Tribune libre

Karan Mersch : L’esprit « bataillard » contre la réflexion (19 oct. 24)

(19 oct. 24). Karan Mersch, enseignant en philosophie. 29 novembre 2024

[Les tribunes libres sont sélectionnées à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Intervention lors de la conférence "La République, un idéal humaniste et universaliste" (GODF, Lyon, 19 oct. 24).

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La République est la forme ultime de l’organisation politique permettant le prima du rationnel sur le passionnel et sur la tradition. Freud nous avertissait : en l’homme, « les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels ». « Cette tendance à l’agression, […] impose à la civilisation tant d’efforts », c’est pourquoi elle est « constamment menacée de ruine » [1]. La démocratie laisse le peuple se fixer ses propres garde-fous. Mais le peuple peut agir contre ses intérêts profonds, suivre des passions tristes ou se laisser séduire. La fameuse formule de Lincoln sur la démocratie qui serait le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », ne se limite pas au « par le peuple », mais intègre aussi le « pour le peuple ». Il y a de la République dans sa définition de la démocratie. Pour que les choix soient véritablement faits « pour le peuple », il faut une conception de l’intérêt général qui dépasse l’intérêt majoritaire. La République implique de se prémunir contre ce qui peut obscurcir le choix éclairé des citoyens. Il visera d’autant plus l’intérêt général qu’il aura des conditions favorables à l’usage de sa raison. Il faut que le peuple soit protégé d’un asservissement par la pression sociale. D’où l’importance de la laïcité, et de l’instruction, si chère à Condorcet. « Généreux amis de l’égalité, de la liberté, réunissez-vous pour obtenir de la puissance publique une instruction qui rende la raison populaire, ou craignez de perdre bientôt tout le fruit de vos nobles efforts. N’imaginez pas que les lois les mieux combinées puissent faire un ignorant l’égal de l’homme habile, et rendre libre celui qui est esclave des préjugés » [2]. Régis Debray a eu une heureuse formule lorsqu’il avait déclaré que « La démocratie, c’est ce qui reste d’une République quand on éteint les Lumières" [3] [4].

Par un retour au passionnel, se délitent les structures qui garantissent la construction commune sous les auspices de la raison. L’attaque contre la République se fait en cherchant à dissoudre les acquis des Lumières. On assiste à un retour de l’émotion contre la raison. Cette opposition est incompatible avec les passions joyeuses. L’indignation n’a que faire des faits, elle préfère ce qui conforte l’idéologie. Le débat public se trouve ramené à la cour de Versailles. La rumeur fait loi. Cela s’illustre par exemple dans le traitement des propos de Caroline Fourest par l’avocate Anne Bouillon [5]. Caroline Fourest, interrogée sur le slogan « Je te crois », affirmait qu’avant #metoo on ne croyait pas assez les femmes, et qu’il s’agissait d’un mouvement très utile. En tant que journaliste, elle proposait un « Je te crois à 99 % », car elle devait cependant vérifier l’information pour éviter les rares cas où les accusations ne sont pas justifiées. Son interlocutrice lui répond qu’avec ce propos elle affirmerait qu’il ne faudrait pas croire les plaignantes sous prétexte qu’il s’agirait de femmes. Dans la même veine, Caroline Fourest se retrouve accusée par Clémentine Autain de chercher à « mettre à terre tous les soubassements de la parole libérée » [6]. Qu’importe ce qui est dit par l’intéressée, seul compte le fait de lui tailler un costume pour rendre inaudible son propos. Il s’agit ici d’un retour à la « justice populaire », contre laquelle le droit s’est construit.

Ce mode de fonctionnement est le propre de l’esprit « bataillard ». L’important est de porter des coups à l’adversaire qu’il soient justes ou pas. Il faut faire feu de tout bois. La réflexion est réduite à un défaut d’engagement, voire comme une trahison à la cause. Il ne s’agit plus seulement de procédés rhétoriques, mais d’un mode de relation général à la discussion.

Ces procès d’intention tissent des interdits qui s’opposent à la réflexion. Ils irriguent la société tout entière. Poser des interdits sociaux c’est également une des grandes réussites du terrorisme. Le respect qui est mis en avant par ceux qui veulent rétablir un délit de blasphème suit la même mécanique que précédemment. L’important est de ne pas blesser autrui. Commencer même à réfléchir pour voir si c’est réellement blessant est considéré comme une violence supplémentaire faite à ceux qui s’affirment blessés. Le fanatisme commence lorsqu’on oppose ses convictions spirituelles à la raison, et qu’on refuse son examen critique. Cet interdit de la réflexion et donc ce fanatisme s’est diffusé dans la jeunesse y compris chez ceux qui n’ont pas de convictions religieuses. Aujourd’hui 52 % des lycéens sont contre la possibilité d’une critique même outrageante des religions [7]. Les attaques intellectuelles contre Charlie Hebdo sont venues seconder celles des terroristes. Ce n’est pas un hasard si les carricatures de presse et particulièrement celles irrévérencieuses de Charlie Hebdo ont été prises pour cibles. Elles nécessitent précisément de dépasser l’émotion que provoque le dessin par l’usage de la raison. Le racisme qui est condamné coûte une amende, le blasphème qui n’a aucune pertinence expose à perdre sa vie. Une loi sociale supplante celle de la nation. Elle s’est implantée progressivement dans les esprits.

Ce mouvement anti-lumières attaque le fondement de notre République et menace l’Etat de droit. Il favorise le retour aux anciens modes d’agrégation politiques. L’autorité de la tradition sans autre source de justification reprend du terrain. L’Etat est chargé de tous les maux. Il n’est pas même envisagé qu’il puisse s’opposer aux travers sociaux dont on le rend coupable. La sociologie est instrumentalisée dans une approche idéologique caricaturale qui fait disparaître les enjeux de pouvoir qui se jouent au niveau social contre le commun. Des idéologies sociologisantes sont à l’œuvre, mais paradoxalement elles souffrent d’un défaut d’analyse sociale. Si la laïcité est si attaquée, c’est précisément parce qu’elle ne se limite pas à préserver la liberté de conscience du citoyen face à l’Etat, mais parce qu’elle charge aussi l’Etat de la responsabilité de protéger la possibilité pour l’individu de s’’émanciper de carcans sociaux et spirituels qui pourraient s’imposer à lui de façon non éclairée.

S’en prendre aux Lumières et restreindre l’usage de la raison ne se fait pas uniquement par un appel déstructuré aux passions. Cela se fait aussi et surtout par la caution de systèmes idéologiques intellectuellement construits. L’intellect peut être mis au service de l’empêchement de la raison. L’idéologie se vend comme une science. Le discours antivax se fait sous couvert de considérations médicales. Le platiste prétend avoir des arguments astronomiques pour argumenter son propos. L’approche négationniste fait passer sa haine pour de la rigueur historique. En règle générale, les passions avancent sous le déguisement de la réflexion. Une obsession pour la race se fait passer pour scientifique. Elle réduit la complexité du monde à un unique système « blanc » qui serait le cœur de toutes les discriminations. Ici, comme dans le cas du complotisme, la complexité du réel est remplacée par une simplicité explicative déconcertante. La multiplicité des systèmes à l’œuvre dans le racisme est réduite à un seul. Cet antiracisme prétend défendre une approche systémique, mais il est en fait mono-systémique. L’idéologie anti-blancs très à la mode chez les décoloniaux, les indigénistes et islamistes, pose pourtant de gros problèmes en terme épistémique, puisqu’elle souffre d’irréfutabilité. Toute personne qui ne se soumet pas à cette idéologie est considérée comme socialement blanche. Ses propos ne sont pas examinés, ils sont invalidés d’office. Si la personne ne parle pas du bon endroit idéologique, elle est « cancellée » sans plus d’arguments.

Au service de cet antiracisme mono-systémique et anti-blanc se trouve la conception intersectionnelle militante. Elle dépasse le constat pertinent de l’intersectionnalité des discriminations que peuvent subir certaines personnes, pour imposer une intersectionnalité des luttes. Sont exclues toutes les luttes qui ne sont pas jugées entrecroiser les discriminations. Ainsi, par exemple, un féminisme qui ne se battrait pas pour l’imposition sociale du voile aux femmes, serait jugé blanc et donc raciste. Pourtant les violences sexuelles perpétrées sur les femmes israéliennes par le Hamas le 7 octobre, cumulaient une haine raciste et sexiste, mais elles n’ont pas été validées par les intersectionnelles. La colonisation a été utilisée comme prétexte pour les exclure de l’intersection. L’intersectionnalité militante permet de sélectionner le champ des luttes et leurs orientations. Elle permet aussi d’effectuer un travail de VRP en liant les luttes entre elles dans un certain prisme. Ainsi un végan intersectionnel devra rejeter tout ce qui est lié au système blanc, et militer contre la police, pour les revendications islamistes, et avoir un engagement propalestinien très indulgent envers le Hamas. L’intersectionnalité saucissonne ensemble des luttes dont les liens sont discutables, et en privilégie certaines. On ne sera pas surpris alors de voir une icône médiatique comme Rokhaya Diallo affirmer que « le féminisme universaliste est excluant » [8], ni de lire une association féministe « Les Glorieuses » titrer ainsi leur article « les femmes blanches sont complices du système patriarcal » [9]. On ne sera pas surpris non plus de lire la sociologue Kaoutar Harchi pourtant invitée à l’Assemblée nationale par la députée Obono, poster sur twitter la déclaration suivante : « Les peuples dominés (..) ont eu affaire au seul particularisme qui existe, le particularisme occidental, blanc, européen. Tout ce qui se passe actuellement devrait suffire à nous jeter par millions dans la rue en solidarité aux victimes indénombrables de la terreur occidentale. Vive la Palestine » [10]. Cette intersectionnalité des luttes conduit même certains à tisser des liens les plus nauséabonds entre Israël et la finance mondiale. C’est ce qu’a fait Bénédicte Monville, responsable EELV dans le tweet suivant : « Gaza c’est La bataille. Si nous perdons les forces capitalistes écraseront toutes celles et ceux qui s’opposent à leur accaparement du monde » [11]. Sur ce sujet, le texte publié sur le think tank « L’Aurore » : « Les habits neufs de l’anti-universalisme » [12] permettra d’approfondir le propos.

L’agitation de cette idéologie anti-blanche a tout pour ravir les identitaires opposés. La posture réactionnelle excite les passions et obscurcit la raison. Elle est un piège. Vu la violence qui se déchaine, ceux qui savent résister à la tentation de se rapprocher des ennemis de ses ennemis, ont le plus grand mérite. C’est le cas de Patrick Kessel qui dénonce ce mécanisme en nous avertissant que « la monté des revendications islamistes ne saurait légitimer un retour du cléricalisme romain » [13] [14]. Car, à lutter contre un ennemi, on finit par oublier pour quoi on se bat, et par délaisser la République et ses principes universalistes, au profit de l’idéologie identitaire qui fait face aux premiers. Charb, dans sa « lettre ouverte aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes » nous avertissait lui aussi du piège qu’il y a derrière la réaction : « Laisser entendre que seuls les imams et les fidèles peuvent évoquer le Coran, le Prophète ou Dieu, sans tomber dans l’islamophobie, c’est faire le jeu des islamistes les plus radicaux. Et, en ne relayant que la parole d’extrémistes, que fait-on, sinon créer chez les gens une détestation de l’islam ? »

Les réactions ne se limitent pas à un seul niveau, mais de nombreuses réactions se répondent les unes aux autres. L’action cumulée de ces décentrements passionnels successifs constitue le piège réactif. Les actes terroristes génèrent en réaction un rapprochement avec l’extrême droite, et à un amalgame entre les terroristes et les musulmans. Le danger réel de cette réaction aux attentats est compris, mais cela conduit à, une autre réaction : cela pousse bien des personnes à considérer à chaque attentat que le principal danger est l’extrême droite et le racisme envers les musulmans. Les islamistes n’ont plus qu’à capitaliser sur la réaction à la réaction et à se faire dorloter par prévention comme victimes. Clausewitz nous avait pourtant prévenus : « Car dans un état aussi dangereux que la guerre, les pires erreurs sont celles que nourrissent les bons sentiments » [15]. Pour éviter de se laisser aspirer dans un sens, on se décentre en faisant contrepoids dans l’autre sens. Le processus est le même lorsqu’il s’agit de lutter légitimement contre la haine anti-trans, mais que l’on en vient à devenir tolérant envers les violences que certains promeuvent envers des féministes.

L’identification d’un premier piège réactif n’empêche pas de tomber dans une contre réaction qui n’est pas juste non plus, et qui participe au mécanisme réactif d’ensemble. La situation actuelle suit les mêmes logiques. Parmi ceux qui se sont rapprochés des idéologies décoloniales et islamistes pour éviter la réaction vers l’extrême droite, c’est finalement la violence théorique développée par ce pôle qui les rattrape. Ils se retrouvent alors confrontés à une obsession de la race, à des discours qui tournent autour du « racisme du système blanc », de la « fragilité blanche ». La « cancel culture » y fait régner la terreur. La rumeur détruit les hommes. A nouveau cela provoque une réaction, au cube cette fois : l’extrême droite parait plus proche et chaleureuse. Tout ce qui est jugé comme un combat « woke » est rejeté. Alors on oublie qu’il a bien entendu des féministes, des trans et des végans, qui sont universalistes. On arrive alors à une forme d’intersectionnalité inversée. Résister à chaque vague de réaction décentre et prépare la chute opposée dans la suivante. La société se retrouve irrémédiablement clivée. Ainsi les ennemis de notre République universaliste se servent du piège réactif pour nous transformer en identitaires de leur bord ou de l’autre. Cela permet de dégarnir les bataillons qui les dérangent le plus : ceux des universalistes. La solution pour se prémunir de cela est de suivre l’enseignement stoïcien et, avant de vouloir batailler contre nos adversaires, de travailler d’abord sur soi pour ne pas se laisser pervertir. Sénèque disait à raison que « Les passions sont aussi mauvais instruments que mauvais guides » [16].

L’extrême droite capitalise sur la réaction aux identitaires qui lui font face. L’outrance et la violence de l’islam politique et de l’idéologie anti-blancs poussent dans ses bras tout un lot de personnes qui voient dans une extrême la meilleure protection contre l’autre.
Deux types de discours y ont lieu.
Le premier attaque de façon frontale l’universalisme. Il est présenté comme responsable d’une perte de l’identité. Ce vide culturel et spirituel ferait un appel d’air pour des traditions et des religions considérées comme étrangères. Elles s’en prennent particulièrement à la laïcité pour le cadre qui traite à égalité les options spirituelles indépendamment de leur influence passée dans l’histoire de la nation. Elle est considérée comme un instrument pour dévitaliser la religion catholique, lui empêchant d’occuper le terrain que conquerrait l’islam. On retrouve ce discours mêlé à un antisémitisme virulent chez Dieudonné par exemple lorsqu’il expose sa pensée sur la télévision iranienne [17].
Une seconde approche consiste à agir de façon plus détournée. Elle ne consiste pas à attaquer l’universalisme, mais à le phagocyter. L’universalisme ne pourrait-être qu’européen ou occidental. Une origine approchée de façon grossière et réductrice supplante le fondement en raison. L’universalisme est détruit, mais sans le dire. L’histoire est instrumentalisée pour montrer que les droits de l’homme seraient le fruit d’une culture particulière et qu’ils n’auraient pu apparaître ailleurs. Si leur formulation en France est effectivement le fruit d’une histoire particulière, rien ne dit qu’ils n’auraient pas fini par apparaître ailleurs, ni qu’ils n’avaient pas déjà commencé à émerger dans l’aspiration d’hommes d’autres cultures. Une hiérarchisation des cultures s’opère alors et les individus sont envisagés à travers elles. L’identité est abordée sur un prisme réduit et politique. Des identités collectives grossières écrasent les autres identités, l’émancipation est négligée. Laurent Bouvet disait à propos de l’âge identitaire qu’il s’agit de « cette manière contemporaine de percevoir, de comprendre et de traduire les phénomènes politiques et sociaux à travers le seul prisme de l’identité raciale, culturelle, religieuse ou sexuelle des acteurs » [18] [19]. La déformation par des visées identitaires de l’universalisme l’arrache tellement de lui-même qu’il perd tout sens. Cela ravi les identitaires anti-blancs qui peuvent dénoncer un universalisme « blanc » et qui en profiteront aussi pour tenter de le phagocyter à leur tour en en donnant une définition toute aussi délirante. Certains vont même jusqu’à dire que le vrai universalisme « non blanc » devrait être un pluriversalisme, sic.

A propos de l’attaque des identitaires à l’encontre de l’universalisme, Gilles Clavreul a forgé la théorie de la « tenaille identitaire » [20].

Cette théorie met à jour les mécanismes de renforcement réciproques des identitaires par synergie, ou au contraire par piège réactif. Elle a été la cible des plus grandes attaques pour en déformer le sens afin de la rendre inaudible. La tenaille identitaire est présentée comme s’il s’agissait d’une théorie du miroir. On lui objecte que les identitaires ne sont pas les mêmes d’un côté comme de l’autre. Elle n’a bien sûr jamais prétendu cela. Au contraire, elle explique que les stratégies des mâchoires sont profondément dissymétriques.
Celle des décoloniaux et compagnie vise à chasser par leur violence les membres de la galaxie laïque des places qu’ils occupent. Ils diffusent leur idéologie dans des syndicats ou de grandes associations autrefois solides sur la laïcité.
L’extrême droite au contraire tend les bras aux victimes des premiers. Elle cherche à les séduire et joue sur le ressentiment des batailles perdues. Tisser avec eux des liens chaleureux permet de valider la normalisation de façade à laquelle elle travaille.
De ces deux dangers, un est nettement plus flatteur que l’autre. Il est préféré et la tenaille est abandonnée au nom de la dissymétrie, sans comprendre que les deux forment un système. Quand les vieux combattants tombent dans le panneau tendu par les deux pôles, et penchent vers l’extrême droite, cela confirme le verdict des décoloniaux sur "l’universalisme blanc", et en même temps, conforte l’extrême droite dans l’image qu’elle veut se donner de défenseur de l’universalisme historique. Ainsi il n’a jamais été question de répondre symétriquement aux identitaires, contrairement à ce qu’affirme Florence Bergeaud-Blackler lorsqu’elle la décrit ainsi : « Pour résumer vulgairement, une baffe à gauche oblige à donner une baffe à droite, et vice versa, sans discernement ».

Une autre confusion est construite à propos de la théorie de la tenaille identitaire, elle est présentée comme une théorie de la balance. Alors il est demandé de constater que ceux qui tuent aujourd’hui sont du coté de l’islamisme. L’idée est de montrer qu’un coté pèse plus que l’autre. Cependant de l’autre coté est mis au contraire en avant que le principal danger est la prise de pouvoir politique par l’extrême droite. Par exemple, le sociologue Johann Stavo-Debauge s’emporte sur twitter à l’encontre d’une personne qui remettait en cause une partie de la gauche s’éloignant des Lumières : « Ce que je vois, c’est que vous passez votre temps à alimenter la hantise du "wokisme" alors que la France s’avance sur le chemin du fascisme » [21]. De chaque coté il y a un arbitrage différent sur la pesée des dangers. La théorie de la tenaille identitaire n’a pas besoin de rendre cet arbitrage. Même si un coté pesait plus que l’autre, l’important est de comprendre qu’il s’agit d’un système de renforcement réciproque. Gilles Clavreul explique ce mécanisme : Les deux mâchoires « s’entre-alimentent dans une surenchère d’anathèmes et de procès en sorcellerie où chacun est sommé de prendre parti ou enrôlé de force dans l’un ou l’autre camp » [22] [23]. La raison du succès de cette erreur si couramment entretenue, vient du fait que seul l’image de l’outil est envisagée, alors qu’il s’agit de s’inspirer de l’art stratégique militaire lorsque par exemple, deux camps luttant contre un ennemi commun font des manœuvres en tenaille et portent des attaques différentes, complémentaires et qu’il en ressort une efficacité bien plus grande.

Enfin une troisième attaque est faite à cette théorie. Il s’agit de la prendre pour la théorie du « fer à cheval des partis ». Elle encouragerait alors à adopter une position politique centriste le plus éloigné possible des extrêmes. Il s’agit là de rediriger l’insatisfaction ressentie par certains envers notre président contre cette théorie. Or la théorie de la tenaille parle des identitaires, pas du positionnement droite gauche. Son objet n’est pas de se prononcer pour savoir si les partis centristes sont ceux qui luttent le plus efficacement contre les identitaires.

La nébuleuse universaliste est aujourd’hui menacée de l’intérieur. Le piège réactif fait son œuvre. On y trouve des intellectuels qui minorent le danger que représente un pôle au nom du combat contre l’autre. Comme si l’on ne pouvait lutter efficacement contre les deux et qu’il fallait choisir contre lequel concentrer ses énergies. Ainsi dans un texte dirigé contre la théorie de la tenaille identitaire, Samuel Tomeï, membre du comité de rédaction d’ Humanisme, revue du GODF, se sert de l’image des francs-maçons pour valider le changement du RN Il y affirme « l’extrême droite, ne représente en France que quelques milliers de personnes, lesquelles ne se reconnaissent en rien dans un leader qui a poussé la provocation jusqu’à dîner avec des francs-maçons » [24] (allusion à Bardella reçu par la Grande Loge nationale de France [25]). Dans son texte, cette instrumentalisation de la franc-maçonnerie a pour but d’argumenter en faveur de l’hypothèse suivant laquelle un changement « par opportunisme » peut entraîner un changement de « conviction ». Ce qui lui fera conclure par la possibilité que le RN occupe « le créneau que nous avons abandonné », celui d’un « républicanisme de conviction ». Sous couvert d’hypothèse ce texte n’argumente que dans un sens : que le RN soit finalement devenu plus républicain que « nous » (sans que ce que recouvre précisément ce « nous » ne soit bien défini).

Il est confondant de naïveté de prendre pour argent comptant le discours du RN sur son propre changement alors que celui-ci lorgne sur l’accession aux plus hautes fonctions politiques. La violence que l’on rencontre lorsque l’on critique l’islam politique peut émousser la vigilance envers l’extrême droite qui se présente comme en étant le rempart. Ainsi Florence Bergeaud-Blackler, prix Science et laïcité 2024 [26], en réponse au tweet suivant de Libération : « Le Conseil d’Etat est formel : le #RN est bien d’extrême droite », tweete à son tour : « La gauche autrefois faisait réfléchir. Devenue l’idiote de ses minorités elle est incapable d’argumenter. Alors elle classe. Elle juge. Elle accuse ». Plus tard elle twittera aussi : « Aidons le RN à faire un nettoyage à fond » [27], en réponse à un tweet « Regardez cette carte des candidats investis par le #RN ». Comment expliquer que l’année de son prix la lauréate « Science et laïcité » puisse en appeler à aider le RN en pleine campagne législative lorsque celui-ci semblait être en mesure de pouvoir l’emporter ? Qu’importe la question de savoir quelle est la position politique dans l’isoloir de ceux qui tiennent ce genre de discours. Comment expliquer que des intellectuels qui ne semblaient pas défendre cela par le passé, tiennent aujourd’hui ce genre de rhétorique ? Comment expliquer que des personnes hier universalistes développent soudainement une indulgence troublante envers les identitaires du camp opposé à ceux qu’ils combattent, si ce n’est par l’effet du piège réactif ? Ces exemples illustrent d’un phénomène profond qui se diffuse au cœur de la nébuleuse universaliste et qui doit nous interpeller.

L’esprit bataillard embrouille les esprits et leur fait perdre le nord. Au lieu de se battre pour l’universalisme et la République on en vient à se battre uniquement contre des ennemis, ce qui pousse à se chercher des alliés dans la lutte. La philosophe René Frégosi dans un article titré : « Contre l’islamisme pas de tenaille qui vaille ! » dénonce les défenseurs de cette théorie : « (…) ils affaiblissent aujourd’hui la lutte contre l’islamisme en refusant de faire front contre ce totalitarisme quels qu’en soient les combattants. Oubliant d’ailleurs que contre le nazisme, des Français de tous horizons politiques se sont retrouvés à Londres et à Alger, des Socialistes aux Croix de feu ». On retrouve l’idée de faire feu de tout bois que nous avons évoquée au début à propos de la « cancel culture ». Au final ce pragmatisme nerveux et à court terme est la pire chose qu’il soit, car il pousse à faire exactement ce que nos adversaires souhaitent : qu’il y ait de plus en plus de personnes qui se revendiquent laïques, républicains et universalistes, qui soient prêtes à toutes les indulgences et aux alliances contre nature avec l’extrême droite. Être contre l’islam politique ne suffit pas pour être universaliste et républicain. L’ADN identitaire est incompatible avec l’universalisme. Comment considérer comme des compagnons de lutte des personnes qui tiennent un discours profondément anti-républicain, comme celui par exemple de Bérénice Levet : « (…) Lesdits universalistes qui prétendent combattre le wokisme par l’invocation des “valeurs républicaines” font fausse route. On ne cimente pas un peuple avec des valeurs mais avec des réalités charnelles. […] La liberté d’arrachement est cette idole des Lumières françaises et de leur suite, le progressisme, qui regardent l’émancipation comme l’accomplissement ultime de la personne humaine. Péché originel de la modernité que de prêter des vertus à la déliaison et à la désaffiliation. L’arrachement n’a aucune vertu : il fabrique ce que T. S. Eliot appelait des « hommes creux » (« hollow men »), il fragilise, il atomise » [28]. L’esprit bataillard n’a aucune maîtrise martiale. Il pousse aux pires alliances et permet à nos ennemis de nous transformer pour que nous servions leurs dessins. Sun Tzu expliquait que « La grande science est de faire vouloir à autrui tout ce que vous voulez qu’il fasse, et de lui fournir, sans qu’il s’en aperçoive, tous les moyens de vous seconder » [29]. La solution passe donc par le travail sur soi et sur nos propres passions. L’enjeu est d’abord de ne pas perdre qui nous sommes dans le combat. Marc Aurèle disait qu’« une excellente manière de te défendre d’eux, c’est d’éviter de leur ressembler » [30].

La solution à tout cela passe par l’école. La République a besoin d’une transmission convaincue de ses principes. Les futurs citoyens ont besoin d’en comprendre le sens, et pas qu’on leur fasse croire que leurs émotions suffisent pour clore leurs opinions. On pense souvent aux dégâts que font les réseaux sociaux, mais la première responsabilité de la République c’est d’outiller les élèves sur l’interprétation pour qu’ils résistent à celles qui sont délirantes et qui pullulent. Les faire rencontrer des textes qui les élèvent ne suffit pas. Il faut aussi qu’ils en analysent certains qui soient manipulateurs. Il serait bon également qu’il y ait des ateliers sur les caricatures et particulièrement celles de Charlie Hebdo puisqu’elles sont l’occasion d’un apprentissage à analyser ses émotions et à les dépasser par sa raison pour faire surgir un sens qui avait sans cela bien des risque d’échapper.

Un enjeu prioritaire est de soutenir les enseignants qui subissent de plein fouet les attaques qui visent la République. En 2018 36 % s’autocensuraient et ils sont 56 % en 2022. Mais les professeurs parfois sont aussi ceux qui ne soutiennent pas les leurs qui sont menacés. Samuel Paty n’a pas reçu un soutien unanime ni même suffisant. Encore récemment une élève voilée dans l’enceinte d’un établissement de Tourcoing qui a giflé une enseignante, a reçu le soutien de quelques enseignants. Des syndicats enseignants comme Sud éducation avaient tenté de faire annuler la pièce posthume de Charb « Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes ». La République ne tiendra que si le lieu où en en fait l’apprentissage n’est pas celui où des professeurs qui distillent un discours anti-républicain. Même minoritaire, l’effet est terriblement délétère. La plus grande fermeté s’impose. De plus, les principes de la République ne doivent pas être vécus comme un item parmi d’autres, mais comme le socle de leur engagement éducatif pour le service public. Rappelons les propos de Ferdinand Buisson : « Le premier devoir d’une République est de faire des républicains ». La peur du catéchisme républicain à été agitée au point de décourager toute idée de transmission. Il ne faut pas se désoler de voir des jeunes se positionner avec une défiance envers la République si à l’école on leur explique avec conviction l’intelligence des principes ? L’endoctrinement est évidemment le contraire de l’esprit républicain, mais l’alternative n’est en rien une tiède neutralité qui fait le lit du relativisme. Il faut de l’échange et éveiller leur intelligence. Comme toute transmission, celle des principes de la République appelle à élever les élèves au-dessus de leurs propres préjugés. L’école ne peut être une caisse de résonance supplémentaire des opinions de la société. La transmission ne peut se limiter à la description des institutions et des règles de la République sans en faire comprendre les réflexions qui ont conduit à cette construction. Dans l’émission « Divers aspects de la pensée contemporaine » de France culture, le grand maître du GODF, Nicolas Pénin que je suis honoré de rencontrer aujourd’hui, nous appelait à être attentif à la question de la « tension de sens ». Sans user de persuasion, mais de conviction, il faut donner un accès au sens de cette construction qu’est la République, car il n’a rien d’évident.

Le chantier le plus complexe sur lequel il faut réfléchir est celui des liens complexes entre la nécessaire liberté de la recherche universitaire et le fait que les enseignants sont formés et prennent pour modèle leurs professeurs d’université. Or, l’université est loin de toujours véhiculer un langage universaliste. La transmission des principes républicains à l’école est attaquée par le haut. Pour ne donner que quelques exemples, il y a quelques jours à peine, Étienne Ollion, directeur de recherche en sociologie (CNRS) et professeur à l’école Polytechnique déclarait que « La laïcité selon la loi de 1905 est un principe de défense des individus contre l’État. Mais elle a été transformée en valeur. Et le RN en a bénéficié » [31]. Si la question des valeurs serait intéressante à aborder, la présentation qu’il fait de la laïcité est amputée de moitié. Elle ne saurait se contenter de protéger l’individu contre l’Etat, mais aussi contre la pression que les options spirituelles peuvent effectuer sur lui. Aristide Briand, dans les travaux préparatoires à la loi de 1905 affirme : « La loi doit protéger la foi, aussi longtemps que la foi ne prétendra pas dire la loi ». Cet effacement de la responsabilité qu’a la République à ne pas laisser pas les options spirituelles faire la loi, fait le bonheur des intégristes de tous bords. Nous avons vu comme le terrorisme a permis de réinstaurer par une seconde loi sociale l’interdit du blasphème contre les lois de la République. Cet effacement d’une moitié de la laïcité n’est pas fortuit, et a de lourdes conséquences, puisqu’il efface le danger d’une prise de pouvoir par un militantisme qui opère dans la société sous le faux drapeau d’un combat en faveur des libertés individuelles. Il s’agit de faire croire qu’il s’agit de la liberté de l’individu contre l’Etat, alors que ce qui se joue est également et en l’occurrence la liberté de l’individu face aux systèmes sociaux, et la lutte de ces derniers contre l’Etat. Ce n’est pas un exemple isolé. François Héran : Sociologue et professeur au collège de France juste après la décapitation de Samuel Paty, a écrit une lettre aux professeurs qui les enjoignait à éviter l’outrage : « Respecter autrui, c’est aussi respecter ses convictions » [32]. A mots à peine voilés, cela rend Samuel Paty et les enseignants responsables de ne pas offusquer les assassins islamistes, ce qui est inacceptable. Pour justifier cela, il donne une explication de la caricature de Mahomet par Coco sans aucune mise en contexte. Les enseignants n’ont pas besoin d’être guidés par des personnes qui du haut de leur statut de chercheurs leur fournissent des interprétations qui sont du niveau des bistrots. De son coté, Jean-Fabien Spitz [33], professeur émérite à l’université de paris I Panthéon Sorbonne, argumente contre la loi de 2004 en faisant comme si Aristide Briand parlait du port des soutanes à l’école… Il confond ainsi l’espace scolaire et celui de la rue. Tout à la défense des libertés individuelles à se soumettre au diktat social, il finit par plaider en faveur de la possibilité de réaliser des certificats de virginité. Il les compare à des diagnostics d’infertilité, alors que ces derniers ont une raison médicale… Enfin il donne de Marx une interprétation qui laisse perplexe : pour le père du communisme, la religion ne serait pas un des vecteurs de l’ordre social oppressif, mais un réconfort qu’il faudrait préserver en tout lieu pour les opprimés du capitalisme. Les exemples sont légion. Des enseignants formés par ces professeurs qui ont une forte autorité académique risquent de ne pas forcément avoir une bonne lecture des enjeux républicains. Un problème épineux se pose à nous et auquel il faut réfléchir : comment préserver la liberté de la recherche qui est d’autant indispensable que l’Etat pourrait venir à être aux mains d’un pouvoir d’extrême droite, et en même temps protéger nos professeurs d’un enrégimentement universitaire anti-universaliste ?

La République est une construction complexe et intelligente qui ne peut être appréciée par des citoyens aveuglés par leurs passions. Nous avons la responsabilité de la transmission de ses principes, et avant tout celle de nous-mêmes ne pas nous en éloigner en se laissant aller à l’esprit bataillard, qui n’a de martial que l’apparence et la surenchère, mais pas l’efficacité stratégique. Lutter contre l’islam politique n’est en rien une garantie de servir l’idéal universaliste de notre République. Nous ne devons pas nous contenter de lutter contre un pôle ou l’autre, car nous ne devons pas perdre de vue le fait de lutter avant tout pour nos principes. Ne perdons pas notre âme dans le combat. Finissons avec une citation de l’ancien Grand Maître [du Grand Orient de France] Philippe Foussier à coté duquel j’ai le grand plaisir d’intervenir. « […] Les Lumières, les principes des Droits de l’homme de 1789, ceux de la République de 1792, le combat pour l’école publique dans les années 1880, la Loi de Séparation : c’est tout cela qui doit sans cesse nous inspirer. C’est tout cela que nous ne nous devons pas nous lasser d’expliquer, d’enseigner, de dire aux plus jeunes. Car, sinon, l’obscurantisme et le cléricalisme seront immanquablement au rendez-vous » [34].

[1Freud, Malaise dans la culture.

[2Condorcet, 5 leçons sur l’éducation.

[3Régis Debray, « Êtes-vous démocrate ou républicain ? » Le Nouvel Observateur, 1995, inspiré d’un article de 1989.

[6Libération, 4 octobre 2024, "En m’excommuniant, Clémentine Autain illustre le vertige #MeToo, par Caroline Fourest" https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/en-mexcommuniant-clementine-autain-illustre-le-vertige-metoo-par-caroline-fourest-20241002_PCIFWYX5YVDNVNLRRQN65Q6X7Y/.

[7Etude Ifop pour la revue Le DDV du 3 mars 2021 https://www.leddv.fr/actualite/les-lyceens-daujourdhui-sont-ils-paty-20210303

[8L’Obs, 2 octobre 2019

[10Twitter, 13 avril 2024.

[11Twitter, 27 avril 2024.

[13« Catho-laïcité : le retour » P. Kessel, 28 nov. 16, sur le site du Comité laïcité République https://www.laicite-republique.org/catho-laicite-le-retour-p-kessel-28-nov-16.html.

[15Clausewitz, De la Guerre.

[16Sénèque, De la colère.

[18Laurent Bouvet, Le péril identitaire.

[24« Sus à l’extrême droite », 22 juin 2024.

[27Florence Bergeaud-Blackler sur twitter le 12 mars 2024.

[28Bérénice Levet, Valeurs (11/12/2022) .

[29Sun Tzu, L’art de la guerre.

[30Marc Aurèle, Pensées pour moi-même VI, 6.

[31Twitter le 15 oct 2024.

[32Voir l’analyse des propos de François Héran dans Le DDV de la Licra "Du respect des croyances au délit de blasphème ? Une réponse à François Héran".



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