par Karan Mersch, professeur de philosophie. 28 novembre 2016
L’intersectionnalité est un terme qui permet de décrire le fait que lorsqu’une personne peut être victime de plusieurs discriminations, elle ne sait pas distinguer celles qui la frappent à un moment particulier. Ainsi, par exemple, une femme noire de classe sociale défavorisée, qui se fait insulter en voiture, ne saura pas ce qui est la cause réelle qui a déterminé son agresseur. Ces discriminations peuvent être nombreuses. Les principales discriminations reposent sur la race, le sexe ou la classe sociale, mais il y en a bien d’autres. L’idée est que lorsque l’on traite de ces discriminations séparément, on les ramène à une simple addition de problèmes, sans prendre en compte que des dynamiques nouvelles se tissent dans cet enchevêtrement.
Compris en ce sens, l’intersectionnalité est un fait et un champ d’étude potentiellement très respectables. Le problème est que par idéologie politique (identitaire, anti-laïque, etc…), cette notion est souvent utilisée pour dire beaucoup plus que ce que nous venons de voir.
Le féminisme universaliste a déjà pensé la synergie des luttes, et émis l’idée de leur parenté commune. Ainsi, de grands féministes étaient-ils aussi des anti-esclavagistes convaincus (Olympe de Gouges, Condorcet, etc…). Il peut sans problème inclure la particularité issue de l’entrecroisement des discriminations dans son approche. Un féminisme qui prenne en compte l’intersectionnalité est légitime, mais l’appellation de ‘’féminisme intersectionnel’’, pose plus de questions. Le risque lorsque l’on parle de féminisme intersectionnel, c’est de faire de ce qui était un élément pertinent, un paradigme autour duquel tout gravite. Les particularités des discriminations subies par les femmes racisées ayant des ressources modestes, deviennent alors l’étalon à partir duquel les discriminations des femmes blanches aisées doivent être réinterprétées. Au sens géométrique, le terme ’’intersection’’ signifie que l’on ne s’intéresse pas à l’ensemble des surfaces, mais seulement à leurs parties communes. Ce féminisme intersectionnel focalise l’attention sur une partie très restreinte ; mais en même temps, il implique une démarche trop large : il cherche à imposer le modèle de l’intersection au tout. C’est cela qui pose problème : l’introduction d’une hiérarchisation dans les modèles de lutte. Une discrimination étant d’autant plus grave que son intersectionnalité est conséquente.
Ce n’est pas tout. Il ne s’agit pas seulement d’une hiérarchie par rapport au nombre de discriminations, mais il y a aussi une hiérarchie entre les discriminations. Une femme agressée sexuellement par un homme ‘’racisé’’, devra se demander si sa plainte n’aura pas pour impact d’apporter un élément à l’eau du moulin des racistes. La victime devra prendre en considération les effets qu’auront ses actions sur les autres formes de discriminations. Même si sa plainte est exempte de toute intention raciste, elle devient responsable de la réception par d’autres de ses actions, et au final peut se rendre coupable indirectement de racisme. L’affaire de la saint Sylvestre à Cologne a été l’occasion de l’illustration de ce biais. Au final il est parfois défendu que seule l’agression par un homme blanc devra être pleinement médiatisée, et suivre le chemin public de la justice assurée par l’Etat.
Il y a deux choses inacceptables dans ce genre de raisonnement. La première est que l’intersectionnalité s’opère alors par soustraction. Cette prise en compte de l’entrecroisement entre différentes discriminations ne se fait pas par une plus grande combattivité contre le sexisme et contre le racisme. Il s’agit au contraire de minorer le combat féministe lorsque l’on considère qu’il pourrait gêner le combat antiraciste. Or, la réciproque n’est jamais envisagée. On n’entend jamais par exemple qu’il faut couvrir les propos racistes tenus par une femme au prétexte que leur dénonciation pourrait alimenter le discours des misogynes. Cette soustraction des luttes ne s’opère pas de manière inopinée ; elle se fait toujours au détriment du féminisme. Il s’agit en fait d’inféoder le féminisme à l’antiracisme. C’est dommage car ces deux discriminations méritent l’une comme l’autre d’être combattues pleinement.
La seconde chose inacceptable dans ce genre de raisonnement, c’est que l’antiracisme dont il s’agit est un faux antiracisme. Ceux qui déforment la portée réelle de l’intersectionnalité, s’en servent pour faire passer leur obsession de la race. Ainsi les paroles non blanches – racisées – sont séparées des paroles blanches. Tout discours est réduit à son origine sans plus en chercher le fondement. Une personne de couleur qui critique les travers du discours communautariste se fait qualifier de ‘’bounty’’(peau foncée, mais pensée blanche dedans). Elle se fait accuser d’être un traitre à sa communauté. Alors que les lumières visaient l’émancipation de l’individu, il s’agit ici d’une assignation à une identité communautaire. On aboutit à un racisme inversé qui essentialise de prétendues communautés au lieu de viser au-delà.
Remarquons au passage que lorsque nous avons dit qu’il s’agissait d’imposer le modèle de l’intersection au tout, nous n’avons pas été assez loin, puisque des personnes répondant aux critères de l’intersectionalité, mais tenant un discours républicain, sont exclues du droit à en témoigner du fait de la ‘’blanchité’’ présumée de leur discours. Dans cette intersection de plus en plus étroite, le féminisme est expurgé des féministes blanches bourgeoises [1], et des féministes jugées ‘’bounty’’. Il ne reste plus que le discours de celles qui ne souffrent pas de la ‘’modernité mutilée’’ dont parle Chahla Chafiq, mais qui la revendiquent comme un idéal (une « modernité privée de la modernité politique garante des valeurs universelles de la liberté et de l’égalité des droits »).
Cette approche du féminisme intersectionnel que l’on trouve sur les forums internet et parfois aussi dans les universités est à contresens de l’universalisme des Lumières. Il s’oppose aux idéaux qui ont été à l’œuvre dans les Droits de l’Homme. Il n’est pas étonnant que ce nouveau racisme qui ne s’assume pas cherche à combattre les plus belles valeurs de notre république en prétextant un racisme d’Etat [2]. Cette confusion volontairement entretenue entre un racisme présent dans la société, et un prétendu racisme d’Etat, vise à ce que l’on s’en prenne au pompier plutôt qu’au feu. Les lois de notre République condamnent sans ambiguïté le racisme. La visée universaliste est notre meilleur rempart contre toutes les haines [3]. Il n’est pas étonnant qu’elle essuie aujourd’hui les attaques des identitaires de tous bords.
Karan Mersch
[1] Voir à ce propos l’analyse de Francine Sporenda « Féminisme intersectionnel : Antiracisme et Anticapitalisme au service de la domination masculine ».
https://revolutionfeministe.wordpress.com/2016/11/06/feminisme-intersectionnel-lantiracisme-et-lanticapitalisme-au-service-de-la-domination-masculine/
[2] Voir à ce propos l’analyse de Giles Clavreul G. Clavreul : "Un racisme à l’envers ?" (Fondation Jean Jaurès, 27 sept. 16).
[3] Cf. Caroline Fourest, La dernière utopie, Grasset, 2009.
Lire aussi E. Bastié : "L’islamogauchisme existe, je l’ai rencontré" (Causeur, av. 15) (note du CLR)
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