Livre

"La laïcité adjectivée" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 9 juin 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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[Voir l’extrait précédent : Autour de la bataille scolaire, des francs-maçons pour un dialogue avec l’Eglise (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait) ]

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L’affaire, dans les tuyaux depuis un moment, est lancée officiellement au Congrès de la Ligue de l’Enseignement, à Lille en 1986. Opération idéologique ? Opération politique ?

La résolution finale, intitulée "Laïcité 2000", présentée par Jean-Louis Rollot, secrétaire général, annonce clairement l’objectif : "Nous avons décidé de rencontrer les églises pour engager avec elles le débat sur le contenu d’un contrat laïque pour notre époque." Le texte précise que le dialogue avec toutes les Églises, religions, convictions, peut désormais se généraliser et prendre une forme institutionnelle. Cela signifie clairement que la Ligue est favorable à la reconnaissance institutionnelle des Églises, à leur retour dans le champ politique et qu’il convient d’élaborer de nouvelles règles. C’est prendre frontalement le contrepied de la loi de séparation dont l’article 2 affirme exactement le contraire : "La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte." La laïcité dite "nouvelle", dès son lancement, affiche clairement son objectif : en finir avec la séparation et instituer un partenariat entre les cultes et l’État. Les congressistes, un peu naïfs, sont vraisemblablement portés par un élan de générosité.

Les francs-maçons, et ils sont nombreux à la Ligue, n’aiment guère les conflits, même s’ils les assument avec détermination lorsque cela se révèle nécessaire. Les appels au dialogue, aux synthèses, à la générosité, à la tolérance pourvu qu’elle soit mutuelle, à la fraternité sont toujours perçus d’une bonne oreille. N’est-il pas écrit dans les rituels que la franc-maçonnerie a été conçue pour "rassembler ce qui est épars" ? Les congressistes ne voient pas que cette laïcité adjectivée va ouvrir la voie au communautarisme, à la ghettoïsation culturelle et sociale, à l’enfermement des individus dans leur communauté supposée d’origine, au retour du religieux en politique, à la fragilisation de la citoyenneté, et dénaturera la laïcité qu’ils prétendent moderniser. Ils ne sont alors pas nombreux à prendre la mesure des dangers, de ce qui allait créer jusqu’à aujourd’hui une profonde fracture au sein de la gauche.

En réalité, l’opération, préméditée de longue date, entre en phase active dès l’échec du projet Savary en 1984. La Ligue de l’Enseignement, fille aînée de la laïcité, en sera le cheval de Troie. A quels objectifs politiques répond-elle ? Son président, Michel Morineau, l’exprime sans ambages. "En 1983, nous décidâmes d’entreprendre l’aggiornamento de la laïcité qui prône une laïcité pour l’an 2000. L’année 1984 allait confirmer, à propos du débat sur l’école, que les porteurs de vieilles lunes, les discoureurs en langue de bois étaient bel et bien dépassés. Ils se trompaient de siècle et faisaient peine à voir se trimbaler avec leurs nostalgies des gloires passées […] Même la classe politique traditionnellement en phase avec la laïcité, se demandait prudemment s’il ne valait pas mieux se consacrer à des sujets plus importants" [1]. Voilà qui a le mérite de la clarté. Michel Morineau n’est pas homme à s’engager à la légère, même s’il lui arrive de se tromper lourdement, par exemple quand il fera entrer Tariq Ramadan à la commission "Islam et laïcité" de la Ligue et contribuera à sa montée en puissance.

Le mouvement prend intellectuellement corps avec la publication en 1984 du Nouveau pacte laïque de Jean Baubérot, qui va rejoindre la Ligue et devenir le chantre de cette dérive doctrinale. Ainsi que l’indique le titre de l’ouvrage, l’intention est d’en finir avec le pacte scellé par la loi de séparation, de la même façon que la "Nouvelle alliance" des chrétiens voulait se substituer à l’ancienne des juifs. En 1990, il signe avec René Rémond et la Ligue de l’Enseignement un texte "Pour une laïcité moderne". L’opération n’est pas tombée du ciel ! Elle participe d’une stratégie qui va permettre à l’Église d’instrumentaliser la Ligue. Celle-ci entreprend une série de consultations discrètes pour engager la réflexion en vue d’un "contrat laïque pour notre époque". Au prétexte de moderniser la laïcité, c’est en fait un immense grand bond en arrière.

L’affaire du foulard au collège Gabriel Havez de Creil, en 1989, réveille les laïques, en mettant en lumière les dangers qui menacent désormais une laïcité présentée comme définitivement acquise. Le gouvernement tergiverse et finit par se décharger de sa responsabilité en transférant le dossier brûlant au Conseil d’État qui, à son tour, se défaussera sur les chefs d’établissements, tout en affirmant que le voile ne peut pas être un motif d’exclusion. Courage, fuyons ! Cinq intellectuels, Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler, publient dans Le Nouvel Observateur [2] un appel à résister à ce "Munich des consciences", exhortant le ministre de l’Éducation à "ne pas capituler. L’avenir dira si l’année du bicentenaire aura vu le Munich de l’école républicaine", écrivent-ils.

Quelques mois après la fatwa lancée par l’imam Khomeiny contre l’écrivain Salman Rushdie pour ses Versets sataniques [3] et alors que la révolution iranienne de 1979 a entrepris un processus de reconquête islamique des consciences dont l’onde de choc se fait sentir jusqu’en France, cette affaire déchire la gauche et la droite. Alors que les trois jeunes filles vont finir par enlever leur voile à l’école sur injonction du roi du Maroc, SOS Racisme, le MRAP, la Ligue des droits de l’homme, des socialistes, des communistes, des catholiques, condamnent la décision du principal du lycée de renvoyer, temporairement, les jeunes filles. Au contraire, au SGEN-CFDT on s’exclame "Bas les foulards !" La FEN, vent debout, défend le principal et la laïcité menacée.

À l’Assemblée nationale, le sujet excite les tensions. Deux députés socialistes, anciens instituteurs, se rendent au Palais Bourbon voilés d’un fichu, pour protester contre le manque de soutien du gouvernement au principal et aux enseignants. Leur humour discutable vise aussi à réveiller leurs collègues parlementaires. Ils ont saisi avant les autres que cette affaire fragilise la laïcité et va creuser une profonde fracture au cœur de la gauche. La Ligue de l’Enseignement se prononce ainsi en faveur du droit pour les jeunes filles à porter le voile au collège. Jean-Louis Rollot, son secrétaire général, militant socialiste, dans son éditorial, fait le lien avec la laïcité nouvelle. "Nous ne transigerons pas à propos de notre avancée commune et trop lente vers les droits de l’homme", écrit-il, comme si le droit à porter le voile prenait désormais place sur la table des Droits de l’Homme [4]. C’est désormais au nom de ces derniers qu’avanceront paradoxalement les disciples de la "laïcité nouvelle", renvoyant les individus à leurs communautés présumées, à leurs coutumes et traditions même lorsque celles-ci aliènent la liberté et la dignité des femmes. Ils prétendent que la laïcité sans qualificatif serait devenue une idéologie d’exclusion. Cette laïcité qu’ils défendaient quand il s’agissait de contenir l’activisme de l’Église catholique serait devenue réactionnaire dès lors qu’il s’agit de l’islam en France. Quelques années plus tard, les indigénistes, les racialistes, les islamo-gauchistes, y trouveront matière pour accuser la laïcité d’être colonialiste, raciste, islamophobe ! "La gauche multiculturaliste à la SOS racisme a muté en gauche indigéniste", écrit trente ans plus tard la journaliste Eugénie Bastié [5]. Étonnant retournement des mots. Nouvelle version de l’arroseur-arrosé !

L’offensive nourrit un débat national. Les représentants des religions montent en ligne pour soutenir l’initiative de la Ligue. Le pasteur Jacques Stewart, président de la Fédération protestante, alors que les protestants ont largement soutenu la laïcité et la loi de 1905, déclare qu’il est urgent de "redéfinir une sorte de pacte laïque" [6]. "La laïcité n’est pas autre chose que cette reconnaissance de la liberté culturelle et religieuse des différentes communautés", déclare à son tour le grand rabbin Joseph Sitruk qui oublie la liberté de conscience, premier terme du premier article de la loi de 1905 [7]. Mohamed Arkoun, professeur d’histoire de la pensée islamique, modéré de réputation, se déclare en faveur d’une redéfinition du cadre de la laïcité. "La laïcité me paraît aujourd’hui intellectuellement dépassée. J’accuse la raison des Lumières d’avoir substitué le dogme de sa souveraineté à celui de la raison théologique", dit-il [8].

Du côté de l’Église, René Rémond, historien catholique, pressent que cette "affaire du voile arrive au mauvais moment. C’est un grain de sable qui vient interrompre notre reconnaissance institutionnelle", déclare-t-il devant la Conférence épiscopale. On ne saurait être plus clair sur les arrière-pensées de chaque parti dans ce pacte diabolique. Le président de la Conférence épiscopale française, l’évêque Jean Vilnet, déclare en 1987 qu’il souhaite "redéfinir le cadre institutionnel de la laïcité". "Entre l’Église et l’État, on ne peut plus parler de séparation, mais de collaboration", dira l’année suivante le cardinal Decourtray, qui lui a succédé à la tête de cet organisme. Quant au cardinal Lustiger, il ne réclame rien de moins que la renégociation de la loi Jules Ferry et l’intégration de l’instruction religieuse dans l’enseignement primaire public. Il ajoute qu’il n’écarte pas l’idée que les prêtres, les pasteurs, les rabbins, les imams soient associés à l’enseignement religieux dans les établissements publics [9].

"Le débat laïque est en train de changer de terrain et de nature", écrit Henri Tincq, journaliste du Monde. Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour s’en persuader. La FEN, Fédération de l’Éducation nationale, réagit en déclarant qu’il n’est pas acceptable que l’État confie à l’école catholique de l’argent public. La Ligue répond à l’occasion de son congrès de La Rochelle de février 1988, que la formule "école publique-fonds public, école privée-fonds privés a cessé d’être opératoire".

Le couronnement de l’opération a lieu le 1er décembre 1990 à l’Arche de la Fraternité à la Défense. La Ligue y tient les Assises de la Laïcité plurielle. Elle y dénonce une "laïcité uniforme, hexagonale, normative, bouclier contre le pluralisme et la diversité". Interviennent notamment Claude Cheysson, ancien ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand, Jean Baubérot, Mohamed Arkoun, René Rémond, Alain Touraine, Benjamin Stora, Claude Julien, l’ancien patron du Monde et président de la Ligue, et Roger Leray, ancien grand maître du Grand Orient de France, ainsi qu’il est précisé sur le programme. La guerre est ouverte. Une guerre à bien des égards fratricides car plusieurs maçons ont choisi de soutenir cette initiative.

Mais que fait Roger Leray, dans cette galère ? "Il est venu montrer que la franc-maçonnerie n’était peut-être pas le bloc monolithique auquel il est fait souvent référence", écrit Jean-Michel Dumay dans les colonnes du Monde. Explication un peu courte pour qui connaît Roger, anticlérical assumé, homme d’action, plus politique que philosophe ? Ces maçons ralliés à la laïcité nouvelle ont-ils conscience d’ouvrir la voie à une contestation radicale de la laïcité et des principes que la République et la franc-maçonnerie ont en commun ? Ou bien sont-ils aveuglés par d’autres perspectives ? Des intellectuels perçoivent le danger et le disent. Régis Debray met en garde contre cette périlleuse dérive en écrivant que "le droit à la différence accouchera de la différence des droits". L’ethnologue Marc Augé surenchérit : "Les stratèges de la nouvelle laïcité opèrent une double confusion en réduisant la culture à la religion et l’individu à sa culture. Cette double réduction est intellectuellement intenable. Socialement, elle aboutirait à une culture patchwork, à un ensemble de ghettos communautaires, au rejet de la laïcité."

Sont-ils naïfs ou bien complices d’une opération politique, ces vieux briscards de la laïque, militants éprouvés, qui ont mis la Ligue sur les rails de ce révisionnisme ? Pierre Tournemire, vice-président, un homme subtil, authentiquement de gauche, se défend de toute sympathie pour le communautarisme mais a enfourché le thème de la "laïcité nouvelle". Ne faisons pas de procès d’intention. Mais la question se pose : qu’est-ce qui a poussé les dirigeants de la Ligue sur cette voie qui allait faciliter l’invasion idéologique du communautarisme et contribuer grandement à l’effondrement électoral de la gauche ? Probablement certains étaient-ils animés des meilleures intentions du monde et imaginaient-ils lutter contre certaines formes de racisme et de ségrégation sociale bien réelles ? Ont-ils sincèrement imaginé qu’une page de l’histoire sociale était tournée et que pour la gauche, le droit à la différence allait prendre le pas sur le droit à l’égalité ? Ont-ils été manipulés par des dignitaires de l’Église, comme le pensait Louis Astre ? Ont-ils trouvé à cette occasion les moyens de faire face à une situation financière délicate conduisant le secrétaire général de l’époque, Jean-Louis Rollot, à contracter un emprunt auprès d’une banque du Vatican ? Ont-ils cédé à un discours libéral-gauchiste dont certains animateurs ont investi ces année-là le mouvement associatif, en particulier des associations de défense des droits de l’homme, et dont les plus sectaires s’accommoderont de l’islamo-gauchisme quelques années plus tard ? Ont-ils cédé à la tentation de promesses politiques, enrôlés dans une opération de grande envergure visant à préparer une nouvelle majorité pour la fin du mandat présidentiel ?

De fait, par son engagement notamment sur les signes religieux à l’école, la Ligue a contribué à la fragilisation de la loi de séparation, à l’oubli du serment de Vincennes [10] et à la montée du communautarisme qui va peu à peu se substituer au républicanisme dans une partie des têtes de gauche. Des voix de gauche et non des moindres, après avoir acquiescé aux velléités de modification de loi de séparation, d’élargissement du financement public des écoles confessionnelles, de développement de l’enseignement de la religion à l’école, plaident en faveur du Concordat.

Pierre Joxe, un pilier de la Mitterrandie, ministre de l’Intérieur, à l’occasion d’un déplacement en Alsace, devant les parlementaires et autorités religieuses du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, déclare le plus officiellement du monde que "le gouvernement tient à ce que les autorités spirituelles et morales que sont les responsables religieux de ce pays fassent entendre leur voix sur les problèmes de notre temps". En conséquence, lui qui passait jusque-là pour un des grands défenseurs de la laïcité dans l’entourage du président, propose de maintenir et même d’améliorer le statut concordataire [11]. Cette déclaration, qui sur le coup suscite mon étonnement et même ma colère, ne doit rien au hasard. Pierre Joxe, pour qui j’ai un grand respect, avec qui j’ai travaillé dans le cadre d’une équipe restreinte préparant la candidature du Président à un second mandat, n’est pas homme à improviser à la légère. La communication qui guide aujourd’hui tant de femmes et d’hommes politiques pour faire parler d’eux n’est pas de son monde. Joxe, héritier par son père Louis d’une tradition de grand serviteur de l’État, est dans le style d’un principal de collège sévère, d’un pasteur austère. Sa rigueur le précède. Son self-control est son armure. Sa prudence réfléchie, son arme préférée. Les mots sont ses munitions. Et quand il s’exprime, il vise, arme et tire au cœur de sa cible. À Strasbourg, il n’a pas parlé sans l’aval du président. Même s’il avait su en 1982, alors qu’il présidait le groupe socialiste à l’Assemblée, s’opposer, mais en vain, à la réhabilitation des généraux félons de l’OAS voulue par le président. Cette intervention en Alsace en 1990 est un ballon d’essai qui donne à ce mouvement en faveur de la laïcité nouvelle sa pleine dimension politique. Et qui ouvre la voie à de possibles accords politiques entre la gauche modérée et le centre.

Rue Cadet, en dépit de démarches de séduction du pouvoir, la question de l’avenir de la laïcité se pose en d’autres termes. Quand on sait le nombre de francs-maçons socialistes à la direction de la Ligue de l’Enseignement à cette époque, ces questions prennent sens. Les frères socialistes, en loge, s’interrogent.

Le grand maître de la principale obédience maçonnique française et la plus engagée dans la défense de la laïcité, Roger Leray, a-t-il répondu à une sollicitation politique extérieure ? François Mitterrand, dont la culture, les intuitions et la capacité d’anticipation font un politique hors pair, sait probablement dès son élection à l’Élysée que l’Union de la gauche est morte et qu’il lui faut trouver une alternative, d’autant que le "tournant de la rigueur" conduit la partie la plus à gauche de son électorat à s’éloigner de lui. Gouverner demain, se faire réélire après-demain, mais comment sans une nouvelle majorité ? Après le PC, le Centre et l’Église ? Celle-ci fait des ouvertures. Dans cette perspective, il conviendrait de désensibiliser la question laïque, de dévitaliser la loi de séparation sans s’éloigner des engagements. "Concilier les contraires, dans ses passions politiques et sentimentales, est un art dans lequel excellera toute sa vie François Mitterrand", écrit la journaliste Michèle Cotta, amie fidèle, qui évoque à son propos "une sorte de double vie entre résignation et résistance" [12].

La force suggestive du président aurait-elle convaincu des personnalités connues pour leur sensibilité laïque de s’engager sur cette voie d’une laïcité subtilement présentée comme "apaisée" ? La question est ouverte. Michel Morineau, ancien président de la Ligue et porte-drapeau de la rénovation de la laïcité et Roger Leray, ancien Grand Maître, parmi d’autres, seront nommés au Conseil économique et social. Lien de cause à effet ? Michel Charasse s’opposera à cette interprétation. À l’occasion d’entretiens réguliers et amicaux, avec sa coutumière véhémence, il soutiendra que le président était déterminé à mener la réforme à son terme et que c’est la famille laïque qui n’avait pas été capable d’honorer son rendez-vous avec l’histoire. Michel, anticlérical invétéré, en voulait beaucoup aux syndicalistes de l’Éducation nationale ainsi qu’aux "petits frères qui s’étaient laissé rouler dans la farine par les curaillons" !

L’échec de la loi Savary est dans la tête des délégués au Convent de septembre 1984. Des représentants des loges se félicitent de l’indépendance politique de l’obédience et de la fermeté dont a témoigné le Grand Maître Paul Gourdot. Ils critiquent le gouvernement qui n’a pas tenu ses promesses. D’autres font valoir que ce gouvernement a réalisé davantage de transformations positives que le pays n’en avait connu depuis 1958, qu’il convient de le soutenir même si un temps de pause est devenu nécessaire, comme ce fut le cas pour Léon Blum en plein Front populaire. Dans un tel contexte, il convient de ne pas donner l’impression de participer à l’hallali de la droite et des milieux d’affaires, du "Mur de l’argent", pensent-ils. "Qui aurait le front de dire qu’un gouvernement socialiste en France ait eu l’intention de mettre en péril la Laïcité ?", interroge la Loge Tradition et Progrès de Rennes. La Loge Janus de Villefranche sur Mer estime qu’il convient de "défendre la laïcité, mais pas de l’étendre". La loge Robespierre-Saint-Just de Montpellier considère "périmée" cette bataille de la laïcité. La laïcité nouvelle a fait quelques émules rue Cadet.

Au contraire, de nombreux ateliers, tel Jean Rostand de Paris, représenté par Étienne Pion, un défenseur zélé de la laïcité, homme de gauche indépendant, forte personnalité, style instituteur de la Troisième république avec son épais collier de barbe, président du Mouvement Europe et Laïcité (CAEDEL) où militent des fidèles parmi les fidèles, Yves Prat et Joël Denis, affirment que les difficultés rencontrées par le gouvernement pour mener à bien les réformes sociales ne sauraient légitimer les reculades en matière de laïcité. Le délégué de la loge Blaise Diagne de Dakar souligne l’importance de l’enjeu pour les peuples d’Afrique, au Sénégal en particulier où monte un discours islamique menaçant pour les libertés et pour la franc-maçonnerie locale. En 2018, le congrès annuel des REFRAM qui réunit notamment les obédiences africaines et malgaches, devra être annulé face aux menaces des intégristes islamistes. La Loge Salvador Allende, que je représente, soutient à son tour la ligne défendue par le Grand Maître Paul Gourdot. C’est la mission de l’obédience de défendre les principes républicains, quelle que soit la couleur politique du gouvernement. De le critiquer si cela s’avère nécessaire, même si cela doit déplaire en haut lieu et à quelques amis.

Son rapport moral est très largement adopté. Mais la rupture est consommée entre Gourdot et Leray, et sans que tous les délégués en aient toujours bien conscience, entre deux lignes qui vont durablement s’opposer. Roger Leray, réélu de 1984 à 1986 à la grande maîtrise, repositionne le Grand Orient dans la proximité de la présidence de la République. Cela lui sera durement reproché par les frères libéraux ou gaullistes mais aussi par des frères de gauche, du Parti socialiste ou pas, qui attendent du Grand Orient une parole claire sur la laïcité.

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[1Michel Morineau, éditorial de la revue de la Ligue de l’enseignement, octobre 1989.

[2Appel des cinq intellectuels publié dans Le Nouvel Observateur en date du 2 novembre 1989.

[3Salman Rushdie, Les Versets sataniques, Plon, 1989.

[4Éditorial de J.-L. Rollot, 24 octobre 1989, dans la revue de la Ligue.

[5Eugénie Bastié, Le Figaro, 21-22 septembre 2019.

[6Le Monde, 24 décembre 1988.

[7Interview, Le Monde, 11 novembre 1989.

[8Interview Le Monde, 15 mars 1989.

[9Le Monde, 23-24 avril 1989.

[10Serment de Vincennes : le 19 juin 1960, 500.000 personnes, à l’appel du CNAL, manifestent à Vincennes, contre la loi Debré qui accorde des subventions aux écoles privées. Elles prêtent serment de se mobiliser pour que la République réserve les fonds publics à l’école. Le président de la Ligue de l’enseignement, Henri Fauré, lit le serment solennel des laïques de France de restaurer les principes républicains. Une pétition en ce sens recueille près de 11 millions de signatures.

[11Discours de Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, le 12 septembre 1990.

[12Michèle Cotta, Le Paris de Mitterrand, éditions Alexandrines, 2019.



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