Revue de presse

"Le blasphème, interdit suprême" (liberation.fr , 13 jan. 16)

15 janvier 2016

Jacques de Saint Victor, Blasphème. Brève histoire d’un « crime imaginaire », Gallimard, 126 pp., 14 €.

"L’historien du droit Jacques de Saint Victor retrace les origines de ce péché devenu crime avant d’être aboli par la Déclaration des droits de l’homme. Et de ressurgir au gré des intégrismes communautaires.

D’abord on lui brisa les os avec une barre de fer, puis le bourreau lui coupa la tête d’un coup sec, recouvrit le cadavre de paille et le fit brûler. Avait-il violé des enfants, trucidé des vieillards ? La pancarte qu’on avait fixée sur son dos, en l’emmenant au supplice, disait : « Impie, blasphémateur et sacrilège exécrable. » Il avait proféré des obscénités contre la religion, profané un crucifix et, lors de la Fête-Dieu, au passage du Saint-Sacrement, avait refusé de se découvrir. C’était le 1er juillet 1766, à Abbeville, dans la Somme. Le chevalier François-Jean Lefebvre de La Barre avait 20 ans.

Ce fut le bûcher de trop. La décapitation du jeune de La Barre horrifie toute l’Europe. Voltaire remue ciel et terre, mobilise le « parti des Encyclopédistes » et les philosophes des Lumières contre le « fanatisme » et « la barbarie de la justice du roi », Louis XV. La Convention réhabilitera la mémoire du chevalier par un décret du 25 brumaire de l’an II (15 novembre 1793). Mais son procès aura été « la cause directe de l’abolition pure et simple du délit de blasphème au début de la Révolution », à l’heure où les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789 posent le principe de la liberté d’expression. En France, le délit de blasphème ne réapparaîtra plus en tant que tel. Mais, chassé par la porte, il reviendra, déguisé, par la fenêtre : paradoxalement la Restauration, en voulant rétablir la liberté de la presse, lui redonne vie sous la forme d’« outrage à la morale publique et religieuse ».

Poussière moyenâgeuse

Le blasphème a une longue histoire, faite de « reculs », quand avance la liberté de pensée, et d’« avancées », quand celle-ci recule ou est attaquée. Professeur à l’université Paris-XIII, historien du droit, Jacques de Saint Victor reconstitue ses principales scansions, en privilégiant l’approche politique et juridique, toujours éclairante. La notion de blasphème, il y a encore une trentaine d’années, semblait enfouie sous une poussière moyenâgeuse, avait « déserté nos habitudes de pensée » et été remplacée par celle, courante, de juron : « nom de Dieu ! », grossi en « bordel de Dieu ! » ou adouci en « pardi ! » et « parbleu ! ». Elle est revenue dans le débat public - pour ne donner que quelques repères connus - via les offensives de catholiques intégristes contre certains films ou affiches (Ave Maria, de Jacques Richard, Je vous salue Marie, de Jean-Luc Godard, la Dernière Tentation du Christ, de Martin Scorsese…), la fatwa lancée en février 1989 par l’ayatollah Khomeini contre les Versets sataniques de Salman Rushdie, jugé « blasphématoire envers l’islam », et les « caricatures de Mahomet » du quotidien danois Jyllands-Posten et de Charlie-Hebdo. Retour sanglant, qui renoue avec la préhistoire du blasphème - dont l’étymologie grecque (blasphemos) renvoie au fait de proférer une parole ou diffuser un bruit (pheme) que d’autres peuvent recevoir comme une blessure.

Grande variété de peines

La prohibition du blasphème est énoncée dans l’Ancien Testament : « Tu ne prononceras pas à tort le nom de YHWH ton Dieu, car YHWH ne laisse pas impuni celui qui prononce son nom » (Dt 5, 11 ; Ex 20, 7). La braver expose à la sanction suprême : « Qui blasphème le nom de Yahvé devra mourir, toute la communauté le lapidera. » Chez les Hébreux, il tient aux mots (« parler légèrement de Dieu ») mais aussi aux « actes que la divinité condamne, comme le refus de la circoncision, la profanation du sabbat, la trahison, etc. ». Dans la pensée grecque, il a avant tout le sens profane de médisance. En revanche, le christianisme fait siens les interdits bibliques. Pour les premiers Pères de l’Eglise, les blasphémateurs sont les chrétiens qui offensent leur propre Dieu, les païens qui ne reconnaissent pas le vrai Dieu et les juifs, qui, en crucifiant le Christ - lui-même accusé par le Sanhédrin de tenir des propos blasphématoires en se présentant comme le Fils de Dieu - « ont blasphémé Dieu » et, dit saint Jérôme, « se sont faits les serviteurs de l’impiété ».

Jusqu’au XIIIe siècle, la notion est utilisée de façon générique - et sa sanction, contrairement à ce que prescrivaient le Lévitique ou le droit romain, n’est pas toujours la mise à mort. Il faut attendre saint Thomas d’Aquin (Somme théologique, Q.13), dont les analyses « vont inspirer les auteurs chrétiens jusqu’à la fin de l’Ancien Régime », pour la circonscrire. L’Aquinate réduit la gravité du blasphème par rapport à l’hérésie ou l’apostasie, et le distingue des autres « péchés de bouche » : l’injure, la médisance, la moquerie, la malédiction et la diffamation - autant de nuances qui, plus tard, serviront à la législation sur la presse. Ce qui est remarquable, c’est que le péché de blasphème devient aussi, à mesure que s’affirment les souverainetés « laïques », un crime, et donc une « matière mixte » relevant des juridictions tant ecclésiastiques que séculières. Dans ce partage, la cruauté est surtout du côté des autorités royales et princières, qui appliquent aux blasphémateurs une grande variété de peines, de l’amende au pilori, de la fustigation à l’exil, le pèlerinage forcé, l’immersion dans l’eau ou les galères. Durant toute la période inquisitoriale, l’Eglise n’est pas en reste, et, le mêlant à l’hérésie, à la magie ou à la sorcellerie, punit le blasphème à tout va.

Avec les monarchies de droit divin, l’intrication des ordres politique et religieux se fait encore plus serrée, et le « crime de lèse-majesté divine » devient « crime de lèse-majesté » tout court. Si à partir du XVIIe siècle la répression du blasphème, au sens strictement religieux, « se fait moins pressante », elle n’en est pas moins cruelle lorsqu’elle passe du champ religieux au champ littéraire. Ce sont alors les libertins qui vont encourir les foudres des théologiens et des jurisconsultes.

Vagues d’anticléricalisme

Puis vient Montesquieu qui, avec l’Esprit des lois, marque « un pas décisif vers la séparation de la morale et de la religion ». Ce qu’il écrit eût dû orienter pour toujours la conduite des hommes de tous pays : « On ne doit point statuer par les lois divines ce qui doit l’être par les lois humaines, ni régler par les lois humaines ce qui doit l’être par les lois divines. » Le mal dérive en effet d’une seule fausse idée, à savoir « qu’il faut venger la divinité ». Car, « si les lois des hommes ont à venger un être infini, elles se régleront sur son infinité, et non pas sur les faiblesses, sur les ignorances, sur les caprices de la nature humaine » : dès lors la répression du blasphème sera sans fin et on ne verra jamais la « fin des supplices ». Pourtant, ni Montesquieu, ni Voltaire, ni les Lumières, ni le scandale de la mise au mort du chevalier de La Barre, ni la sécularisation des sociétés européennes, ni la révolution libérale ne parviendront à ensevelir définitivement le « crime imaginaire ».

Jacques de Saint Victor éclaire les hauts et les bas de l’histoire juridique : de la « loi de Serre » du 17 mai 1819 (introduisant la notion d’« outrage à la morale publique et religieuse »), aux grandes lois sur la liberté de la presse et la liberté en général, votées durant la « période athénienne de la République » (1879-1899), qui suppriment ce type d’outrage, du conservatisme religieux aux vagues d’anticléricalisme qui font multiplier les journaux satiriques, délibérément sacrilèges et blasphématoires (la Calotte, les Corbeaux, l’Assiette au beurre, où on « attaque le "Dieu turc", Allah, perché sur une montagne de crânes humains et entouré de femmes voilées et lascives »).

Jusqu’aux années 1970, la France trouve une « bonne distance entre le politique et le religieux, entre la tolérance et l’irrévérence ». Mais le législateur trouve bon d’introduire une nouvelle limite à la liberté d’expression : la loi Pleven du 1er juillet 1972, adoptée à l’unanimité, crée « un nouveau délit de "provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence" commise envers des individus "à raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée" ». Loi faste au demeurant, qui fait par exemple du racisme un délit, mais également susceptible de faire revenir le diable, car elle marque « le début juridique du repli communautaire en France en institutionnalisant, sans y prendre garde, la logique identitaire. Les communautés intégristes, favorables au retour du "délit de blasphème", n’allaient pas tarder à s’engouffrer dans la brèche ».

Des accommodements proposés par la Cour constitutionnelle permettent un temps de « concilier les nouvelles exigences de "respect des croyances" avec l’impératif de la liberté d’expression ». Mais les attentats du 11 septembre 2001 font « tout basculer ». En France, les mouvements islamiques « reprennent avec zèle le flambeau des associations catholiques intégristes dans leur combat contre le blasphème », et trouvent par exemple dans les propos de Michel Houellebecq (l’islam est la religion « la plus con ») l’occasion de recourir aux deux articles de loi : « Provocation à la discrimination et injure à un groupe de personnes à raison de leur religion ». Le procès aboutit à la relaxe de l’écrivain, la justice estimant qu’exprimer une haine contre une religion ne constitue pas « un appel à la haine envers le groupe de personnes qui pratiquent cette religion ». Le jugement semblait ainsi préserver la liberté de critiquer la religion - une constante dans l’histoire de la pensée, de Lucrèce aux matérialistes français et à Marx, de Nietzsche à Freud - et donc clore le débat sur le blasphème.

Illusion. En 2004, le cinéaste hollandais Theo Van Gogh est assassiné : son film, Soumission, est dit blasphématoire. C’est par solidarité que Jyllands-Posten publie les caricatures de Mahomet. Puis ce fut Charlie. Le blasphème retrouve ainsi la couleur rouge sang qu’il avait au Moyen Age : au pilori, à la torture - « mutilation des lèvres inférieures ou supérieures, percement de la langue ou son ablation totale » - ou au bûcher succède la kalachnikov.

Robert Maggiori"

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