Anne Rosencher, journaliste, directrice déléguée de la rédaction de "L’Express". 23 mai 2023
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Lire "Non, le mérite n’est pas une notion "offensante", par Anne Rosencher".
"Voici l’histoire édifiante d’un article de 26 pages intitulé "En défense du mérite dans la science". Écrit en anglais et signé par 29 chercheurs et chercheuses de diverses origines et nationalités - dont deux Prix Nobel de chimie -, ce papier s’appuie sur deux axes principaux. D’un point de vue de la théorie des connaissances, d’abord, ces scientifiques enjoignent de continuer à considérer la science comme la lente construction d’une vérité objectivable par le biais de l’observation, de l’expérimentation et de l’itération. "Il faut juger la science sur son seul mérite", résument-ils, même si les vérités scientifiques sont bien sûr susceptibles d’être amendées au fil des découvertes et des percées de la recherche. En revanche, elles ne sauraient jamais être corrigées par une idéologie, aussi bien intentionnée soit-elle.
C’est pourquoi nos 29 chercheurs se désolent de constater l’essor d’une nouvelle école qui remet en question cette notion de vérité objectivable en la présentant comme le faux nez du racisme, du patriarcat et de l’hétéronormativité. Entre mille exemples, ils mettent en garde contre la préconisation d’enseigner sur le même plan les mérites des médecines douces traditionnelles dites indigènes et ceux de la médecine moderne. L’objectif – "décoloniser la science" - sonne progressiste. Mais, d’un point de vue médical, cette préconisation est une régression : "Les traitements efficaces issus de la médecine traditionnelle sont rares, voire inexistants", rappelle l’article. Avant de pointer que "les agences de santé font état de nombreux accidents thérapeutiques impliquant des produits à base de plantes non validés selon les normes ’coloniales’". Notamment dans le traitement des cancers.
Autre axe de défense du mérite dans la science : le recrutement. Pour la nouvelle mouvance – qui a le vent en poupe dans les universités, et l’oreille des administrations pourvoyeuses de financements –, les vérités scientifiques sont malléables et subjectives. Donc, les conclusions auxquelle aboutirait, par exemple, un scientifique gay, ou un scientifique noir, ne seraient pas les mêmes que celles auxquelles aboutirait un chercheur hétérosexuel ou un chercheur asiatique. D’où la nécessité de recruter en fonction de critères d’identité et non selon les seules méthodes de sélection par les résultats académiques. Là encore, les auteurs de l’article mettent en garde contre ces nouvelles préconisations : selon eux, l’insuffisante diversité dans la recherche doit être combattue, mais en amont, comme produit des inégalités et des discriminations, et pas au nom de la vérité scientifique. Car dans les sciences dures, disent-ils, la vérité ne saurait dépendre de l’identité du chercheur.
Le plus édifiant dans cette histoire ne réside pas dans le contenu de l’article, qui pointe et documente une tendance que l’on connaît déjà, et dont nous avons maintes fois parlé et débattu dans ces colonnes. Non, le plus incroyable est que cet article – signé par deux Prix Nobel, rappelons-le – a été refusé par toutes les grandes revues auxquelles il a été soumis. Le rédacteur en chef de l’une d’entre elles motivant son veto par le fait que le "concept de mérite est carrément blessant". Un autre arguant du fait que le mérite était "légitimement attaqué, car creux". En désespoir de cause, les auteurs ont dû se rabattre sur une revue – à comité de lecture, tout de même – dont ils n’avaient jusqu’alors jamais entendu parler, et dont le nom dit tout de cette fable des temps modernes : le Journal of Controversial Ideas.
La double morale de cette histoire est donc que la notion de vérité scientifique objectivable est désormais une "idée controversée", et que le mérite a très-très mauvaise presse. Il faut dire que sa critique est rendue d’autant plus facile que la méritocratie est en crise. A mesure que l’on a fait, politiquement, culturellement, de l’accession aux diplômes l’alpha et l’oméga d’une vie réussie – ce qui était une erreur –, on a laissé la méritocratie s’abîmer de façon scandaleuse. De sorte qu’aujourd’hui certains se drapent derrière un mérite illusoire pour justifier leurs avantages hérités.
"L’élite dirigeante libérale se dit qu’elle préside une saine méritocratie et qu’elle a gagné ses privilèges. La réalité est plus complexe, notait ainsi l’hebdomadaire The Economist dans le manifeste qu’il a publié pour ses 175 ans. Les dirigeants libéraux se sont souvent abrités eux-mêmes des coups de vent de la destruction créatrice." Contre cette "prise en otage du mérite", lequel fonde, pourtant, les sociétés libérales, il faut se battre absolument. Cependant, la notion même de mérite, son ressort philosophique, politique et même scientifique demeurent indispensables. C’est l’incroyable apport des Lumières que d’avoir substitué le mérite aux privilèges, battant en brèche des siècles d’empire de la caste et de la hiérarchie bigote. J’ai beau chercher, je ne lui vois pas d’alternatives. Que des retours en arrière masqués sous les traits du progrès."
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