Contribution

Charles Péguy, la République et la loi de 1905 (Ch. Coutel)

Charles Coutel, universitaire, vice-président du Comité Laïcité République. 20 novembre 2024

JPEG - 188 ko

L’approche péguyste du principe républicain de laïcité est à la fois méconnue et originale. Assumant tout l’héritage des Lumières, de la Révolution de 1789 mais aussi de l’opposition républicaine (Programme de Belleville), Charles Péguy fut non seulement un spectateur mais aussi un acteur dans la genèse de la loi de 1905. Pour mesurer toute son originalité, laissons-nous prendre par deux courtes citations : « Tout ce dont nous souffrons est au fond un orléanisme ; orléanisme de la religion ; orléanisme de la république. » (La Pléiade, vol. III, p. 789 ; on écrira Pl. puis le numéro du volume) ; et « Nous naviguons constamment entre deux curés, nous manoeuvrons entre deux bandes de curés ; les curés laïques et les curés ecclésiastiques ; les curés cléricaux anticléricaux, et les curés cléricaux cléricaux. » (Pl. III, p. 668).

Dans ces deux citations, deux termes peuvent faire problème : « orléanisme » et « clérical », comme si ces deux mots continuaient à l’intriguer et comme s’il voulait sans cesse se démarquer des usages courants. Cette prudence peut être d’un immense secours pour nous au moment de célébrer les 120 ans de la loi de 1905.

C’est le cas pour le mot « orléanisme » : rappelons que la famille d’Orléans renversa la famille Bourbon dans l’histoire complexe de la monarchie française. Serait « orléaniste » celui qui, venant après, croit pouvoir remplacer celui qui était là avant, en se croyant meilleur sinon plus légitime.

En ce qui le concerne, le terme « clérical », dans la tradition républicaine d’opposition au Second Empire, comme chez Edgard Quinet, renvoie à l’hégémonie religieuse, notamment de l’Église catholique, sur les esprits voire sur le pouvoir politique. Or C. Péguy sent que les choses sont plus compliquées ; il débusque les ruses du cléricalisme. Les précautions dont il s’entoure rejoignent celles examinées dans notre précédente contribution sur les Lumières [1].

Notre hypothèse est que C. Péguy, par sa liberté de ton et sa culture philosophique et politique, est un penseur important pour repérer l’idée derrière le mot et le symbole derrière l’image stéréotypée. En ce sens très précis, il serait un penseur humaniste et critique de la loi de 1905 sur la Séparation des Églises et de l’État.

Situation de Charles Péguy face à la loi de 1905

Les diverses initiatives, colloques, publications, autour de l’anniversaire de la loi de 1905 sont autant d’occasions d’échanges, de rencontres et de relectures sur la genèse longue de cette loi émancipatrice.

Le cas de C. Péguy est intéressant et singulier car il est à la fois spectateur et acteur, placé aux premières loges, comme ce fut le cas pour l’affaire Dreyfus. Il est même un peu maltraité et la très officielle Anthologie parue en 2005 chez Tempus se borne à citer le seul passage de Notre patrie, datant du 22 octobre 1905 [2]. Ces pages montrent un Péguy un peu distant, signalant que cette loi de Séparation « s’était faite à peu près honnêtement ». Une « liberté mutuelle organisée » s’était instaurée entre les Églises et l’État. Et C. Péguy de noter que cette loi s’était établie sans oppression anti-catholique et en neutralisant l’anticléricalisme d’Émile Combes. Ce fut une loi républicaine votée à l’issue d’un excellent travail parlementaire : « Elle n’avait point été combiste, mais beaucoup plus républicaine », conclut-il [3].

Ces pages cependant, risquent d’occulter la complexité de la pensée de C. Péguy sur la question, en amont comme en aval de cette loi de 1905. Nous pourrions même commettre une double injustice que cette contribution voudrait prévenir.

Prévenir une première injustice d’ordre historique

À la tête des Cahiers de la quinzaine, C. Péguy, durant la période 1903-1905, s’efforce de dénoncer les confusions et les excès du combisme et de son anticléricalisme radicalisé, notamment dans un très long texte du 1er mars 1904. Ce texte commente l’édition d’un « catéchisme laïque » d’un certain Mangasarian. Ce Cahier est consacré à la « production des catéchismes laïques ». C. Péguy constate que les radicaux auraient simplement repris la méthode catéchistique catholique à leur profit, sans en changer la matrice cléricale ; tout catéchisme oublie la question initiale en croyant apporter une réponse définitive. Or le principe républicain de laïcité depuis l’Humanisme et les Lumières repose à la fois sur la liberté d’expression et la liberté de conscience. Le radicalisme était devenu un « catéchisme retourné » [4]. Un « transfert de sacralité » s’est opéré du pape vers un nouveau pontife, Émile Combes, et vers un « socialisme papalin » [5].

Ce texte du 1er mars 1904 fut accompagné d’une série d’autres publications, le 15 mars 1904, puis le 4 avril 1905, notamment. Le 15 mars 1904, C. Péguy publie et commente le fameux Discours pour la liberté de Georges Clemenceau du 8 décembre 1903, évoqué dans notre précédente contribution sur les Lumières et 1905. Ce discours est important, car il dénonce la dérive cléricale catéchistique des radicaux et des républicains de gouvernement. L’omnipotence de l’État laïque ne vaut pas mieux que l’hégémonie catholique, soutient Clemenceau. En publiant le texte de Georges Clemenceau, C. Péguy contribue à ouvrir un espace auto-critique qui permet aux républicains de prendre conscience de leur propre régression cléricale à travers le combisme, sans pour autant retomber dans le cléricalisme religieux. C. Péguy peut ainsi préciser, dans le sillage de Georges Clemenceau : « Les catholiques [doivent se poser] la question de savoir s’ils peuvent imposer à nos consciences leur croyance religieuse par l’exercice d’une autorité de commandement et réciproquement si nous avons le droit de poursuivre dans leurs consciences leur croyance religieuse, par l’exercice d’une réciproque autorité de commandement » [6].

C. Péguy commente lui-même : « Avant tout, que l’État ne soit pas d’Église et que l’Église ne soit pas d’État » [7]. Il entendait ainsi en finir avec le constantinisme implicite du Concordat, par lequel l’État prétendait régir l’Église notamment en exerçant un droit de regard sur la nomination des évêques. D’où cette autre remarque : « Nulle autorité de gouvernement, nulle autorité d’État, ne vaut dans les débats de la conscience » [8]. La loi de 1905 est donc l’occasion de renvoyer dos à dos deux cléricalismes, l’un religieux, l’autre politique ; d’où l’expression de « liberté mutuelle organisée » dans les pages d’octobre 1905.

Autre rappel nécessaire : en plein travail parlementaire le 4 avril 1905, les Cahiers de la quinzaine publient un dossier rassemblant les articles, très laïques, pris dans Le Siècle, de la main de Raoul Allier [9]. Ce Cahier fut envoyé aux parlementaires et influença sans doute leur opinion, en contribuant largement au rejet du premier projet anticlérical d’Émile Combes et au succès de la loi de Séparation.

Enfin, C. Péguy se fait l’écho des analyses d’Édouard Berth qui avertit les socialistes des dangers sectaires contenus dans l’anticléricalisme d’Émile Combes. On le voit, C. Péguy, dès le début du siècle, en héritier des Lumières, de 1789 et de la tradition républicaine, intervient dans le débat et médite sur les effets croisés du religieux sur le politique et du politique sur le religieux ; c’est aussi une des conséquences de l’affaire Dreyfus, où certains représentants religieux, volontiers antisémites, n’hésitèrent pas à prendre parti contre un innocent. C. Péguy précise : « La décomposition du dreyfusisme commande toute notre vie, toute notre fortune, tout notre événement. On peut aller jusqu’à se demande si elle ne commande pas toute notre destinée » [10]. C. Péguy, par son action de publication et son engagement pour Dreyfus, prépare les esprits à la loi de 1905. Mais ce n’est pas tout.

Prévenir une seconde injustice : Charles Péguy, philosophe de la Séparation comme processus continu

Contre l’indifférence de certains historiens, rappelons que C. Péguy est aussi un penseur attentif de l’idée de Séparation comme processus continu et critique. Les commentateurs n’ont pas assez insisté sur la complexité et la profondeur de la conception péguyste de la Séparation, comme processus continu et infini d’émancipation des citoyens (croyants ou non croyants) mais aussi des institutions républicaines, rejoignant la mobilisation permanente des républicains humanistes.

Cette hypothèse donne tout leur sens aux pages d’octobre 1905, désormais un peu mieux situées dans leur contexte d’énonciation et leur cadre philosophique. La loi de 1905 situe l’aspiration laïque au cœur du projet républicain et humaniste, en garantissant la liberté de conscience contre tout cléricalisme religieux ou politique. Il y aurait une portée éthico-philosophique au-delà de la portée juridico-politique de la loi. Plus largement, il y aurait une éthique voire une spiritualité humaniste accompagnant la laïcisation des institutions républicaines.

En effet, à partir de la problématique bergsonienne déjà à l’œuvre dans les années 1900 et triomphant dans la Note sur Bergson, C. Péguy considère l’idée de Séparation comme un processus vivant d’émancipation en train de se faire et non comme un simple fait acquis, fût-il enregistré par une loi, voire une Constitution. La Séparation devient le cœur de la conscience critique de soi des républicains : c’est le « se faisant » contre le « tout fait », opposition chère à Bergson. Toute pensée et toute conviction doivent se séparer de leurs formes routinières et figées. L’analyse péguyste est le point de départ d’une série d’avertissements : l’une aux catholiques ; l’autre aux républicains, aux radicaux et aux socialistes. Dans cette contribution, nous n’insisterons que sur cette dernière.

La loi de Séparation ne doit pas laisser les croyants ou les républicains se reposer sur leurs lauriers. Au vote et au ralliement à la loi doivent succéder un travail sur soi et un dialogue critique avec soi-même ; il s’agit de retrouver la mystique républicaine initiale en dépassant toute régression politicienne [11]. Pour C. Péguy une « mystique » est une conviction fidèle à soi-même non encore prise dans une posture, une « mise en scène » de soi ou encore un électoralisme. Plus subtilement, l’adhésion à la loi de 1905 ne doit pas ralentir le processus nécessaire d’émancipation intérieure permanente et de « décléricalisation » continue de la République. On trouve donc chez C. Péguy la force de rester mobilisé pour continuer la laïcisation de la République ; sur ce point, voir les travaux de Michel Seelig sur la situation en Alsace-Moselle et dans certains territoires ultramarins.

Cette loi de Séparation est même une invitation à dénoncer la dérive orléaniste des républicains : l’orléanisme est le processus par lequel les mystiques deviennent des politiques, c’est l’embourgeoisement progressif de soi. Rappelons que pour C. Péguy est bourgeois tout esprit qui, prenant les effets pour les causes, croit intervenir sur les causes alors qu’il intervient sur les effets ; paresse et bonne conscience.

La loi de 1905, pour C. Péguy, invite à revenir à soi, sans le parasitage religieux du politique ni le parasitage politique du religieux : il s’agit de retrouver sa propre énergie au-delà de l’idolâtrie orgueilleuse de soi ou encore de la fascination du pouvoir et de l’argent.

L’État laïque et républicain, en faisant du scientisme, voire du positivisme et du culte du Progrès, une sorte de religion officielle, semble contrevenir à sa propre loi de Séparation. D’où ces remarques : « Quand donc aurons-nous enfin la séparation de la métaphysique et de l’État ? » [12]. L’université soumise au gouvernement a même contribué à constituer un « parti intellectuel », véritable « clergé de la pensée », dont nous subissons un nouvel avatar à travers la mode provisoire du wokisme. Ce clergé de la pensée pourrait être tenté de produire une « pensée unique », alliance dramatique de la démagogie, de l’anti-intellectualisme et du jeunisme. Ces dangers triomphent dans les régressions technocratiques mais aussi populistes.

La Séparation des Églises et de l’État devrait donc s’accompagner d’une Séparation continue, plus exigeante encore, contre le danger de cléricalisation de la République. Car, sans cela, chacun risquerait d’oublier ce qu’il est en se mettant en scène socialement, électoralement ou encore démagogiquement ; C. Péguy appelle cela « faire le malin ». La Séparation comme processus continu d’émancipation est la condition de la sauvegarde de l’estime de soi propre à toute mystique.

Conclusion : se méfier de « l’esprit prêtre »

Comme le dit Georges Palante, dans le sillage de C. Péguy, chaque principe politique risque de laisser se développer en lui un « esprit prêtre », esprit prêtre religieux mais aussi esprit prêtre « laïque » [13]. L’esprit prêtre dissout l’esprit critique dans le dogmatisme. En ce sens, la théorie péguyste de la Séparation continue renoue avec l’individualisme d’un Stirner ou d’un Proudhon, attaquant les effets de toute hiérarchie sur les valeurs partagées par une société voire une association ou un parti. La Charte d’Amiens de 1906, fondatrice de l’anarcho-syndicalisme, renouera avec cette analyse péguyste et républicaine. Georges Palante, qui aime à citer Péguy, précise, en 1909, que l’esprit prêtre est différent de l’esprit religieux et qu’il menace toute conception intellectuelle, politique ou institutionnelle. C’est la prédominance de cet esprit prêtre qui peut empêcher la réinstitution de la République ou de son École.

Ainsi, C. Péguy est bien le philosophe de l’idée de Séparation continue, définie comme processus permanent et auto-critique, non seulement contre les cléricalismes passés (religieux ou politiques), mais aussi à venir. Sa conception est ainsi prospective et critique et nous convie à nous méfier de toute cléricalisation de nos convictions, rejoignant ainsi le combat des Lumières de Condorcet et des penseurs républicains. On comprend mieux ce que cette conception péguyste a de subversif et pourquoi il ne faut pas se contenter de citer les pages d’octobre 1905 où C. Péguy pourrait passer pour un simple spectateur de la loi de Séparation. Plus profondément, C. Péguy nous aide à remonter sans cesse de nos petites concessions politiques vers nos mystiques inaugurales et oubliées ; au-delà de nos orléanismes toujours menaçants.

Charles Coutel

[2Anthologie citée p. 349-352 (Pl. II, p. 18). Pour une présentation de la complexité des analyses de C. Péguy sur cette problématique, voir Géraldi Leroy, Péguy entre l’ordre et la révolution, Presses des sciences politiques, 1981, p. 123-133. Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage La pensée politique de Charles Péguy. Notre République, Privat, 2016, Éric Thiers et Charles Coutel. Éric Thiers est le président de l’Amitié Charles Péguy.

[3Notre patrie, Pl. II, p. 19.

[4Pl. I, p. 1306-1307.

[5Formule d’un contemporain, reprise par Georges Clemenceau.

[6Pl. I, p. 124.

[7Pl. I, p. 1481.

[8Géraldi Leroy, op. cit., p. 129.

[9Voir la présentation de Péguy, Pl. I, p. 1867-1869.

[10Cité dans Roger Secrétain dans Péguy soldat de la vérité, Éditions Émile-Paul, 1946, p. 101.

[11Sur cette problématique, voir Notre jeunesse.

[12Voir Pl. II, p. 563.

[13Se reporter au livre de Georges Palante, Combat pour l’individu, Romillé, Éditions Folle Avoine, rééd. 1989, p. 261-275.


Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales