17 janvier 2015
"Rions et pleurons en revoyant sur YouTube un discours du colonel Nasser, au Caire, en 1953, un an avant qu’il prenne le pouvoir [1]. Il raconte son dialogue avec le chef des Frères musulmans. Ce dernier dit à Nasser : " Il faut que tu ordonnes à chaque femme qui sort dans la rue de se voiler. " Ce qui provoque dans l’assistance des rires, et cette phrase qui fuse : " Qu’il porte lui-même le voile ! " Nasser lâche alors : " Je lui ai répondu que c’était revenir à l’époque où la religion gouvernait et où on ne laissait les femmes sortir qu’à la nuit tombée. " Et là, Nasser et son auditoire se gondolent.
Il y a voile et voile, et Nasser a jeté au cachot des milliers d’opposants. Mais une demande farfelue il y a soixante ans est devenue réalité. Et un voile sur les femmes n’est pas loin d’un voile sur la culture. On le sait depuis 1989 et la fatwa contre l’écrivain Salman Rushdie. On le sait depuis que Véronique Sanson, la même année, a été menacée de mort pour sa chanson Allah. On le sait depuis l’assassinat aux Pays-Bas, en 2004, de Theo Van Gogh, qui montrait dans un film des musulmanes défiant le Prophète. On le sait depuis 2005 et l’affaire des caricatures danoises. On le sait depuis le 7 janvier 2015 et la tuerie à Charlie Hebdo.
On pourrait multiplier les exemples de violences faites aux artistes au nom de la religion. Qui montrent que les premières victimes sont les créateurs de pays musulmans. En Algérie, un salafiste veut la mort de l’écrivain et journaliste Kamel Daoud, finaliste du dernier Goncourt pour Meursault, contre-enquête (Actes Sud). En 2012, une exposition d’art contemporain a été saccagée en Tunisie, alors qu’au Pakistan l’artiste Mohammed Ali a été menacé de mort pour deux tableaux imaginant des imams gays. Même fatwa sur la chanteuse afghane Paradise Sorouri, après qu’elle a dénoncé, en 2013, les violences faites aux femmes. En Somalie, la parlementaire et chanteuse Saado Ali Warsame a été assassinée en 2014 par des intégristes musulmans.
En France, les assassinats des artistes de Charlie constituent un bouleversement que décrypte l’historien Pascal Ory. L’auteur d’un film ou d’une pièce de théâtre " ne fait désormais plus face, comme sous le régime gaulliste, à une censure d’Etat, donc clairement identifiée, mais celle venant de la société civile, donc émiettée et plus complexe. D’autant que les communautés – musulmans, juifs, Noirs, familles catholiques... – prennent plus de place dans nos valeurs, ce qui était impensable il y a vingt ans, et que les musulmans n’ont pas une autorité à leur tête ". Ainsi de l’exposition Exhibit B, qui, en novembre 2014, restituait les zoos humains du XIXe siècle, et qui a provoqué la fureur d’une partie de la communauté noire.
Pour l’artiste, la laïcité est le meilleur bouclier. Il est a priori bien loti dans la France du Voltaire d’" Ecrasons l’infâme ! " (l’obscurantisme et le fanatisme). Mais l’Hexagone – on l’a vu quand les médias étrangers ont hésité à publier la " une " de Charlie du 14 janvier – se retrouve isolé sur cette question. " Nous sommes le plus vieux pays laïc du monde, et cela remonte au mariage entre centralisme d’Etat et catholicisme ", explique Pascal Ory, pour qui " l’intellectuel est la forme laïcisée du clerc ".
En France, c’est le tribunal, et lui seul, qui sanctionne un créateur qui franchit la ligne jaune. Il ne faut pas transiger sur ce principe, parce que, constate Ory, " pour l’instant le religieux porte souvent atteinte à la liberté de l’artiste ". Le risque de la pression communautaire est de voir surgir l’autocensure. Selon Alain Finkielkraut (Le Figaro du 14 janvier), c’est déjà le cas : " Aucun enseignant ne se risquerait à faire étudier un extrait du Mahomet de Voltaire. Aucun théâtre ne serait assez fou pour inscrire cette pièce à son programme. " Sans doute le philosophe entretient-il sa réputation d’oiseau noir. Mais il n’est pas sûr qu’un humoriste ouvre son spectacle comme Pierre Desproges le fit jadis : " On me dit que des juifs se sont glissés dans la salle… "
Protéger la liberté de Charlie, c’est dire aussi que chacun a le droit de critiquer ce journal. Par exemple quand le dessinateur Siné en est viré en 2008 pour avoir mis en doute la sincérité d’une " conversion au judaïsme " de Jean Sarkozy en vue de son mariage. Ajoutons que Charlie a pu être médiocre. Le Charia Hebdo de novembre 2011 en fait des tonnes dans le " j’emmerde Allah ". Mais cette obsession s’explique : quand ils sont choqués par des œuvres, les catholiques, juifs ou musulmans le disent parfois de façon musclée, mais seuls les islamistes profèrent des menaces de mort. Les Etats musulmans sont également en pointe pour faire reconnaître à l’ONU le délit de blasphème. [...]"
[1] Voir "Egypte : quand Nasser se moquait du voile... " (francetvinfo.fr , 20 jan. 15) (note du CLR).
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