par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 23 juin 2022
Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.
[Voir l’extrait précédent : "La laïcité adjectivée" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait) ]
Des titres d’extrême droite posent la question, pleine de sous-entendus. Le 1er avril 1989, François Mitterrand inaugure la pyramide du Louvre. L’opinion est versatile qui, dans un premier temps dénonce l’œuvre de Ieoh Ming Pei, l’architecte américain d’origine chinoise, comme elle l’avait fait pour Beaubourg, le musée Georges Pompidou, comparé à une raffinerie de pétrole multicolore. Mon inculture en ce domaine me conduisit à railler avec les sots et les sectaires cette architecture alors d’avant-garde, musée que les jeunes allaient vite s’approprier. Comme quoi, il ne suffit pas de se croire libre pour ne pas s’embarquer sur le manège des préjugés.
Le projet de pyramide, comme celui de Beaubourg, mobilise contre lui au nom de la défense de "la Tradition", de "l’Esthétique", de "l’harmonie des formes et des matériaux". Quelques voix lui reprochent de couronner la politique de grands travaux de François Mitterrand, expression de "la main cachée des francs-maçons". En réalité, Mitterrand semble avoir toujours été sensible aux rites de la mort et des forces invisibles. "Je me sens en communication avec les forces telluriques de ce qui fut toute l’histoire de la France. Rien ne m’en écarte, et c’est ainsi que je finirai", avait-il déclaré en 1981. De Lascaux au Louvre, de Solutré à l’Élysée, stoïque face à la maladie qui le ronge, il laisse entrevoir une obsession mortuaire et donne à certains visiteurs la double image d’un monarque et d’un mage mystique dialoguant avec toutes les divinités d’un univers païen. Un remake des Deux corps du roi d’Ernst Kantorowicz [1].
Plus qu’un roi, un pharaon des temps modernes défiant l’éternité, ainsi que le représentaient des dessinateurs de presse. Tel fut le sentiment que j’éprouvais lorsqu’il me reçut dans son bureau à l’Élysée, douloureusement assis sur une bergère, droit comme la statue du Commandeur. Fil rouge de sa vie spirituelle, il est sensible aux lieux mythiques de l’Antiquité et à leurs légendes, celles des Égyptiens, des Parthes, des Grecs, des Hébreux, des Celtes, lui qui fit du pèlerinage annuel de Solutré son rite personnel et présidentiel. Jeune président, il découvre le mont Beuvray, Bibracte, l’oppidum où Vercingétorix a fait l’union des chefs gaulois avant d’affronter les légions de Jules César, ainsi que l’indique une plaque commémorative dressée sur place. Il envisage d’en faire un symbole de l’unité nationale, d’y faire bâtir un musée de la civilisation celtique, un centre archéologique européen. Une arrière-pensée excite -t-elle sa curiosité ? Quelques temps plus tard, Danielle Mitterrand achètera une parcelle de terrain sur ce site avec l’intention de s’y faire enterrer avec son mari [2].
Les choix qu’il impose dans sa politique de "grands travaux" ne peuvent qu’encourager ceux qui veulent y voir une adhésion à une spiritualité maçonnique. Le journaliste du Monde Philippe Chassin lui confère le titre de "grand architecte", jouant sur l’ambiguïté entre la profession et le grade maçonnique. Catherine Nay, journaliste qui aime le brocarder, écrit qu’en s’inclinant au Panthéon devant les trois tombes de Jean Jaurès, Jean Moulin et Victor Schœlcher "le Président a sacrifié à un obscur rite maçonnique" [3]. Cette fable ressortira de temps à autres des limbes.
Il est vrai que chacune des œuvres architecturales que le président fait sortir de terre a la pureté des formes géométriques chères aux grands bâtisseurs : hypercube en forme de grande arche à la Défense, colonnes épurées de Buren, sphère à La Villette, équerre à la nouvelle Bibliothèque nationale de France, réplique symbolique de la mythique bibliothèque d’Alexandrie, qui deviendra la bibliothèque François Mitterrand, colonnes du Monument des Droits de l’Homme au Champ de Mars inspirées du temple de Salomon, ont cru discerner certains commentateurs, Opéra-Bastille pour célébrer le bicentenaire de la Révolution, barque solaire de Rambouillet barrée par un pharaon au profil de Mitterrand seraient autant de symboles cachés liés à la franc-maçonnerie !
La pyramide du Louvre enfin, signerait une démarche symbolique, voire ésotérique, dont le président se serait fait publiquement l’écho au soir de sa vie. Après les premières polémiques qui accueillirent le projet d’installer une pyramide de verre au cœur de la cour du Louvre, des controverses se firent jour autour du nombre de plaques de verre recouvrant chaque face du monument, certains croyant y discerner l’expression kabbalistique de la science des nombres : 666, le nombre de la Bête et parfois nombre solaire, ainsi que des trois petites pyramides et des sept bassins triangulaires qui l’entourent comme pour la pyramide de Gizeh [4].
De là les élucubrations affirmant que celui qu’on appelait le "sphinx élyséen" était franc-maçon. Au risque de les décevoir, Mitterrand ne fréquentait pas ceux qu’il surnommait, non sans moquerie, "les frères la gratouille", allusion au serrement de mains, signe de reconnaissance entre "Fils de la Lumière". Cela ne l’empêchait nullement, comme l’a confié Marie de Hennezel, psychologue et amie de longue date du président, d’être fasciné par la mythologie égyptienne, par les spiritualités qui pensent la mort en termes de mystère. N’a- t-il pas susurré aux Français dans un ultime message presqu’intime qu’il "croyait aux forces de l’esprit" ? Gérard Colé, ancien, collaborateur à l’Élysée compara François Mitterrand au minotaure dans le dédale [5].
Sur le tard, face à l’imminence de la mort, il retourne dans cette Égypte qui le fascine, se fait déposer en hélicoptère au sommet du mont Moïse où le prophète aurait vu le buisson ardent et reçu de l’Éternel la table des Dix Commandements. À Assouan dans le sud, il tourne autour de la pointe de l’île Éléphantine sur une felouque au nom d’Isis, la déesse qui lutte contre la mort, évoquant peut-être la barque solaire sur laquelle les pharaons traversaient le fleuve afin de rejoindre Osiris pour l’éternité. François Mitterrand demeurera comme le Président non pas le plus religieux mais le plus attaché au symbolisme, aux Mystères, avec un goût prononcé pour les rituels et les célébrations fussent-ils laïques.
Pour certains, ce ne pouvait être qu’une preuve supplémentaire de l’appartenance du président à la société secrète dont il partageait la spiritualité et l’occultisme, au demeurant de façon bien plus érudite que la plupart des maçons ! Cela fit bien rire rue Cadet [6], où l’on cultive l’"Art royal", non comme l’art de gouverner les hommes, mais comme l’alliance de la sagesse de Salomon, roi d’Israël, et de la connaissance d’Hiram, architecte du Temple [7].
[1] Ernst Kantorowicz, Gallimard, 1989.
[2] Paris Match, 28 septembre 1995, interview de Danielle Mitterrand.
[3] Catherine Nay, Le Noir et le Rouge. L’histoire d’une ambition, Grasset, 1984 (note du CLR).
[4] Nicolas Bonnal, Mitterrand le grand Initié, Albin Michel, juin 2001.
[5] Cité dans Nicolas Bonnal, op.cit.
[6] 16 rue Cadet 75009 Paris, siège du Grand Orient de France (note du CLR).
[7] On lira avec intérêt de Pierre-Henri Tavoillot, Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’Art politique, Odile Jacob, 2019.
Voir aussi "Marianne toujours !" sur le site de l’éditeur,
et le dossier Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, par Patrick Kessel (L’Harmattan, 2021) dans Culture (note du CLR).
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