Revue de presse

"« Les Territoires perdus de la République », retour sur près de vingt ans de polémique autour de la laïcité à l’école" (lemonde.fr , 8 jan. 21)

12 janvier 2021

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"En 2002, ce livre pointait les dérives communautaristes auxquelles sont confrontés les professeurs dans les écoles des quartiers populaires. Depuis sa parution, il revient au centre du débat chaque fois que se révèlent des lignes de fracture dans la société française face au fondamentalisme musulman.

Par Samuel Blumenfeld et Dominique Perrin

Sa colère résonne sur les ondes au lendemain de la décapitation de l’enseignant Samuel Paty. Ce 17 octobre, à 12 h 50 sur Europe 1, Iannis Roder n’en est encore qu’au début d’un long marathon médiatique. Historien, membre du conseil des sages de la laïcité, et surtout, depuis 2000, professeur au collège Pierre-de-Geyter, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), il explique froidement : « Cela fait vingt ans que nous sommes quelques-uns à crier dans le vide. (…) Je suis en colère que certains continuent encore aujourd’hui à minimiser la situation et à ne pas vouloir voir que dans certains espaces il y a des choses extrêmement graves qui se passent. »

Vingt ans, une éternité. En octobre 2002, Iannis Roder s’alarmait déjà, dans un livre collectif, des cours contestés, des insultes antisémites et d’une « rhétorique islamiste radicale qui trouve un écho chez certains élèves ». Cet ouvrage controversé s’est inscrit durablement dans le paysage intellectuel : Les Territoires perdus de la République (Mille et une nuits).

Après l’assassinat du professeur à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) par un terroriste islamiste, le livre et ses thèmes reviennent dans l’actualité. D’après un sondage Ifop réalisé sous l’égide de Iannis Roder et publié le 6 janvier pour la Fondation Jean Jaurès et Charlie Hebdo, 36 % des professeurs de primaire et de secondaire ont observé, au cours de leur carrière, des contestations de cours. Dans les collèges et lycées, un enseignant sur deux (49 %) avoue désormais s’autocensurer pour éviter de tels problèmes. Ils sont aussi 19 % à avoir constaté des formes de désapprobations lors des cérémonies en l’honneur de Samuel Paty.

Dirigé par l’historien de la Shoah et du sionisme Georges Bensoussan (sous le pseudonyme d’Emmanuel Brenner), l’ouvrage de 2002 pointait l’antisémitisme, le racisme et le sexisme en milieu scolaire. Mais la force du titre a outrepassé le strict contenu du livre. L’expression « les territoires perdus de la République » est entrée dans le langage courant. Une formule répétée par les politiques et les médias pour désigner ces lieux où la loi française ne serait plus respectée. Le retour sur la publication de l’ouvrage raconte deux décennies de malaise et de crispations autour de l’école.

Tout part d’un constat effectué par Georges Bensoussan, alors professeur de l’éducation nationale détaché au Mémorial de la Shoah. Il s’occupe, depuis 1995, de la formation des professeurs de l’académie de Paris sur l’enseignement de l’histoire de la Shoah. Au fil des ans, il voit un nombre grandissant d’enseignants se confier, toujours en privé, et relater des épisodes similaires. « Un professeur faisait cours sur la Shoah, puis intervenaient des protestations d’élèves, se souvient Georges Bensoussan. Dès que le professeur leur répondait, il entendait cette phrase rituelle : “Vous êtes juif, pour les défendre comme ça ?” J’avais alors beaucoup de mal à leur faire dire de quels élèves il s’agissait. Les enseignants ne désignaient jamais les fauteurs de trouble alors qu’il s’agit, à 95 %, d’élèves d’origine maghrébine. Je voyais des gens tétanisés, par peur de passer pour raciste. »

Georges Bensoussan relève ainsi plusieurs incidents isolés, mais jamais violents. A partir de 2000, le contexte se détériore. La seconde intifada débute en septembre, la violence du conflit israélo-palestinien se répercute en France, les actes antisémites se multiplient. Enfin, les attentats du 11 septembre 2001 attisent les tensions. Lorsque l’historien évoque, en janvier 2002, ces lignes de fond à son éditrice, Sandrine Palussière, cette dernière lui demande s’il n’y a pas matière à écrire un livre. Georges Bensoussan propose un ouvrage collectif, bâti à partir de témoignages.

Il pense spontanément à Iannis Roder, son colla­borateur occasionnel au Mémorial de la Shoah. Roder avait déjà fait état de ses difficultés dans une lettre, publiée par Le Monde le 10 avril 2002, titrée « Antisémitisme à l’école ». L’enseignant y rapportait cette phrase d’un élève à la fin d’un cours sur la Shoah : « Hitler aurait fait un bon musulman. » La lettre lui avait valu une convocation par la principale de son collège, qui ne reconnaissait pas son établissement dans son témoignage. « Madame, derrière votre bureau, vous n’entendez pas la même chose que moi », avait rétorqué Iannis Roder.

Les contributeurs du livre, sept enseignants et chefs d’établissements, sont recrutés par bouche-à-oreille. Iannis Roder connaît Barbara Lefebvre, laquelle amène Sophie Ferhadjian, sa collègue alors professeure d’histoire-géographie au collège Jean-Baptiste Clément à Colombes. Quatre membres du collectif écrivent sous pseudonyme. « Ils avaient peur des représailles, précise aujourd’hui Georges Bensoussan. Nous ne donnons pas le nom des collèges pour cette même ­raison, afin de garder l’anonymat des sources, même si l’on sait très bien que cela fragilise le livre. » En revanche, Iannis Roder, Barbara Lefebvre et Sophie Ferhadjian témoignent à visage découvert.

A l’exception de Barbara Lefebvre, déjà marquée à droite – elle est aujourd’hui une collaboratrice régulière de Valeurs actuelles et tient une chronique dans « Les grandes gueules » sur RMC –, les autres membres du collectif des Territoires sont engagés à gauche. Iannis Roder est membre du SNES, principal syndicat d’enseignant, et son itinéraire familial est imprégné par l’antiracisme. Son père, ex-membre du Parti communiste, a porté les valises du FLN durant la guerre d’Algérie et a fait partie de ces « pieds-rouges » partis former les instituteurs après l’indépendance.

Roder verra avec d’autant plus de « tristesse » des personnalités de droite et d’extrême droite, comme le journaliste et essayiste Eric Zemmour, s’approprier les témoignages du livre : « Lorsque j’ai compris que la presse de gauche ne s’emparait pas des questions que nous soulevions, j’ai eu le sentiment que mon camp me laissait sur le côté, qu’il abandonnait la cause qu’il avait toujours défendue. » Georges Bensoussan, lui, assumait le risque de voir son livre instrumentalisé : « Si on est tétanisés par la peur d’être récupérés par ses ennemis, on n’écrit plus. Cela ne m’a pas ébranlé. Je savais qu’on serait récupérés et nous l’avons été. »

La rédaction des Territoires perdus commence au printemps 2002, un drôle de printemps qui voit le chef du FN, Jean-Marie Le Pen, se qualifier au second tour de la présidentielle. Pour trouver un titre à l’ouvrage, Georges Bensoussan, Iannis Roder et d’autres membres du collectif se réunissent dans un bistrot parisien. Le terme « territoires » émerge rapidement, quelqu’un lui accole immédiatement l’adjectif « perdus ». Derrière la fenêtre du café, la place de la République leur souffle le dernier mot. Ainsi naît Les Territoires perdus de la République, dont personne n’imagine la pérennité.

C’est Jacques Chirac qui en fera une formule politique à succès. En mars 2003, à son bureau du Mémorial, Georges Bensoussan reçoit un coup de téléphone d’une collaboratrice du président. Au bout du fil, Héléna Perroud, professeure détachée à l’Elysée, souhaite rencontrer les auteurs des Territoires afin de les présenter aux équipes de Xavier Darcos, adjoint de Luc Ferry, alors ministre de l’éducation nationale. Héléna Perroud conseille le président sur l’éducation, et la réalité décrite par le livre ne lui est pas étrangère. « Comme jeune professeure d’allemand, raconte-t-elle, j’ai travaillé à Plaisir et à Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines. J’étais l’une des rares à l’Elysée, sinon la seule, à connaître les banlieues autrement que par des reportages télévisés. »

Georges Bensoussan, Iannis Roder et Sophie Ferhadjian rencontrent alors plusieurs fonctionnaires du ministère de l’éducation. De ces échanges découle l’audition du duo Bensoussan-Roder, le 18 novembre 2003, par certains membres de la commission Stasi sur l’application du principe de laïcité. Une commission dont le rapport débouchera sur la loi sur les « signes religieux » en mars 2004 et l’interdiction du voile à l’école. « C’est la première fois que nous sortons de l’ombre », se souvient Georges Bensoussan.

En fait, le moment de bascule est intervenu un peu plus tôt, lors d’une allocution de Jacques Chirac à Valenciennes, le 21 octobre 2003. Il appelle à une mobilisation « pour assurer la reconquête de ce que l’on a pu appeler “les territoires perdus de la République” ». L’expression sera reprise par Vincent Peillon en 2003, Philippe de Villiers en 2005, Ségolène Royal en 2007, Fadela Amara en 2008, Marine Le Pen en 2011…

Mais c’est avec les attentats de 2015 que les auteurs des Territoires perdus de la République se retrouvent vraiment sur le devant de la scène. Etonnante coïncidence, le 7 janvier au matin, Sophie Ferhadjian rencontre le réalisateur Georges Benayoun dans un café parisien. Il lui propose de participer à un documentaire autour du livre. Elle refuse par souci de discrétion. À cet instant, la télévision du café annonce une tuerie dans les locaux de Charlie Hebdo. Sophie Ferhadjian ne peut plus dire non. Le film Profs en territoires perdus de la République ? sera diffusé sur France Télévisions en octobre 2015.

De son côté, Iannis Roder va enchaîner, tout ce mois de janvier 2015, les passages sur les plateaux télé et studios radio. La journée du 8 janvier, celle où se déroule la minute de silence en hommage aux douze personnes assassinées la veille, frappe les esprits. Le ministère de l’Education fait état de 200 incidents graves – insultes, violences – de la part d’élèves ayant refusé de respecter ce moment. Iannis Roder n’est pas surpris. Après l’assassinat, en mars 2012, par Mohammed Merah de trois militaires à Toulouse et Montauban, puis d’un enseignant et de trois enfants à l’école juive Ozar-Hatorah à Toulouse, la minute de silence avait été perturbée dans son collège. « On ne fait rien pour les enfants palestiniens », avaient lâché plusieurs élèves. Cette fois, dans son établissement, tout se déroule bien. Mais, face aux journalistes, Roder a déjà l’impression de passer un disque rayé. « A chaque fois, on me dit : “Ça fait longtemps que vous dites que…” et je réponds : “Oui, ça fait longtemps que…”. »

Une version poche des Territoires perdus sort en octobre 2015. Dans son addendum, Georges Bensoussan rappelle que, lors de la rédaction du livre, « les frères Kouachi et Amedy Coulibaly étaient scolarisés au collège ». Le livre suscite un net regain d’intérêt et se vend à 13 000 exemplaires en cinq ans, légèrement plus que les deux précédentes éditions. Soit un joli total, pour ce type d’ouvrage, de 25 800 ventes.

Un an jour pour jour après l’attentat contre Charlie Hebdo, la ministre socialiste de l’éducation, Najat Vallaud-Belkacem, qui a mis en place les cours d’éducation morale et civique initiés par son prédécesseur Vincent Peillon, déclare sur LCI : « Nous avons toutes les chances de reconquérir les territoires perdus de la République, parce que nous n’acceptons plus aucune entorse. » Interrogée aujourd’hui, elle précise : « C’est moins le livre en tant que tel qui a été une source d’inspiration dans mon action que l’idée-même – insupportable pour moi – que des territoires, et donc des élèves, puissent être considérés comme perdus pour la République. »

De fait, loin de faire consensus, l’ouvrage a rapidement eu ses détracteurs. Quand il paraît en octobre 2002, Georges Bensoussan s’attend à un fort écho médiatique. Iannis Roder pense, « avec naïveté », reconnaît-il aujourd’hui, qu’il va ouvrir le débat. Or si L’Express publie bien, le 12 septembre, des extraits du livre en avant-première, aucun journal ne prend le relais durant cet automne. Les auteurs des Territoires ont l’impression de prêcher dans le désert.

Du côté de l’éducation nationale en revanche, l’ouvrage ne passe pas inaperçu. En février 2003, le ministre de l’Education nationale, Luc Ferry, annonce ses « dix mesures pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme » (dont une réunion d’une centaine de chefs d’établissements « sensibles »). Mais, au sein de l’institution, beaucoup reprochent aussi au livre l’anonymat de certains témoins et lieux, qui empêche de contextualiser les situations.

Spécialiste de l’enseignement de l’histoire et des questions d’éducation civique, Benoit Falaize, aujourd’hui inspecteur général de l’éducation nationale, se souvient très bien de sa parution. Il est alors chercheur à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP) et travaille depuis deux ans sur une étude intitulée « Entre mémoire et savoir : l’enseignement de la Shoah et des guerres de décolonisation ».

Devant sa bibliothèque remplie de livres d’histoire et de peintures d’enfants, il raconte avoir été surpris par l’ouvrage. Il note que les témoignages sont tous à charge contre les enfants de l’immigration et remarque que les situations décrites ne concernent qu’un petit nombre d’établissements. « Ce livre a entraîné le débat dans des directions qui n’étaient ni sereines, ni constructives, estime-t-il, car il ne semblait pas prendre en compte que la majorité des familles maghrébines musulmanes ne sont pas dans une dérive salafiste. Elles veulent que leurs enfants réussissent comme toutes les familles du monde. »

Les auteurs des Territoires perdus, pour leur part, expliquent n’avoir jamais prétendu faire un livre scientifique ni de sociologie, l’objectif était de livrer une succession de témoignages. « Nous évoquons des situations dans un contexte historique et géographique bien précis, dans certains établissements, dans certaines zones urbaines, justifie Sophie Ferhadjian, désormais inspectrice pédagogique régionale à l’académie de Rennes. L’objectif est d’alerter, pas de généraliser. »

Benoit Falaize livre son rapport en septembre 2003. Son équipe a recueilli 24 questionnaires, mené 50 entretiens avec des enseignants et assisté à des cours. Il confirme que des élèves, « souvent d’origine maghrébine », font part d’une impression de « saturation » lors des cours sur le génocide juif et relève que ces tensions « sont liées à un passé qui n’est pas encore passé, le passé colonial ».

Mais Benoit Falaize réfute le catastrophisme des Territoires perdus de la République. « L’enquête que nous avons menée, écrit-il, ne nous amène pas à confirmer le point de vue alarmiste sur la situation dans les écoles et établissements secondaires de banlieues populaires contenu, par exemple, dans le volume dirigé par Emmanuel Brenner [Georges Bensoussan]. Ce qui ne veut pas dire que nous ne sommes pas conscients des risques, à court et moyen termes, de propos et d’actes inadmissibles au sein de l’école républicaine. »

Benoit Falaize garde un goût amer de cette publication. Il dit avoir été accusé de nier la réalité. Parmi les spécialistes de l’enseignement de la Shoah, l’ambiance s’envenime, le débat se polarise. La division préfigure celle qui fracture aujourd’hui la gauche et bloque tout débat : d’un côté, les tenants d’une laïcité « stricte » ; de l’autre, les partisans d’une laïcité « ouverte ».

En juin 2004, l’inspecteur général Jean-Pierre Obin, qui se réclame de la gauche républicaine, tente de rebondir sur Les Territoires perdus de la République. Il trouve avec ce livre « une fenêtre de tir » pour proposer une enquête plus large, d’autant qu’il estime que « le recours à l’anonymat nuit à sa crédibilité ». Il lance alors son étude sur « Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires ». Pendant quatre mois, dix inspecteurs généraux se rendent dans 61 collèges et lycées réputés sensibles dans la France entière.

Dans son rapport bouclé en juin 2004, Jean-Pierre Obin raconte des élèves « qui refusent de s’identifier comme “français” », puis recommande de développer la mixité sociale et de former les enseignants à répondre aux contestations politico-religieuses. François Fillon, nouveau ministre de l’éducation, ne le publie pas. « Fillon a enterré mon rapport », dénonce Obin. En réalité, c’est le doyen de l’inspection générale, Dominique Borne, qui lui savonne la planche. « J’ai signalé au cabinet du ministre que ce rapport n’était pas un bon travail, révèle l’historien. Il tirait des conclusions générales d’une soixantaine de cas particuliers, ce qui est très peu. Pourtant, l’Inspection générale sait réaliser des enquêtes avec des outils statistiques. Si on veut réfléchir aux remèdes, il faut une vision scientifique de la situation. Même si les témoignages des Territoires perdus ont été utiles, on pouvait faire le même reproche à ce livre. » Quant aux remèdes proposés par Obin, ils lui semblent trop légers. Le rapport ne sera publié qu’en mars 2005, à la suite de fuites dans la presse.

Des années plus tard, en 2018, la controverse autour des Territoires perdus redémarre avec la parution d’un autre livre collectif qui en prend le contre-pied. Il est dirigé par… Benoit Falaize. Alors chargé d’études laïcité au sein de la direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco), il en a l’idée après les attentats de 2015, devant les initiatives des enseignants et des élèves pour travailler sur la laïcité et la citoyenneté.

Falaize réunit 31 enseignants, chefs d’établissement ou inspecteurs (dont Dominique Borne), qui racontent leurs solutions au quotidien, à l’encontre du « discours décliniste ». Ils pensent un temps titrer le livre « Les territoires gagnés de la République ». Trop simpliste. Territoires vivants de la République sort en août 2018 à La Découverte.

Marguerite Graff, qui a choisi de travailler en éducation prioritaire, après un début de carrière dans le conseil en stratégie, fait partie des auteurs. « Cela fait vingt ans que j’ai envie de témoigner de la qualité de ce qui se passe à l’école, explique la professeure en histoire-géographie dans un lycée d’Asnières (Hauts-de-Seine). Des jeunes peuvent tenir des propos choquants, mais c’est notre mission de les faire réfléchir, d’arriver à fissurer leurs affirmations. »

La décapitation de Samuel Paty ne l’a pas fait changer d’avis. Quant à son jugement sur le livre de Bensoussan, il est sans appel. « Les Territoires perdus a été nocif pour la société, car il a installé des préjugés sur les jeunes de banlieues, soi-disant tous antisémites, homophobes, violents, obtus… Seul Iannis Roder finissait par une légère note d’espoir. L’expression “territoires perdus” est mortifère. » Seulement, les territoires se vendent mieux « perdus » que « vivants ». Le livre ne s’écoule qu’à 1 800 exemplaires.

Il faut dire que l’ouvrage a donné naissance à un sous-genre de l’édition française, avec un titre si frappant que beaucoup s’inscrivent dans son sillon, à l’image d’un livre dirigé par le sociologue Bernard Rougier, sorti en 2020, et qui, lui, ne traite pas de l’école : Les Territoires conquis de l’islamisme (PUF).

Sans décliner le titre, Jean-Pierre Obin, l’homme du rapport enterré, poursuit une même logique : « C’est indéniable que mon inquiétude et ma réflexion s’inscrivent dans la continuité des Territoires perdus. » En pleine promotion de son essai Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école (Hermann), l’ancien inspecteur général déplore « vingt ans de déni et de complaisance idéologique envers des élèves ou des parents islamistes ».

La « une » du Point le 27 août 2020 (« Islamisme à l’école – ce qu’on ne veut pas voir ») déclenche une forte couverture de l’ouvrage, puis un emballement médiatique après l’assassinat de Samuel Paty. Résultat, cinq réimpressions, pour un tirage de 25 000 exemplaires. L’éditeur, Arthur Cohen, se veut prudent. « Sur un sujet si sensible, explique-t-il, je ne veux pas que le message soit récupéré par l’extrême droite. Je n’ai envoyé l’exemplaire de presse ni à Valeurs actuelles ni au site Boulevard Voltaire. »

Jean-Pierre Obin croule sous les félicitations : messages des ministres Gérald Darmanin (intérieur) et Marlène Schiappa (citoyenneté), lettre d’Alain Juppé, citation dans la presse par un autre ex-premier ministre, Manuel Valls… Le 14 septembre, il rencontre Jean-Michel Blanquer. « J’apprécie les propos de Jean-Pierre Obin, nous explique le ministre de l’éducation. Il a eu un rôle d’alerte essentiel, mais il faut reconnaître aussi que, depuis trois ans, nous nous sommes engagés contre la radicalisation au sein de l’école avec, par exemple, les équipes Valeurs de la République dans chaque académie. »

Le 21 octobre, en visioconférence depuis sa maison de la Drôme, Obin répond aux questions de la première dame, Brigitte Macron. En pleine préparation du projet de loi sur les séparatismes, les parlementaires – tous membres de la majorité ou des Républicains – se l’arrachent également. « Je leur propose de débloquer un budget pour que des sociologues réalisent enfin une enquête représentative sur le phénomène islamiste chez les élèves, explique-t-il, car nous manquons de données. »

Et de formation : 74 % des enseignants n’ont pas bénéficié d’une formation initiale pour enseigner le principe de laïcité, selon un sondage IFOP réalisé en 2018. Mais le livre fait aussi polémique. Accusé d’avoir « donné des gages aux islamistes sur lesquels il s’appuyait pour gouverner la fédération du 93 », le co-président de la FCPE, Rodrigo Arenas, a assigné Jean-Pierre Obin et son éditeur pour des propos diffamatoires. L’audience au civil aura lieu le 20 janvier au TGI de Paris.

Sur le terrain, les maux pointés par Les Territoires perdus restent une réalité. A Nanterre, dans les Hauts-de-Seine, l’école maternelle a l’air toute petite au milieu des tours de logements sociaux. Dans la cour où tombent les feuilles d’automne, en ce jour de novembre, une affiche enrubannée de noir est accrochée à une grille. Dessus, la photo de Samuel Paty et ces mots : « La France des Lumières ne peut tolérer que l’obscurantisme vienne faire vaciller la flamme de la République laïque. »

La laïcité, ici, « ne va pas de soi », raconte la directrice, qui préfère rester anonyme. Aussi joyeuse qu’engagée, elle a commencé sa carrière dans l’éducation prioritaire. Puis quand elle est arrivée à Nanterre il y a vingt ans, elle a découvert « la ghettoïsation de la misère et la tentation de repli identitaire ». Parmi les 200 élèves, seuls deux ou trois ne sont pas enfants d’immigrés.

Dans son bureau coloré, la directrice raconte les filles de 5 ans malades chaque semaine, pile le jour de la piscine ; le garçon de 4 ans qui tremble quand il voit de la viande (non halal) à la cantine et crie « C’est le diable ! » ; des parents offusqués après une sortie au musée à cause des statues de nu ; les mères qui accompagneraient bien la classe aux cours de natation, mais seulement en burkini… « La religion était moins présente il y a une dizaine d’années, note-t-elle. Je dois passer beaucoup de temps à écouter les parents, mais je ne lâche pas sur les principes de laïcité. »

Quand la directrice d’école maternelle a lu Les Territoires perdus de la République, elle a en partie reconnu son quotidien. « Pour la première fois, des profs décrivaient la réalité de leurs difficultés, avec force. A-t-on su voir ces premiers signaux et en tirer les leçons ? Je ne crois pas. » Pour autant, elle juge le constat « trop pessimiste ». « Il fige les banlieues dans une vision sombre. On ne peut pas juste dire “c’est inacceptable”, il faut travailler avec les familles. J’ai préféré Territoires vivants de la République, car il montre comment les enseignants s’en sortent. Parce qu’on s’en sort. » Elle raconte ainsi comment elle a retrouvé le moral, le 2 novembre, quand l’association des parents d’élèves lui a envoyé un e-mail de soutien, après la mort de Samuel Paty.

Le lendemain de l’assassinat de l’enseignant, au soir d’une journée d’interviews, Iannis Roder a lui aussi reçu un message. Il est signé d’une ancienne collègue, à la retraite. L’une de celles qui affichaient, au début des années 2000, un regard gêné en salle des professeurs lorsqu’il souhaitait mettre à l’ordre du jour l’antisémitisme de certains élèves. Le mot le touche, Iannis Roder le lit avec détermination : « Quel drame affreux, un collègue si courageux, je t’ai écouté ce matin, tu avais raison depuis longtemps. » Comme quoi, depuis vingt ans, Roder n’a pas fait que crier dans le vide."

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