Livre

G. Delfau : Dans la Loge République, "J’ai voulu me soustraire au tourbillon de la vie publique" (Collectif, 30 ans de République - extrait)

(Collectif, 30 ans de République - extrait). Gérard Delfau, ancien maire et sénateur, directeur de la collection Débats laïques (L’Harmattan), fondateur d’Egale (Egalité Laïcité Europe). 17 juillet 2024

[Les échos "Culture" sont publiés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Collectif, 30 ans de République. Une loge du Grand Orient de France à Paris, éd. Conform, avril 2023, 144 p., 17 e.

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C’est important pour moi d’avoir l’occasion de rassembler mes souvenirs pour ce 30e anniversaire de notre loge République. Peu d’événements dans ma vie ont eu une influence aussi durable que mon engagement en franc-maçonnerie, à la suite d’une démarche de Patrick Kessel, à l’automne 1994.

Je l’avais rencontré lors des luttes que nous menions en faveur de la laïcité, à partir de ce que l’on a appelé l’« affaire du voile islamique ». A vrai dire, des amis du Grand Orient m’avaient déjà sollicité pour que je les rejoigne, sans que je saute le pas. Je craignais d’ajouter une nouvelle obligation, alors que mon emploi du temps était déjà bien rempli entre le Sénat et mon mandat de maire dans l’Hérault, avec les conséquences que l’on imagine sur la vie familiale.

Patrick m’invite donc à déjeuner pour parler de son engagement maçonnique - il est alors Grand Maître -, et plus particulièrement de la loge, qu’il a créée avec Henri Caillavet, et dont la dénomination est en soi un programme, puisqu’elle s’appelle "République". « Les Frères qui l’ont fondée, me dit-il, veulent affirmer, et pas seulement à gauche, que le principe de laïcité-séparation est à la base de notre vie démocratique et qu’il exclut toute pratique communautariste, que symbolise, entre autres, la tentative d’introduire le voile islamique au sein de l’école publique. »

Son propos rejoint mon propre cheminement, en tant que militant socialiste. Et je suis intéressé par la dimension collective que revêt ce combat dans une loge du Grand Orient. Comme lui, je suis scandalisé par le manque de courage dont a fait preuve Lionel Jospin, ministre de l’Éducation nationale, en 1989, au moment où a éclaté la polémique autour de la collégienne de Creil.

Et, depuis, la situation au sein du PS n’a cessé de s’aggraver. Le sinistre congrès de Rennes, en 1990, a débouché sur la débâcle de la gauche, aux législatives de mars 1993, puis sur le suicide de Pierre Bérégovoy, le 1er mai. Ce dernier événement m’a marqué tout particulièrement, car j’avais une profonde admiration pour cet ouvrier autodidacte, devenu Premier ministre de François Mitterrand, et avec qui je militais depuis les années 1970.

Bref, je suis alors plongé dans une profonde crise morale.

Aussi l’idée de prendre du champ, et de rompre mon isolement, en rejoignant les milliers de Frères qui se battent en faveur de la philosophie des Lumières et des idéaux de la Révolution française, m’attire. Après un temps de réflexion, j’accepte la proposition. Et je suis initié durant le premier trimestre 1995. Je franchis, pas à pas, les étapes maçonniques ; et le 10 octobre 1997 j’accède au grade de Maître.

Je n’ai jamais regretté ce choix, même si mes mandats électifs, puis l’âge, ne m’ont pas permis d’être aussi assidu que j’aurais dû l’être. J’en ai conscience.

Avec le recul, j’analyse ainsi cette décision : l’entrée en maçonnerie signifie que j’ai voulu me soustraire au tourbillon de la vie publique. Je reprends, deux mercredis par mois, le contrôle de mon temps ; je redeviens un citoyen comme les autres. Et, paradoxe pour certains, je savoure le silence imposé à l’Apprenti : devoir me taire est une joie, alors que le reste de la semaine, dans ma fonction de maire ou de parlementaire, je dois sans cesse prendre position, évaluer des situations complexes ou critiques, et, après avoir écouté les uns et les autres, arbitrer pour le compte de tous.

Cette attitude de relatif retrait ne m’a d’ailleurs jamais quittée dans mon engagement au sein de la loge. J’ai, par exemple, décliné à plusieurs reprises la charge d’Orateur que l’on me proposait. Je voulais, au moins dans ce cadre-là, participer aux travaux, sans exercer de fonction spécifique. Bien sûr, en contrepartie, j’essayais d’apporter ma pierre à la réflexion, soit par de brèves interventions dans la discussion, soit par des planches sur des sujets liés à mes activités ou à la publication d’un livre. Je me souviens de ma planche sur le « Droit au travail », qui avait suscité de riches réactions, au moment où, au contraire, le débat public tournait autour du « Revenu universel d’existence », que je considérais comme une imposture intellectuelle, doublée d’une impossibilité financière.

Jour après jour, je me suis enrichi au contact de fortes personnalités, membres de la loge, ou de l’orateur d’un soir, à l’occasion d’une tenue blanche. Et j’ai apprécié les échanges sans protocole avec des militants de terrain, notamment lors des agapes. J’étais alors un franc-maçon parmi d’autres Frères, ou Sœurs, quand la loge est devenue mixte.

Pourtant, durant ce compagnonnage, un Frère tout particulièrement m’a marqué : Henri Caillavet. Il sortait d’une longue carrière politique : tour à tour député, sénateur et ministre, ayant fait preuve d’un rare courage, puisqu’il avait ouvert la voie à l’IVG, au droit de mourir dans la dignité et au don d’organes. C’était un « esprit libre », comme il se définissait lui-même dans son autobiographie (Le Cherche Midi, 2007). C’était, surtout, un franc-maçon exemplaire, fidèle à son engagement précoce : fils d’un Vénérable d’une loge d’Agen, initié dès l’âge de 21 ans, nous l’avons vu participer aux travaux maçonniques, tant que ses forces le lui ont permis.

J’ai conservé deux brèves lettres manuscrites, qu’il m’avait adressées. Elles sont datées de novembre 2005 et juin 2006, et difficilement lisibles, car il était à ce moment-là presque aveugle. Dans l’une, il me remerciait pour l’envoi de mon livre : Du principe de laïcité. Un combat pour la République. Dans l’autre, il s’excusait de ne pouvoir être présent à une tenue, où je devais faire une planche. Il avait passé les 90 ans… Jusqu’à son dernier souffle, il s’est battu pour la République et pour la Liberté absolue de conscience. Il est une référence pour la jeune génération.

Entré dans l’âge, j’essaie à mon tour de ne pas décrocher, et je me consacre à la collection « Débats laïques », que j’ai créée, en 2015, aux éditions L’Harmattan, avec un premier livre intitulé : La Laïcité, défi du XXIe siècle. C’est une autre façon d’honorer mon engagement maçonnique.

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