(La Croix, 26 juin 23). Hugo Micheron, maître de conférences et chercheur à Sciences Po. 3 juillet 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Hugo Micheron, La colère et l’oubli. Les démocraties face au jihadisme européen, Gallimard, avril 2023, 400 p., 24 e.
La menace islamiste demeure en France un sujet de controverses politiques et intellectuelles. Docteur en sciences politiques, Hugo Micheron est une figure montante de la recherche qui tente de pousser la réflexion sur le djihadisme européen hors des querelles de chapelle et des outrances politiques.
Recueilli par Bernard Gorce
Lire "Hugo Micheron : « Les djihadistes cherchent à exploiter les failles de nos débats »".
La Croix : Vous constatez que l’on a du mal à penser le défi du djihadisme. Est-ce parce que la religion demeure un sujet délicat en France ?
Hugo Micheron : Depuis trente ans, nous envisageons le djihadisme comme une réaction à la spécificité de notre contrat social liée à une certaine conception de la laïcité. Il est vrai que ce principe républicain s’est historiquement nourri d’une part d’hostilité à l’égard du fait religieux. Par réflexe, nous envisageons le combat contre cette idéologie radicale qu’est le djihadisme sous ce prisme exclusif. Ce faisant, on passe à côté du sujet.
Si l’on veut s’élever à la hauteur de l’enjeu, il faut regarder l’entreprise djihadiste pour ce qu’elle est intrinsèquement et élargir la focale, observer ce qui se passe à l’échelle européenne.
La difficulté n’est-elle pas aussi que nous ne parvenons pas à nous entendre sur les causes de la radicalisation ?
H. M. : Certains l’interprètent comme la conséquence d’une marginalisation socio-économique et culturelle de populations issues de l’immigration. D’autres comme un enjeu essentiellement religieux. Ces analyses s’excluent réciproquement alors qu’elles devraient être complémentaires, car le djihadisme est un phénomène politico-religieux. Cette opposition binaire est d’autant plus contre-productive que les djihadistes cherchent à exploiter les failles de nos débats.
Depuis trente ans, nous ne prêtons pas assez attention à la façon dont la propagande des djihadistes exploite et instrumentalise nos propres questionnements – légitimes –, par exemple sur l’impérialisme occidental au Moyen-Orient.
Alors que la menace est retombée, estimez-vous que la mobilisation de la société est insuffisante ?
H. M. : Les vétérans du djihadisme, syriens, égyptiens ou encore jordaniens avaient déjà bien repéré les points de faille des démocraties occidentales, mais ils n’avaient pas toujours une compréhension fine de leur fonctionnement. Ils ont ainsi sous-estimé les capacités de réaction des démocraties, et c’est ce qui va causer leur chute après le 11 septembre 2001. Mais depuis, on est passé en Europe de quelques dizaines d’individus à environ 6 000 militants qui pour la plupart ont grandi en Europe et pensent en des termes plus politiques et plus sophistiqués que leurs aînés.
Il est urgent d’élever la prise de conscience sans attendre une nouvelle vague d’attentats. Lors de la guerre froide, les citoyens percevaient le clivage Est-Ouest, se situaient politiquement entre les blocs soviétique et capitaliste. On doit être aujourd’hui capable de se doter collectivement d’outils de compréhension du djihadisme sans tomber dans les clichés de l’excuse ou de la généralisation.
Entre accusations d’islamo-gauchisme et d’islamophobie, la recherche d’un consensus est-elle possible ?
H. M. : On n’a pas nécessairement besoin d’un consensus, car les controverses peuvent être légitimes. Au moins entendons-nous sur le fait que le djihadisme n’est pas une simple réaction au contexte socio-économique et que cette mouvance a son propre moteur. Nous avons affaire à des militants qui ont un projet et des méthodes pour le concrétiser. Ils ont, selon le terme anglais, une agency, une conscience d’être et de se mouvoir.
Je ne suis pas pessimiste car, à l’échelle de l’histoire, ces enjeux sont récents. Les échanges que nous avons aujourd’hui n’étaient pas imaginables il y a dix ans. La compréhension s’est améliorée mais il existe encore des marges de progression en particulier pour mieux articuler les problématiques de la radicalisation et du djihadisme avec les questions de l’immigration et de l’islam. Il s’agit de distinguer chacun de ces sujets et, quand on les prend ensemble, d’être à la fois prudent et rigoureux.
L’université devrait éclairer la société, or la réflexion sur l’islam et l’islamisme y semble impossible. Pourquoi ?
H. M. : Elle n’est pas impossible. Elle a lieu. Depuis dix ans, des travaux de recherche de grande qualité ont été publiés en Europe. Il ne faut pas tout ramener à des polémiques franco-françaises. Certes la controverse est normale et même bienvenue, mais elle exige une tenue. J’ai parfois été attaqué par des chercheurs qui n’avaient pas lu mes travaux. Là, on touche la limite de l’éthique universitaire.
Le problème est aussi que nous manquons de chercheurs. C’est une question de moyens et aussi d’attraction, car il peut y avoir une forme d’autocensure chez certains jeunes universitaires qui craignent d’être suspectés d’islamophobie en travaillant sur l’islamisme. Malgré tout, quand je nous compare à l’étranger, la France demeure outillée. En Angleterre, la chape de plomb est bien plus lourde.
Les réticences ne viennent-elles pas aussi de la peur de faire le lit de l’extrême droite ?
H. M. : Oui, mais renoncer est la pire des solutions. Quand on laisse le monopole aux forces politiques hystérisantes ou malveillantes, il ne faut pas se plaindre de la médiocrité du débat. Le paradoxe est que c’est souvent chez les progressistes les moins suspects de dérive xénophobe qu’on s’interdit de parler de l’islamisme.
Les djihadistes attaquent pourtant des principes historiquement portés par les gauches européennes : l’égalité entre les genres, l’ouverture des mœurs, la liberté de conscience et d’expression. Il est possible de faire société autour de ces questions sans tomber dans les excès, sans faire aucun compromis avec les faits et sans naïveté. Je dirais même que c’est une nécessité et un devoir."
Voir aussi dans la Revue de presse les rubriques Islamisme, Terrorisme islamiste, le dossier Censures à l’université dans Enseignement supérieur (note du CLR).
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