25 octobre 2015
"Il faut se méfier de la futilité. On se gaussait de Fleur Pellerin. Même Canal + moquait son inculture revendiquée devant les caméras. Un ministre de la Culture qui ne lit pas. Et qui en pouffe de rire. Insignifiance inoffensive, pensait-on. A tort. La frivolité ne fait pas que des bulles. Elle peut détruire. Sans aucune mauvaise conscience. C’est en bonne voie avec le projet de loi Liberté de création, architecture et patrimoine voté en première lecture à l’Assemblée.
Seul son bref article 1er – « La création artistique est libre » – a fait l’objet de commentaires. Pour s’en amuser encore. Mais la sociologue de la culture Nathalie Heinich y a vu plus que de la démagogie : « Cette loi créerait une catégorie de citoyens à part, les artistes ayant un privilège, une impunité juridique, ce qui poserait un problème constitutionnel. » A l’appui de cet article 1er, Fleur Pellerin a invoqué la polémique du Vagin de la reine d’Anish Kapoor, cette installation qui a légalement vandalisé une partie du parc de Versailles. Un indice. Ou un lapsus. Car le reste de sa loi promeut une autre liberté. Celle de détruire. Les vieilles pierres. Les vieux jardins. Les vieux quartiers. La mobilisation des professionnels du patrimoine contre ce projet de loi désormais devant le Sénat a eu peu d’écho. C’est pourtant un siècle et demi d’une législation protectrice, lentement tissée de Prosper Mérimée à André Malraux et Jack Lang, que Fleur Pellerin saccage.
Une législation contraignante qui explique que les centres historiques soient préservés quand tant de maires ont défiguré les entrées de ville. Un modèle copié par de nombreux pays. La loi de 1913 sur les « Monuments historiques ». Les « Secteurs sauvegardés » créés par Malraux en 1962. Les « Zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager » mises en place par Lang en 1983. Ce maillage subtil mais efficace d’outils juridiques pilotés par l’Etat est ratatiné dans l’appellation unique de « Cité historique ». Laquelle est intégrée au plan local d’urbanisme modifiable par les maires ! Les collectivités locales deviennent maîtres d’ouvrage à la place de l’Etat.
Le regard lointain – l’Etat jacobin – a souvent mieux perçu la qualité des joyaux historiques ou naturels que leurs voisins proches. Leur survie doit beaucoup à ce classement national en surplomb contre les tentations locales de destruction ou de marchandisation. Jusqu’ici, rien ne pouvait être touché sans l’accord des 200 architectes des Bâtiments de France. Bien que débordés par le travail et les pressions des élus, ces emmerdeurs
l’emportaient grâce à l’autorité et aux moyens de l’Etat. La loi Pellerin leur coupe les pattes. Leur accord n’est plus nécessaire pour modifier les protections.
Il y a des maires conscients de l’intérêt de cette protection nationale. Eux savent ce qu’investissait l’Etat en interventions de professionnels enviés dans le monde entier pour identifier et délimiter les protections, opérer les restaurations. Ils sont affolés par cette liquidation. Une conséquence de ce grand transfert de charges de l’Etat endetté aux collectivités locales. « On nous abandonne ! » s’indigne Gérard Duclos, maire PS de Lectoure et responsable de l’Association nationale des villes et pays d’art et d’histoire. Débrouillez-vous, leur répond Fleur Pellerin, qui achève ce que Nicolas Sarkozy avait commencé avec les « Aires de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine », qui réduisaient déjà le rôle des architectes des bâtiments de France. Mettez en valeur. Faites de l’argent avec vos vieilles pierres. Louez. Vendez.
Tout se combine dans ce moment Pellerin. La crise des finances publiques. La haine de l’Etat national. La haine du passé.
La ministre a consacré les dernières Journées du patrimoine au « patrimoine du XXIe siècle ». « Le patrimoine en train de se faire : les créations architecturales et paysagères de ces quinze dernières années. » Pour « être aux côtés des créateurs du présent ». Elle se conforme aux conseils que lui donne François Hollande dans une pathétique scène du documentaire d’Yves Jeuland tourné à l’Elysée. Le président lui intime l’ordre d’aller « au spectacle » : « Tous les soirs, il faut que tu te tapes ça. Et dis que c’est bien, que c’est beau. Ils veulent être aimés. » Les cultureux votent encore à gauche. Les vieilles pierres ne servent à rien. Les professionnels du patrimoine sont largués. Fleur Pellerin ne les écoute pas. Mais leur fait la leçon. « Aujourd’hui, il faut repenser l’accès aux arts et à la culture à l’aune des nouvelles générations, en partant de leurs codes, de leur désir d’expression. S’appuyer sur leurs pratiques culturelles spontanées », explique la ministre, citant « ceux qui graffent sur les murs ».
Elle n’écoute même pas Jack Lang, qui, trahi, s’énerve : « J’ai créé les Journées du patrimoine pour que les Français s’approprient ce bien collectif. L’Etat doit être pleinement préservé dans le maintien de ses responsabilités, scientifiques, techniques, juridiques, culturelles. Il faut un Etat volontaire. » L’ancien ministre s’applique à donner des exemples de ce qui ne sera plus possible avec la loi Pellerin. Comme son classement autoritaire, contre le maire, des halles du Boulingrin de Reims, premier voile de béton au monde (1929), aujourd’hui centre d’attraction de la ville. Mais Lang, ce moderne qui respectait le passé, est un ancien combattant pour Fleur Pellerin. Trop forte : elle zappe Malraux et fait passer Jack pour un réac."
Lire "Fleur Pellerin, plus forte que Malraux et Lang réunis".
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