par Claude Ruche 30 mars 2016
Gérald Bronner, La pensée extrême, comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, PUF, 19 €.
Autant le dire tout de suite, les sociologues me font le même effet que les alcools forts. D’abord une délicieuse ivresse qui transporte et qui exalte, rendant les choses plus belles et plus compréhensibles mais qui se termine, hélas rapidement par des hémorroïdes. J’avais un ami qui comparait la sociologie au supplice du pal qui, disait-il commence si bien et se fini si mal [1]. La formule, je le concède, n’est pas très élégante mais correspond fort bien, à ce sentiment de gène que me procure toujours cette science sans conscience pour laquelle les êtres humains sont ravalés au rang de rats de laboratoire.
Je reconnais pourtant que ce n’est pas l’effet que m’a laissé la lecture du livre que Gérald Bronner a consacré à la pensée extrême. Même si elle n’est pas d’un abord facile, la démonstration est brillante et émaillée d’exemples divers et variés que l’auteur utilise pour éclaircir son propos et le rendre plus digeste. Malgré cet effort stylistique incontestable, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un livre scientifique tout rempli du jargon spécifique à ce groupe particulier de chercheurs qui, ne comprenant pas toujours ce qu’ils observent, masquent leur impéritie derrière des mots savants et des concepts qui frisent souvent la pédanterie.
Cherchant à comprendre comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, le professeur Bronner s’interroge sur l’opposition très ancienne entre la raison et la croyance et nous invite à faire l’effort de percevoir les raisons qui peuvent conduire à devenir « croyant ». La première partie du livre est une habile démonstration, très savante et très documentée, qui doit nous amener à prendre conscience que le fanatisme habite chacun de nous à des degrés divers et qu’il est inhérent à la condition humaine. Pour ce faire, il convoque les stéréotypes et les préjugés, sans lesquels une démonstration sociologique digne de ce nom n’a pas de sens et il démontre, avec brio, qu’ils sont à l’origine du rejet de l’autre et, plus fort encore, que la stratégie de confirmation de nos préjugés conduit irrémédiablement au fameux : « qui se ressemble, s’assemble ». Comme souvent avec la sociologie, le propos est intelligent, la démonstration brillante mais le résultat engendre souvent la perplexité.
En effet, le déploiement d’une pensée sociologique dans toute sa complexité ne serait pas complet s’il ne reposait pas sur le relativisme le plus absolu. E. Durkheim disait que nous ne réprouvons pas le crime parce qu’il est un crime mais c’est parce que nous le réprouvons qu’il est un crime et il ajoutait que la peine infligée aux criminels est une vengeance. Monsieur Bronner nous apprend quant à lui, que l’extrémisme est un phénomène social et que pour le comprendre il convient de considérer que les phénomènes sociaux sont constitués d’une hybridation entre des invariants de la pensée et des variables sociales. C’est à ce moment de la lecture que mes varices anales ont commencé à me faire souffrir car l’auteur essaie de nous démontrer que le fanatisme artistique et le fanatisme religieux procèdent du même cheminement intellectuel et psychologique. Quelle différence y aurait-il, en effet, entre cet artiste japonais qui s’est précipité du haut d’un immeuble sur une toile blanche, créant ainsi une œuvre unique et un fanatique religieux qui se fait exploser au milieu d’un marché ? Pour Gérald Bronner il n’y en a pas puisque les deux démarches procèdent de la recherche d’une forme d’absolu. Il suggère même que dans l’avenir, nous en viendrons peut-être à considérer que le kamikaze s’éclatant au milieu d’un aéroport pourrait être considéré comme l’expression la plus avancée de l’art contemporain le plus extrême s’expriment dans une débauche de sons et de couleurs. Nous avons hâte d’y être et il est à parier que les sociologues arriveront à nous démontrer que payer un droit d’entrée pour ce type de spectacle n’est pas amoral mais procède d’un soutien légitime aux intermittents du spectacle outrageusement persécutés par le pouvoir en place. Car enfin l’auteur fait observer que tout le monde a des croyances et cela nous paraitraît injuste d’être pris pour des idiots par ceux qui ne les partagent pas. Nous sommes rassurés, c’est bien d’un livre de sociologie qui ne tranche pas, qui ne juge pas, qui ne compare pas et qui ne conclut pas non plus. Car la sociologie n’apporte jamais de conclusions ni de solutions. Ce livre ne fait pas exception à la règle et se place dans cette pensée correcte et superficielle qui tient lieu de déontologie à une société qui ne voit aucune contradiction entre les principes libéraux de libre échange mondialisés et la lutte engagé contre ce qu’elle dénonce comme les « tabous arbitraires de la morale ».
Alors, je suis parfaitement conscient que mes propos sont une parfaite illustration de ce que dénonce Gérald Bronner dans le concept de « procédure de confirmation ». Nous retenons, en effet, les éléments qui confirment nos préjugés et il y a le risque de se laisser enfermer, nous dit-il, dans des visions étroites, voire mesquines du monde. Ce que ce livre a apporté à mon esprit (étroit), c’est la confirmation de la malfaisance d’une pensée sans valeurs et sans principes, brillante dans sa formulation mais dévastatrice dans ses effets.
Claude Ruche
[1] "Le supplice du pal est un jeu qui commence si bien et qui finit si mal", Angélique et le Roy, de Bernard Borderie, 1966 (note du CLR).
Lire aussi "Les comiques croupiers" (J. Macé-Scaron, Marianne, 25 mars 16), Gare à l’esprit munichois ! Réponse à Alain Policar (Ch. Coutel, 16 mars 16), R. Enthoven : "Pourquoi, dès qu’on attaque des fondamentalistes, se fait-on sermonner par des sociologues ?" (Europe 1, 19 fév. 16), J.-P. Le Goff : « Rompre avec la démocratie du déni et du relativisme culturel » (lefigaro.fr , 7 fév. 16), "Expliquer, c’est excuser" (H. Glevarec, liberation.fr , 24 jan. 16) (note du CLR).
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