Revue de presse

Flemming Rose : "Il y a en Europe une loi non écrite contre le blasphème" (liberation.fr , 27 nov. 15)

Ancien chef du service Culture du « Jyllands Posten ». 29 novembre 2015

"L’ancien chef du service Culture du « Jyllands Posten » vient de quitter le journal danois. Dix ans après la publication des caricatures du prophète et presque un an après l’attentat à « Charlie Hebdo », il milite pour une totale liberté d’expression dénonçant autant l’autocensure que les lois interdisant les discours racistes."

"Le 30 septembre 2005, le journal conservateur danois Jyllands Posten publiait douze caricatures du prophète Mahomet. Quelques semaines plus tard, le Moyen-Orient s’embrasait. Alors chef du service Culture, Flemming Rose a chapeauté la publication des dessins. Il vit, depuis, sous protection policière. Son nom figure sur une liste d’Al-Qaeda de dix personnes à abattre - le onzième, Stéphane Charbonnier (Charb), a été tué dans l’attaque contre Charlie Hebdo, le 7 janvier. Le journal satirique français avait été l’un des premiers à reprendre les caricatures de Jyllands Posten, début 2006. Flemming Rose a rencontré plusieurs fois les dessinateurs et journalistes de Charlie, qui l’avaient invité à témoigner lors d’un des procès contre le journal en 2007. Il publie aujourd’hui, au Danemark, un livre intitulé Hymne Till Friheden (« Hymne à la liberté »), où il revient sur les dix années passées, et s’inquiète des menaces qui pèsent sur la liberté d’expression en Europe. Nous l’avons rencontré à la rédaction du journal à Copenhague, transformée en bunker.Il y dirigeait le service International, avant d’annoncer son départ fin octobre, sans raison spécifique. Il souhaite simplement passer à autre chose.

Comment réagissez-vous aux attentats de Paris ?

En apprenant les attaques à Paris, j’ai ressenti la même chose que lors de l’attentat contre Charlie Hebdo : le choc, mais pas la surprise. Depuis le 11 Septembre, le monde a assisté à des milliers et des milliers d’attaques terroristes commises au nom de l’islam, donc personne de sensé ne peut être surpris. Le combat contre l’islam radical se joue sur plusieurs fronts - en partie par la police, les services de renseignement et l’armée. Mais même si nous parvenons à écraser l’Etat islamique, les idées de l’islam radical continueront d’inspirer de nouveaux disciples. Il ne faut pas se laisser abuser. Cela concerne aussi l’islam. Personne ne peut nier le fait que l’alcoolisme soit, d’une façon ou d’une autre, lié à l’alcool. De la même façon, l’islamisme est impensable sans l’islam, et les gens qui commettent des actes de violence au nom de l’islam citent le Coran et font référence à l’exemple du prophète Mahomet. C’est un fait, et cela ne sert à rien de le nier. Mais il est aussi très important de ne pas en faire une guerre contre les musulmans. Au Moyen-Orient, ce sont les premières victimes des atrocités commises par l’Etat islamique. C’est aussi très important de faire en sorte que les musulmans européens aient le sentiment d’appartenir à notre communauté. En même temps, il faut que nous contestions les idées au sein de l’islam qui justifient la violence et la discrimination. Nous devons regagner confiance dans notre propre culture et ses valeurs fondamentales, parmi lesquelles la liberté et l’égalité. Elles ont rendu nos sociétés attractives à l’extérieur de l’Europe.

Vous dites souvent que la publication des caricatures était un projet d’intégration.

Il y a un peu de provocation. Je comprends que les gens trouvent cela étrange. Mais c’est une façon de contrer la version selon laquelle nous attaquions un groupe marginalisé. En publiant les caricatures du prophète, nous disions que les musulmans devaient être acceptés ni moins ni plus que les autres groupes et individus, religieux ou pas, dans la société danoise. C’était une façon de leur signifier qu’ils étaient nos égaux et que nous les traitions comme tels.

Dix ans ont passé. Regrettez-vous ?

Non. Ce n’était pas ma décision, mais celle du rédacteur en chef, de les publier. J’ai mené le projet, qui coïncidait parfaitement avec ma conception de la liberté d’expression, de la liberté de religion, de la tolérance, du traitement des minorités, de la relation entre l’individu et le groupe, des limites dans une démocratie séculaire. Je n’ai découvert, depuis, aucun élément qui m’ait fait changer d’avis. Bien sûr, aucun dessin ne justifie la perte d’une vie humaine. Mais dire que je regrette serait envoyer un signal malheureux à tous ceux qui soutiennent l’assassinat de mes collègues à Charlie Hebdo et l’attentat à Copenhague. En même temps, si je dis que je vais continuer pendant dix ans, les gens penseront que je suis fou et que je ne réfléchis pas aux conséquences.

L’attaque contre Charlie Hebdo, dites-vous, a été un choc, mais pas une surprise.

Chaque fois que quelque chose arrive à des gens que vous connaissez, c’est un choc. Surtout dans ce contexte, car nous partagions plus ou moins le même destin. Tout le monde au journal a pensé que cela aurait pu être nous. Il y avait beaucoup d’identification. Les tentatives d’attaques contre Charlie Hebdo, les menaces et les intimidations étaient un cauchemar voué à se reproduire. En ce sens, ce n’était pas une surprise, mais une conséquence logique des événements en Europe de ces dix dernières années.

Jyllands Posten a décidé de ne pas reproduire les dessins de Charlie Hebdo. Pourquoi ?

Nous avons eu peur. Bien sûr. Le lendemain, nous avons publié un éditorial, intitulé « La violence fonctionne ». Reproduire les dessins avait évidemment un sens, que vous soyez d’accord ou non avec Charlie Hebdo. Les gens avaient le droit de voir pourquoi nos collègues avaient été tués. Cette décision éditoriale n’était pas basée sur des principes journalistiques, mais sur des considérations sécuritaires. Je ne la condamnerai pas, parce que je ne suis pas rédacteur en chef. Je ne sais pas quelle aurait été ma décision. Ayant travaillé dans ce journal les dix dernières années, je comprends parfaitement la pression. Nous avons été victimes de plusieurs attaques avortées. Kurt Westergaard [l’auteur de la caricature du prophète à la bombe dans le turban, ndlr] a failli être tué.

Les extrémistes ont gagné ?

Oui. En tout cas, ils ont gagné cette bataille. Mais le combat pour la liberté d’expression est une guerre qui ne s’arrête jamais, pour laquelle chaque génération doit livrer bataille, et qu’on ne remporte jamais pour de bon. Car, nous n’avons pas reçu la liberté d’expression d’en haut. C’est quelque chose que les gens au pouvoir et certains groupes et individus au sein de la société essaieront toujours de limiter. Je pense qu’à un moment donné, des musulmans copieront la tradition chrétienne et useront de la satire à l’encontre du prophète. Pas parce qu’ils renonceront à être musulmans, mais parce qu’ils voudront exercer leur religion dans un climat de liberté et non de peur.

Vous dénoncez l’autocensure.

Il y a en Europe une loi non écrite contre le blasphème. Le seul média qui était prêt à la défier était Charlie Hebdo. Ils ont été tués pour cela. Je demande juste à mes collègues journalistes et éditeurs d’être honnêtes sur leurs motifs. Qu’ils admettent qu’ils ont peur et qu’on les a suffisamment intimidés pour les faire taire, au lieu de dire que nous ne devons pas offenser ou que nous savons à quoi ces dessins ressemblent. Tous les jours, en Europe, les journaux publient des choses offensantes. La seule différence, c’est que les personnes offensées ne menacent pas de les tuer.

La liberté d’expression est en danger en Europe ?

Je pense que beaucoup de politiciens européens croient que plus notre société devient multiculturelle et plus les opinions divergent, moins la liberté d’expression est nécessaire, afin de préserver la paix sociale. C’est un paradoxe, et c’est faux. Au contraire, plus la société se diversifie, plus nous avons besoin de la liberté d’expression pour que tous les citoyens aient un espace où s’exprimer et que la diversité puisse sortir dans l’espace public. C’est la seule manière d’avoir un échange libre et de voir sur quoi nous pouvons ou non nous accorder. Personnellement, je ne suis pas prêt à faire de compromis sur la liberté d’expression ou la liberté de religion. Mais pourquoi pas sur l’habillement ou l’alimentation.

Vous êtes contre les lois criminalisant le négationnisme ou les propos racistes.

On ne combat pas la haine et les discours racistes en les interdisant. C’est une des divergences que j’ai avec mes amis à Charlie Hebdo, qui soutiennent les lois françaises utilisées contre Dieudonné. Je pense que le danger est qu’elles alimentent les théories de la conspiration chez les jeunes musulmans, en traitant différemment ce qui est sensible pour les juifs ou la société française et ce qui est important pour les immigrés et les enfants d’immigrés. On leur donne l’impression d’un double standard. D’ailleurs, rien dans l’histoire ne montre que les gens changent d’opinion parce qu’elles sont interdites. Il faut les confronter, débattre, éduquer. Malheureusement, peu de gens pensent que la liberté d’expression est suffisamment importante dans une démocratie pour combattre ces idées.

N’y a-t-il pas un risque que ces idées se propagent ?

C’est un manque de confiance en la vérité et dans la valeur des démocraties libérales. La liberté d’expression a fait énormément pour les minorités au cours de l’histoire. Tenter de la limiter par des lois pour protéger certaines minorités, c’est risquer que ces lois soient détournées pour être utilisées contre ces minorités. C’est ce que veut faire Geert Wilders aux Pays-Bas, en interdisant le Coran et les mosquées s’il est élu, grâce à la loi utilisée contre lui pour l’empêcher de tenir des propos racistes.

Vous dénoncez l’infantilisation des peuples en Europe.

L’histoire m’a appris qu’il faut insister sur l’importance du droit d’offenser et de celui d’être offensé sans répondre par la violence ou l’interdiction des propos offensants. C’est le principe de la tolérance et le cadre légal dans lequel nous échangeons les opinions en démocratie. Vous pouvez dire ce que vous voulez, à condition de ne pas inciter à la violence, et vous pouvez réagir à une offense, à condition de ne pas interdire les opinions qui divergent des vôtres ou d’avoir recours à la violence pour faire taire les autres.

En quoi l’assimilation des propos aux actes est-elle dangereuse ?

J’ai été très surpris, il y a dix ans, que certains ne puissent pas faire la différence entre tenir des propos offensants et tuer ou commettre un acte de violence physique. L’idée est répandue dans nos sociétés que les mots peuvent être aussi offensants que les actes. C’est pourtant ce qui différencie la dictature de la démocratie. Dans une dictature, où la parole est criminalisée au même titre qu’un acte, on emprisonne les dissidents. En démocratie, au contraire, la parole est libre. Avant les Lumières, la critique de la religion, de Dieu et de l’Eglise était interprétée par les autorités comme une attaque physique. On brûlait les hérétiques et on tuait ceux qui blasphémaient. Les Lumières ont introduit une distinction. Je ne dis pas que nous sommes en train de devenir des dictatures. Mais, je m’inquiète de voir que nous réintroduisons une conception qui prévalait au Moyen Age.

Dix ans plus tard, qu’avez-vous accompli ?

La publication des caricatures n’a pas créé une nouvelle réalité. Elle en a révélé une qui existait déjà et qui est remontée à la surface. Je pense que la meilleure façon de résoudre nos problèmes est d’en débattre ouvertement. En ce sens, c’est un succès. La mort de mes amis et collègues à Charlie Hebdo est une tragédie, bien sûr. Mais si cela n’avait pas été les dessins, le débat se serait concentré sur autre chose. Une des raisons pour lesquelles, dix ans après, nous parlons toujours des caricatures, c’est parce qu’elles incarnent toutes les questions dont nous débattons aujourd’hui : islam, intégration, immigration, minorités, majorité, liberté d’expression… Ce sont des sujets essentiels pour les démocraties multiculturelles."

Lire "Flemming Rose : « Publier les caricatures était une façon de signifier aux musulmans qu’ils étaient nos égaux »".



Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales