Revue de presse

"Islam : l’impossible débat à l’université" (La Croix, 23 mai 23)

24 mai 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Enquête L’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler sera reçue mardi 23 mai par Gérald Darmanin, après avoir été la cible de menaces de mort. L’affaire révèle un clivage persistant entre universitaires sur l’islam, objet d’attention incandescent en France depuis les attentats de 2015.

Marguerite de Lasa, avec Bernard Gorce

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Un colloque reporté à la Sorbonne, une anthropologue placée sous protection policière… Les tensions autour du livre de la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler secouent l’université. En cause, la publication en janvier de son ouvrage Le Frérisme et ses réseaux : l’enquête (Odile Jacob). L’anthropologue, connue pour ses travaux sur le halal, s’emploie à y décrire « le frérisme », qu’elle définit comme « un projet intellectuel politico-religieux, visant l’instauration d’une société islamique mondiale ».

Depuis cette publication, préfacée par le politiste Gilles Kepel, Florence Bergeaud-Blackler est menacée de mort. Après le report du colloque de présentation de son livre il y a dix jours, elle devrait être reçue, mardi 23 mai, par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin. Au-delà de l’enjeu sécuritaire, l’affaire a pris une tournure politique assumée par l’intéressée elle-même. La chercheuse – sollicitée par La Croix et qui n’a pas souhaité revenir sur la polémique – dénonçait le 11 mai sur Europe 1 « la lâcheté du monde universitaire » et son manque de soutien.

Entre chercheurs, des différends personnels, épistémologiques et politiques

Les chercheurs travaillant sur l’islam et contactés par La Croix confient leur gêne. Beaucoup ne souhaitent pas s’exprimer ouvertement, mal à l’aise face à la tournure violente qu’a prise le débat, en particulier sur les réseaux sociaux. Virant à l’invective, celui-ci a notamment opposé sur Twitter l’anthropologue à un autre chercheur, François Burgat, directeur de recherche émérite au CNRS, incarnant une tendance opposée. « Le débat est vampirisé par ces deux personnalités excessives, la première étant reprise et relayée par des individus aux propos racistes et antimusulmans », regrette Haouès Seniguer, maître de conférences en sciences politiques à Sciences Po Lyon.

Si les spécialistes des études sur l’islam disent ne pas se reconnaître dans l’extrême polarisation – et politisation – du débat, l’affaire révèle néanmoins un clivage persistant parmi les islamologues sur l’islam, objet d’attention incandescent en France depuis les attentats de 2015. Ce qui est parfois décrit comme une « guerre des chefs » divise les héritiers de figures proches de la retraite, qui ont joui d’une grande reconnaissance académique et formé des générations de chercheurs : Gilles Kepel d’un côté, Olivier Roy et François Burgat de l’autre. Entre ces bords, le différend est à la fois personnel, épistémologique et politique.

Pour comprendre ces divergences, il est courant de distinguer la grille de lecture de Gilles Kepel de celle d’Olivier Roy par deux formules : le premier verrait dans la violence djihadiste une forme de « radicalisation de l’islam », alors que le second y lirait une « islamisation de la radicalité ».

Tandis que Gilles Kepel s’attacherait à l’étude de l’idéologie, des réseaux islamistes et des discours politico-religieux, Olivier Roy observerait davantage les parcours des acteurs, leurs conditions psychologiques et socio-économiques. Quant à François Burgat, il analyse les mouvements islamistes au prisme de la réaction à la domination postcoloniale, et est accusé par certains de complaisance avec la mouvance islamiste.

Une posture militante

« Cette tension s’est exacerbée avec l’assassinat de Samuel Paty et la recrudescence d’attentats terroristes en France », décrit un chercheur. Ces derniers ont indéniablement fait naître « une très grande sensibilité de la population sur le sujet de l’islam », explique-t-il, et suscité « une demande d’expertise de la part des pouvoirs publics ». Or l’une et l’autre grilles d’analyse impliquent des politiques publiques différentes, privilégiant l’approche sécuritaire ou plus psychologique et sociale dans le suivi des publics radicalisés ou susceptibles de l’être.

C’est en cela que ce débat soulève des enjeux qui dépassent le cadre universitaire. Au-delà des réseaux fondamentalistes, la question du « contrôle » de l’islam et des musulmans – voire du fait religieux en général – a fortement opposé les intellectuels lors des débats sur la loi contre le séparatisme adoptée à l’été 2021. Lors de la présidentielle, la montée en puissance des enjeux identitaires, notamment sous la pression du candidat d’extrême droite Éric Zemmour, a encore contribué à surexposer les spécialistes.

Répondant à cette demande médiatique, Gilles Kepel aurait, selon un de ses pairs, « fait le choix de quitter le répertoire académique pour s’imposer en tant qu’expert auprès des médias et des pouvoirs publics », se positionnant comme le « conseiller du prince ». Selon cet universitaire, c’est lui « qui est parvenu à imposer sa grille de lecture » sur la place publique… à la différence de l’université, où les « képeliens » sont minoritaires.

Ce que regrettent finalement un certain nombre de leurs collègues, c’est la posture presque militante de ces chercheurs et leur lien au politique, qui nuisent à leur légitimité académique. « Gilles Kepel comme François Burgat sont en sortie de route depuis une dizaine d’années. Cela empiète sur la scientificité de leur discours », estime un islamologue, qui voit un clivage entre « les scientifiques et ceux qui utilisent la politique pour se remettre au centre du jeu ».

« Un sujet passionnel et surpolitisé »

Si beaucoup déplorent « des querelles d’ego », cette polarisation se retrouve depuis deux décennies dans l’université, parfois caricaturée dans les médias sous la forme de polémiques entre « laïcards » et « islamo-gauchistes ». « Pour les uns, le vrai problème aujourd’hui est l’islamisme ; pour les autres, c’est l’islamophobie », résume un jeune chercheur.

Le recours à certains concepts est même devenu une arme pour disqualifier le camp adverse. « Parler d’islamophobie vous expose à la censure de certains. Vous êtes au mieux considéré comme naïf, au pire comme complice de l’islamisme », illustre un chercheur. Selon les témoignages, les héritiers des deux écoles ne travaillent pas ensemble et ne fréquentent pas les mêmes séminaires. Loin de n’être qu’une « guerre de chapelles », ces divisions au sein de l’université sont donc préjudiciables à la recherche sur le fait musulman… et à sa compréhension par la société française.

« Cela devient une assignation à résidence », fulmine un chercheur. « Dans mes recherches, j’essaie de montrer les forces et les limites de chaque théorie », témoigne Elyamine Settoul, maître de conférences au Conservatoire national des arts et métiers [1].

S’il est dans la nature même de l’université que différentes écoles de pensée s’affrontent, l’objet « islam » et sa place dans la sphère médiatique rendent le débat particulièrement difficile. « C’est un sujet passionnel et surpolitisé, constate Elyamine Settoul. Ce qui manque sur l’islam, ce sont des analyses froides. »

Études islamiques à l’université

Plusieurs universités proposent un cursus en islamologie ou histoire de la pensée musulmane. C’est notamment le cas de l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (Iremam) d’Aix-Marseille.

L’École pratique des hautes études (Ephe), à Paris, délivre un diplôme d’établissement en études islamiques.

Annoncé en 2020 par Emmanuel Macron, l’Institut français en islamologie (IFI) est créé en 2022 pour « promouvoir l’essor des études scientifiques » et la recherche sur l’islam.

L’IFI est un groupement d’intérêt public qui rassemble deux universités (Strasbourg, Aix-Marseille) et trois établissements d’enseignement supérieur : l’École pratique des hautes études, l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess)."

[1Auteur de Penser la radicalisation djihadiste : acteurs, théories, mutations, PUF, 2022.



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