"Il est temps d’en finir avec Sciences Po !" (N. Jounin, Le Monde, 29 nov. 12)

30 novembre 2012

"L’"arrogance" relevée par un député après avoir entendu Jean-Claude Casanova et Michel Pébereau n’est pas un vice accessoire.

Elle est la contrepartie nécessaire d’un projet d’établissement qui, depuis cent quarante ans, sape l’égalité des chances pour reconduire une classe dirigeante.

Au-delà des irrégularités de gestion, ce rapport nous apprend que Sciences Po demeure un établissement d’où les classes populaires sont exclues. Après une décennie de matraquage médiatique sur la diversification qui aurait été entreprise par le directeur Richard Descoings, sur les "conventions ZEP", sur "Sciences Po en banlieue", voilà où nous en sommes : en 2010-2011, les enfants de "cadres et professions intellectuelles supérieures" représentent 63,5 % des étudiants entrant en premier cycle (54,1 % en second cycle), contre 57,6 % quatre ans plus tôt (55,2 % en second cycle).

Pendant ce temps, la part d’enfants d’employés et d’ouvriers a stagné : environ un étudiant sur douze, contre un peu plus d’un sur cinq à l’université, où ils sont déjà sous-représentés.

Pour sa défense, la direction de Sciences Po a le culot de souligner que le taux de réussite de ses étudiants, y compris ceux issus de classes populaires, est plus important qu’à l’université. Après avoir siphonné par ses concours les plus conformes aux exigences scolaires, c’est quand même bien le moins !

On pourrait presque s’amuser de cette obstination à préserver, depuis la fondation de l’institution, un entre- soi bourgeois mâtiné de cooptation paternaliste... si elle consentait à s’autofinancer.

Car c’est le second scandale : non seulement l’Etat républicain consacre les prétentions exorbitantes de l’IEP par un statut dérogatoire, mais il les remplume. Un étudiant y coûte 50% plus cher qu’un étudiant d’université, bien que les matières enseignées ne soient pas les plus coûteuses en équipement, et que 93 % des enseignements soient assurés par des vacataires.

Malgré une vertigineuse augmentation des droits d’inscription au cours des dernières années, l’Etat débourse 20 % de plus pour un étudiant à l’IEP que pour un étudiant d’université (à disciplines comparables, l’écart est encore plus grand).

Autrement dit, à travers une fiscalité qui, reposant sur la TVA, affecte d’abord les classes populaires et moyennes, on finance les études chères des classes déjà privilégiées.

On pourrait s’amuser de cette obstination, encore, si l’entre-soi se tramait autour de la dégustation d’un cigare ou d’une chasse à la bécasse, comme y invitent certains clubs de l’association des anciens.

Mais il s’agit de quelque chose d’autrement plus sérieux : le maintien d’une domination. En 1872, juste après la Commune de Paris et le rétablissement du suffrage universel masculin, Emile Boutmy (1835-1906) créait Sciences Po en lui donnant une claire mission : "Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable.

Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorité dont le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie."

Dans le Sciences Po d’aujourd’hui, Emile Boutmy n’est pas considéré comme un de ces aïeux pathétiques dont il vaut mieux effacer le souvenir : il a sa notice hagiographique sur le site Internet, des bourses à son nom, un amphithéâtre, où l’institution s’enorgueillissait de recevoir Mario Monti, cet ancien de Goldman Sachs qui dirige un "gouvernement de techniciens" sans avoir jamais été élu.

Conçue comme une digue antidémocratique, Sciences Po a conservé au fil du temps sa vocation d’alchimiste qui métamorphose l’arbitraire de la naissance en capacité présumée."

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