Note de lecture

J.-P. Le Goff : L’"individualisme bobo" mine l’intérêt général

par Patrick Kessel, président du Comité Laïcité République. 16 juillet 2016

Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie, éd. Stock, 272 pp., 19 €

Il est des livres qu’il faut lire tranquillement parce qu’ils sont denses, charnus, riches de réflexions mais donnent aux lecteurs le salaire de leur effort. Malaise dans la démocratie, de Jean-Pierre Le Goff, est de ceux-là. De ce genre de bouquins que je vous conseille d’emporter cet été à côté de votre polar préféré, parce qu’il vous donnera quelques-unes des principales clés pour comprendre ce malaise dans la démocratie que nous ressentons tous avec une inquiétude grandissante. Le nouveau et terrible attentat de Nice en témoigne.

Trop souvent ce malaise est explicité par de seules causes économiques. Jean-Pierre Le Goff conteste cette approche et montre que les nouvelles fractures sont aussi globalement culturelles. Elles ne recoupent pas mécaniquement les différences de classes, pas plus que l’appartenance politique.

En fait, selon l’auteur, une nouvelle conception individualiste du monde et de la condition humaine s’est diffusée en douceur à travers un courant moderniste de l’éducation, du management, de la culture, de l’écologie, des thérapies en tous genres et de nouvelles formes de religiosité. Ce nouvel individualisme contemporain s’inscrit dans le mouvement de l’émancipation de l’individu qui lui-même participe de l’avènement de la démocratie mis en lumière par Tocqueville. Mais il a poussé ce mouvement "à l’extrême et l’a fait basculer dans un déséquilibre et une déliaison qui rendent problématique le rapport que l’individu entretient avec ses semblables, avec le pays et ses institutions, avec l’héritage culturel et politique dans lequel il s’inscrit". Individualisme et consumérisme vont main dans la main.

Le Goff décortique minutieusement cet "individualisme bobo" qui conduit l’individu à se croire "désaffilié" et "totalement indépendant" des règles sociales. Individualisme qui se combine avec "un despotisme nouveau", envahissant tous les aspects de la vie quotidienne. L’auteur analyse ainsi l’enchaînement du relativisme culturel, de la culpabilité face à notre histoire coloniale, de la mésestime de soi, de "l’identité patchwork", de la place accordée aux émotions et aux sentiments plutôt qu’à la raison. Dans le même mouvement, les institutions deviennent des prestataires de service, le bonheur s’identifie à la satisfaction immédiate des besoins et des désirs et les individus se désengagent vis à vis des collectifs militants.

Le Goff aborde aussi le rôle central de cette "bulle narcissico-médiatique"et de ces "essoreuses à idées" qui imposent les nouveaux canons culturels tout en s’affirmant en porte-parole attitré de l’opinion. Une évolution qui s’opère sur le dos de la chose publique en nourrissant la désacralisation de l’Etat. Celui-ci perd de son autorité, "s’horizontalise", fait pression, gère, davantage qu’il ne gouverne. Dès lors, "l’Etat et ses principes n’apparaissent plus comme repères à partir desquels l’individu peut se positionner". C’est la voie ouverte à "l’insécurité identitaire" et à "la servitude volontaire poussée jusqu’au paroxysme où l’individu se veut maître et souverain, tout en devenant son propre tyran. C’est la barbarie douce" [1].

Une telle situation est la conséquence de toute une série d’évolutions qui ont d’abord touché l’éducation. L’auteur dénonce une nouvelle conception infantilisante de l’enfance et de l’adolescence, la dilution de l’autorité, la culpabilisation des parents, la suprématie d’une conception psychologisante et pédagogisante qui a transformé l’école en "communauté éducative". Le chômage de masse et la déshumanisation du travail sont également déterminants alors que s’est imposée une vision angélique de la libre concurrence et de la mondialisation. Le Goff souligne ainsi le rôle de l’idéologie de l’entreprise avec ses rapports d’expertise, ses audits, ses colloques qui ont érigé la "Modernisation", le "Changement" en "entités quasi métaphysiques flottant dans un entre-deux ni-théorique, ni pratique". Et de citer également ces nouvelles méthodes de management qui donnent aux salariés le sentiment d’être co-partenaires tout en leur imposant un "savoir-être" et de nouveaux savoir-faire qui les positionnent comme responsables de la compétitivité de l’entreprise et peuvent les conduire à décider eux-mêmes de leur propre licenciement. La "figure accomplie de l’autoservitude", commente l’auteur.

Après le travail, la culture de l’"Homo-festivus", activisme festif, qui marque la fin de l’ancienne culture ouvrière et le triomphe de celle des loisirs aux allures "enfantines désarmantes". "Le spectacle tend à se confondre avec la réalité", "l’émotion partagée tient lieu de lien social". Ils servent de contrepoints à l’esseulement des individus affrontés à "l’ère du vide". Dans ce contexte de relativisme et d’exotisme, un véritable supermarché des nouvelles formes de religiosité et de sagesse s’est installé. En même temps, fondamentalismes et communautarismes se développent. Ils constituent "l’un des symptômes les plus visibles du malaise dans la démocratie".

Ce vaste tour du Malaise débouche sur un cinglant constat de la politique réduite à "un discours informe", une "mélasse théorique", "une bouillie langagière et conceptuelle". Jean-Pierre Le Goff a des mots durs pour cette" démocratie de l’informe et du déni", "cette volonté de satisfaire tout le monde qui aboutit en fin de compte à ne satisfaire personne et décrédibilise un peu plus la parole politique". Le "brouillage des significations par la gauche au pouvoir a opéré un glissement sournois des repères et des idéaux républicains", écrit-il, appelant à un véritable débat, au développement d’une "éthique de la responsabilité", à "un travail de reconstruction", de "reculturation" pour lequel "les idéaux issus des Lumières, la conception républicaine de la citoyenneté, sont des références clés".

"Nous vivons dans un moment critique de l’Histoire qui peut déboucher sur des formes de guerre civile, de conflits ethniques plus ou moins larvés en France et en Europe". "L’Histoire est ouverte sur des possibles inquiétants", conclu l’auteur dont la réflexion particulièrement riche, conforte ceux pour qui la République laïque et sociale constitue plus que jamais un horizon pour rendre sens à la politique.

Patrick Kessel

[1J.-P. Le Goff, La Barbarie douce, éd. La Découverte, 2003 (note du CLR).



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