelle (des partis et des élections) pour s’investir plutôt dans des mouvements sociaux mobilisés en faveur de causes justes portées par des groupes identitaires précis : les femmes, les Afro-Américains, les gays, etc. Deuxièmement, la gauche ne cherche plus à mobiliser la classe ouvrière autour d’enjeux économiques, préférant lutter pour une réforme culturelle conduite par des élites diplômées. Elle a deux objectifs en tête : amener les Américains à être plus tolérants et placer les groupes marginalisés au cœur du récit national. Ces deux projets ont été couronnés de succès. Mais le prix à payer s’est avéré élevé.
La gauche identitaire domine largement sur le plan culturel, mais elle est dépourvue de pouvoir politique. Ce déséquilibre s’explique par le fait qu’elle a perdu tout contact avec une grande partie du pays. Par exemple, 20 % des Américains sont évangéliques, tandis que moins de 0,5 % se déclarent transgenres. La gauche identitaire a beaucoup de choses à dire à propos de la cause transgenre, mais elle ne sait pas comment s’adresser aux évangéliques, qu’elle regarde -généralement avec mépris.
Il ne s’agit pas de flatter un groupe ou l’autre. Ce qu’il faut, c’est une gauche capable d’avancer une vision politique du bien commun à laquelle des citoyens appartenant à ces deux groupes peuvent adhérer et qu’ils seront prêts à défendre au sein de nos institutions. Aujourd’hui, la classe ouvrière est peut-être conservatrice sur le plan culturel ; il n’empêche qu’elle souffre des effets de la mondialisation et qu’elle n’est représentée ni par les démocrates, obsédés par l’identité, ni par les républicains néolibéraux. Elle est donc susceptible de se laisser séduire par un démagogue délirant comme Donald Trump. Voilà ce que j’entends par la démission de la gauche.
Eric Fassin, sans doute voyez-vous la " gauche identitaire " d’un meilleur œil. Comment la nommeriez-vous ?
E. F. : Je parlerais plutôt d’une gauche minoritaire. A la différence des communautés, les minorités n’ont pas forcément une culture commune ; mais elles ont en partage une expérience de discrimination. Les femmes n’ont pas toutes la même identité ; mais toutes savent ce qu’est le sexisme, #metoo l’a bien montré. L’homophobie, la transphobie ou le racisme constituent pareillement des minorités d’expérience. Bref, "c’est l’antisémite qui fait le juif " (Sartre).
En France, dès que les minorités se font entendre, on les taxe de communautarisme ; aux Etats-Unis, on se récrie : " politique identitaire ". Mais pourquoi l’égalité demandée par des minorités ne serait-elle pas universaliste ? Le mouvement Black Lives Matter - créé contre les violences policières envers les Noirs - pose des questions à toute une société aveugle au racisme ordinaire. En quoi est-il identitaire ? En France, quand des hommes noirs ou arabes meurent sous les coups de la police, cette violence d’Etat n’est-elle pas l’affaire de tout le monde ?
D’un côté, Mark Lilla dénonce l’individualisme ; de l’autre, il n’aime les mouvements sociaux qu’au passé, à l’époque de Martin Luther King. C’est réduire la politique aux seules élections. Cette logique majoritaire l’amène à juger que les revendications transgenres ne pèsent pas grand-chose dans les urnes. Certes, mais qui eût cru qu’aux Etats-Unis le mariage s’ouvrirait si vite aux couples de même sexe ? Qu’ils aient un pied dans l’université ou pas, les mouvements sociaux peuvent influer sur la société et infléchir les élections. Aux Etats-Unis, 1992 fut "l’année de la femme" : plusieurs furent élues - au Sénat - , portées par une vague d’indignation après la nomination à la Cour suprême d’un juge accusé de harcèlement sexuel… [...]"
Lire "Débat : la gauche s’occupe-t-elle trop des minorités ?"
Lire aussi “« Diversité » contre égalité ?” (Le Monde diplomatique, sept. 07), “La diversité, nouvel opium du peuple ?” (Le Monde , 15 mars 09) (note du CLR).
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