(L’Express, 25 mai 23). Gérald Bronner, sociologue, président du jury des Prix de la Laïcité 2020-2021. 28 mai 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Lire "Pourquoi nous devons sauver la notion de mérite, par Gérald Bronner".
"La question de la reproduction des inégalités sociales entre les générations est un problème central du monde contemporain. C’est particulièrement vrai pour les systèmes démocratiques qui promettent, a contrario des sociétés traditionnelles, que les cartes de la réussite seront redistribuées en fonction du mérite de chacun. Ce mythe d’une égalité sur la ligne de départ où l’on est censé être récompensé en fonction de ses efforts et de son talent finit par humilier ceux qui restent sur le bord de la route. Dans nos sociétés, si le sang ne transmet plus la légitimité du pouvoir politique, il confère une chance statistique plus grande de réussite. Ceux qui, à tort ou à raison, considèrent qu’ils n’ont pas réussi leur vie peuvent alors, quelles qu’aient été leurs chances initiales réelles, intégrer l’idée que c’est parce qu’ils ont été moins méritants.
Cette rhétorique de la défaite se mue aisément en rage sociale, et cela donne une raison sérieuse de mettre en examen l’idée d’une égalité des chances, comme le souligne Michael Sandel, professeur en philosophie politique à Harvard et auteur d’un livre intitulé La Tyrannie du mérite. Pour cette raison, le récit méritocratique, et même la notion de mérite, est attaqué de toute part aujourd’hui, y compris par une partie de la gauche. N’a-t-on pas entendu récemment Olivier Faure évoquer, lui aussi, la "tyrannie du mérite" ? La méritocratie est une fiction qui ne tient pas toutes ses promesses, c’est entendu, mais elle est peut-être, pour reprendre les mots du sociologue François Dubet, une "fiction utile". Car, dans le fond, quelle est l’alternative narrative ? Ceux qui conduisent au bûcher politique la notion de mérite n’ont pas d’autres récits à proposer que celui du fatalisme social, c’est-à-dire l’idée qu’à de rares exceptions consolantes près, les inégalités sociales ont vocation à se reproduire. Il s’agit d’un récit commode pour inspirer une forme de rage politique, mais il engendre possiblement des effets pervers, notamment celui de se muer en prophétie autoréalisatrice.
Une recherche récente donne de nouveaux arguments à cette crainte. Conduite par trois économistes, Rustamdjan Hakimov, Renke Schmacker et Camille Terrier, elle porte sur 2 000 élèves de terminale en France juste avant la date limite fixée par Parcoursup pour émettre des vœux d’orientation. Il s’agit d’évaluer la confiance en eux-mêmes de ces élèves. Sans surprise, l’étude montre, comme plusieurs autres avant elle, que les enfants d’origine modeste - y compris les meilleurs élèves - souffrent d’un manque de confiance.
Un fatalisme fictionnel
Or, les choix d’orientation sont justement impactés statistiquement, à moyenne générale égale, par cette estime de soi. Lorsqu’elle est faible, elle conduit à des options moins ambitieuses. Mais, après tout, étant donné leurs plus faibles chances de réussite, n’est-il pas raisonnable pour les enfants d’origine modeste d’ambitionner plus bas ? Ce sont les effets que l’on peut craindre et que l’on observe d’un fatalisme social latent.
En effet, ces trois chercheurs ont poussé plus loin leurs investigations : ces jeunes issus des catégories modestes évaluent-ils convenablement la position qu’ils occupent dans la hiérarchie de Parcousup ? La réponse est non : ils se sous-estiment, là aussi. A ce point, les chercheurs leur offrent de connaître leur position réelle. Informés convenablement et parvenant à se défaire d’une vision pessimiste de leur capacité, ces jeunes corrigent leurs choix d’orientation en réduisant notablement les inégalités d’ambition initiales.
Les représentations de soi-même et les fictions auxquelles nous nous attachons pour imaginer notre destination ne sont donc pas sans influence sur la reproduction des inégalités. A ce point, on peut interroger l’intérêt qu’il y a à démolir le mythe républicain du mérite si ce n’est lui substituer un fatalisme tout aussi fictionnel, mais plus instrumentalisable politiquement. Les conséquences de ce fatalisme me paraissent – même au regard des valeurs que prétendent défendre ceux qui le portent – effrayantes. Non seulement il propose une assignation à résidence sociale, mais il risque de décourager la production de l’effort, notamment scolaire, étant entendu que, pour incertaines que soient les chances de réussite, elles ne peuvent puiser leur source que là. Il faut veiller à ce que l’inégalité des chances ne se transforme pas - ce qui serait une double peine - en inégalité des espoirs."
Lire aussi dans la Revue de presse Anne Rosencher : "Non, le mérite n’est pas une notion "offensante"" (L’Express, 17 mai 23) (note du CLR).
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