Revue de presse

"« Cancel culture », « woke » : quand la gauche américaine devient folle" (Le Figaro, 21 déc. 20)

23 décembre 2020

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"ENQUÊTE - Le mouvement, parti des campus américains, pratique une censure agressive, au nom du droit à ne pas être offensé. Il inquiète une partie de l’intelligentsia libérale qui voudrait défendre la liberté d’expression.

Par Laure Mandeville et Eugénie Bastié

La scène, filmée par un téléphone portable, est surréaliste. Nous sommes au printemps 2017 et, dans les couloirs du collège universitaire Evergreen State, dans l’État de Washington, un professeur est encerclé par une horde hurlante d’étudiants. Tee-shirt noir, barbiche poivre et sel, Bret Weinstein, 48 ans, se démène pour essayer de dialoguer avec la foule déchaînée. Peine perdue.

Alors que l’enseignant tente de s’expliquer, les jeunes gens s’esclaffent et chantent « Hey Hey Ho Ho, Bret Weinstein has to go » (« Bret Weinstein doit démissionner »). Qu’a donc fait ce professeur de biologie pour mériter un tel opprobre ? Juif démocrate, supporteur de Bernie Sanders et du mouvement Occupy Wall Street, se définissant comme « profondément progressiste », Bret Weinstein n’est pas conservateur. Il n’a pas manifesté son soutien à Trump ou dérapé sur Twitter. Il n’a même pas, comme son alter ego littéraire Coleman Silk, le héros de La Tache de Philip Roth, utilisé un mot vexant.

Non, le crime de ce professeur est de s’être opposé à l’organisation d’un « Jour d’absence » dans son établissement, où les « Blancs » de l’université étaient invités à rester chez eux pour laisser les « personnes de couleur » seules sur le campus. Ce jour de ségrégation raciale imposé relevait selon lui d’une forme de racisme antiblancs.

Victime d’une campagne virale, Bret Weinstein a fini par démissionner, après que le chef d’établissement, prenant le parti des étudiants, lui eut affirmé qu’il ne pouvait plus assurer sa sécurité. « Ma femme et moi avons vécu une véritable tornade personnelle qui était annonciatrice de la tornade qui a balayé tout le pays. Evergreen est maintenant partout », confie-t-il trois ans plus tard.

Contrairement à une presse généraliste à l’époque très silencieuse sur l’événement, l’éditorialiste du New York Times Bari Weiss avait pressenti l’importance de l’affaire Evergreen. « Quand la gauche se retourne contre les siens », titrait-elle sa tribune pour décrire cette invraisemblable purge, menée par une nouvelle génération progressiste obsédée par la question des discriminations, envers un professeur issu des rangs de la gauche libérale. « Faire taire les conservateurs était devenu une habitude. Mais, maintenant, voilà que les militants anti-liberté d’expression tournent leur colère de plus en plus vers les progressistes libéraux », notait Bari Weiss.

Elle ne croyait pas si bien dire : moins de trois ans plus tard, cette rédactrice en chef adjointe des pages opinion, qui avait été débauchée du Wall Street Journal pour apporter davantage de pluralisme dans le prestigieux quotidien libéral new-yorkais, dut, elle aussi, démissionner dans le sillage de son patron, James Bennett. Ce dernier avait été licencié pour avoir laissé passer une tribune du sénateur républicain Tom Cotton, qui appelait à envoyer l’armée contre les émeutiers après la mort de George Floyd, un point de vue alors partagé par une majorité d’Américains, mais qui avait choqué ses jeunes collègues. Son cas rappelle celui de Ian Buruma, ex-directeur de la prestigieuse New York Review of Books, poussé à la démission à l’automne 2018 parce qu’il avait osé publier la tribune d’un homme accusé d’agressions sexuelles, puis relaxé, qui témoignait de la difficulté à refaire sa vie.

Comme Bari Weiss, une journaliste du quotidien britannique The Guardian, Suzanne Moore, a claqué la porte de son journal, poussée à bout après avoir été harcelée par ses propres collègues pour avoir publié un article supposément « transphobe ». La romancière britannique J.K. Rowling a elle aussi été traitée de Terf (trans-exclusionary radical feminist), c’est-à-dire de féministe anti-trans pour avoir affirmé sur Twitter que la différence des sexes était une réalité biologique. La créatrice de Harry Potter, admirée et connue dans le monde entier pour sa saga, fut brutalement jetée à bas de son piédestal par une frange minoritaire d’activistes inondant les réseaux sociaux de messages haineux à son encontre. L’acteur Daniel Radcliffe, qui doit sa carrière au rôle du jeune sorcier qu’il a incarné au cinéma, a cru bon de présenter ses excuses pour « la souffrance que ces commentaires (ceux de J.K. Rowling) [avaient] causée ».

La liste des personnalités victimes de la censure progressiste ne cesse de s’allonger, surtout en terre anglo-saxonne. Ce processus de désintégration sociale menée au nom du bien porte un nom : la « cancel culture » ou « culture de l’annulation » , qui consiste à appeler explicitement au boycott et à l’effacement de l’espace public de personnes jugées racistes, homophobes ou sexistes. On pourrait croire que cette fièvre dénonciatrice n’est pas nouvelle et considérer avec Philip Roth dans son célèbre incipit de La Tache, que « le vertige de l’indignation hypocrite » est « la plus vieille passion fédératrice de l’Amérique ». Cependant, la cancel culture, si elle reprend les codes du « politiquement correct » tel qu’il a émergé sur les campus américains dès les années 1960, modernise l’ostracisme qui s’adosse désormais à la puissance des réseaux sociaux et à une nouvelle mentalité militante.

Dans leur livre The Coddling of the American Mind : How Good Intentions and Bad Ideas Are Setting Up a Generation for Failure (« Le chouchoutage de l’âme américaine : comment de bonnes intentions et de mauvaises idées préparent une génération à l’échec »), Jonathan Haidt et Gregory Lukianoff qualifient de « culture of safetysm » (que l’on pourrait traduire par « culture de l’obsession d’être protégé ») cette mentalité d’une nouvelle génération qui ne supporte plus d’être offensée et pour laquelle le moindre propos caricatural et le scepticisme quant au bienfait illimité du progressisme multiculturaliste sont considérés comme autant de « micro-agressions » exigeant la création d’espaces sécurisés (safe spaces) où aucune parole blessante ne puisse les atteindre.

Cette nouvelle censure est différente du vieux sectarisme marxiste en ce qu’elle repose quasi exclusivement sur le « ressenti » victimaire. « Je me sens blessé » : tel est désormais l’argument qui justifie toutes les excommunications. Avoir conscience que l’on est blessé ou que l’on blesse, c’est être « éveillé », « woke ». Ce terme d’argot, « woke », s’est généralisé après les premières émeutes de Black Lives Matter (« les vies noires comptent ») en 2014, et notamment le film Stay Woke : The Black Lives Matter Movement, de l’acteur Jesse Williams.

Être « woke », pour un Afro-Américain qui adhère à la cause, c’est être en permanence vigilant quant au racisme et aux discriminations que l’on peut subir. L’être pour un Blanc, c’est avoir conscience de ses privilèges. Ainsi, à l’université d’Evergreen, les professeurs étaient-ils conviés à énumérer leurs « privilèges » (blanc, mâle, « validiste », c’est-à-dire non handicapé, etc.), avec une étiquette collée sur leur torse déclinant les pronoms qu’il fallait utiliser en s’adressant à eux (him/her/she/he), pratique mise en place pour ne pas risquer de « mégenrer » certaines personnes - et que la nouvelle vice-présidente, Kamala Harris, emploie elle-même sur son compte Twitter.

Ces séances d’« autocritique », dont le grotesque n’a curieusement pas encore été vraiment exploité par les humoristes (« parce qu’ils sont terrifiés », estime le rédacteur en chef de Tablet, Jacob Siegel), sont désormais obligatoires ou fortement recommandées au corps professoral dans un nombre croissant d’universités. « La woke culture est devenue le fléau de la liberté de pensée. Elle pose comme principe la vision du monde identitaire que le libéralisme avait tenté d’éradiquer, l’idée que nous ne sommes pas fondamentalement définis par la communauté dans laquelle nous sommes nés, notre orientation sexuelle, notre couleur de peau. Elle nie le libre arbitre et la complexité de la morale. Elle est l’ennemie de la créativité », affirme l’écrivain Seth Greenland, auteur de Mécanique de la chute, un roman où il raconte le lynchage d’un milliardaire accusé de racisme. « Le wokisme refuse l’idée fondamentale du libéralisme selon laquelle deux valeurs incompatibles peuvent être autorisées à cohabiter. Pour les justiciers sociaux, cette tolérance des désaccords n’est qu’un instrument brandi par l’oppresseur pour soumettre l’opprimé ! », renchérit Jacob Siegel, auteur d’un article de Tablet sur le sujet qui a fait grand bruit.

Parfois, le lynchage psychologique conduit à la mort physique, comme dans le cas de Mike Adams. Ce professeur de l’université de Caroline du Nord très critique du mouvement identitariste, « qui avait eu le malheur de publier un tweet dénonçant les mesures prises par le gouverneur démocrate de son État en matière de Covid, n’a pas résisté à la pression », raconte Greg Lukianoff. « Laissez mon peuple aller », avait-il écrit, parlant « de l’État esclavagiste de Caroline du Nord ». Une formule jugée inacceptable par la meute antiraciste. Harcelé et menacé, il a fini par se suicider en juillet. « On lui a dit qu’il était le Mal », note, horrifié, Lukianoff, qui était son ami.

Le succès stupéfiant de cette culture de la contestation, fondée sur la revendication d’un sectarisme effréné qui peut aller jusqu’à tuer dans l’indifférence générale, reste en partie une énigme au pays de la libre parole, même si Tocqueville avait averti dans son opus De la démocratie en Amérique sur la propension de l’opinion publique américaine à « tracer un cercle de la pensée » au-delà duquel il est très dangereux de s’aventurer.

Lukianoff, un libéral de gauche de 48 ans, qui milita longtemps au sein du bastion progressiste de la puissante Union américaine pour les libertés civiques (Aclu), mais dirige aujourd’hui une fondation qui se bat pour la liberté d’expression sur les campus (Fire), juge indispensable de remonter à l’attitude des écoles de pensée postmodernistes des années 1960 pour comprendre la situation actuelle. « Il est devenu possible, à partir de ces années-là, de disqualifier d’entrée de jeu toute pensée conservatrice, c’est-à-dire la moitié de la population du pays et la majorité du reste du monde ! », explique-t-il, reconnaissant qu’il lui a fallu « du temps » pour comprendre « à quel point cet ostracisme était dangereux ». « S’est mise en place une sorte de forteresse théorique parfaite qui se défend en accusant toute personne qui exprime un désaccord d’être conservatrice », poursuit-il. « Tant que la proportion des libéraux et des conservateurs était de 3 pour 1, il restait des garde-fous, mais on en est aujourd’hui à quelque 30 pour 1 ! », note Lukianoff, précisant que les conservateurs ont peu à peu quitté la place « parce qu’ils estimaient que l’université devait rester à l’extérieur de la politique ».

Une fois l’exclusion pratiquée à l’encontre des conservateurs, il a été facile de l’étendre à d’autres groupes, au fur et à mesure qu’il devenait légitime de disqualifier les hommes, les Blancs, les hétéros…, explique-t-il, parlant d’un « trou sans fond engloutissant de plus en plus de monde ». « Au final, dans cette logique d’exclusion qui s’auto-nourrit, 100 % de la population finira par être excommuniée ! », dit Lukianoff, soulignant qu’« on commence à voir des hommes noirs menacés de disqualification parce qu’ils sont hommes ».

Sam Abrams, 40 ans, professeur de science politique au collège Sarah Lawrence de New York, un établissement connu pour son progressisme, est devenu l’une des cibles du mouvement woke pour avoir milité pour « la diversité de valeurs » au lieu de réserver ce terme à la diversité ethnique ou raciale. Spécialiste d’enquêtes d’opinion et hostile aux labels politiques, cet amoureux « des faits » est depuis deux ans sur son campus l’objet de campagnes de harcèlement et d’une démarche administrative visant à le priver de sa chaire. « Jamais je n’aurais pu monter au créneau si je n’avais pas eu de chaire », note-t-il, soulignant qu’il avait attendu cette sécurité de l’emploi pour s’engager. Pour lui, si le mouvement woke, né dans les départements d’études critiques énamourés du philosophe Michel Foucault et de la théoricienne du genre Judith Butler, vient de loin, comme le raconte Lukianoff, « les dix dernières années ont été cruciales ».

Sam Abrams se souvient encore de ses propres années d’étudiant, il y a vingt ans, époque « révolue », quand « dans les dortoirs universitaires, on pouvait encore avoir des discussions contradictoires sur tous les sujets sensibles liés à la race, l’identité ou le genre ». Tout a changé pendant la présidence Obama, avec la montée en puissance des efforts de l’administration des universités pour lutter contre les discriminations sexuelles, avec la mise en place du fameux Titre IX (un amendement interdisant toute discrimination sur la base du sexe et obligeant à la création de bureaux de lutte contre le harcèlement sexuel dans chaque université), un processus supervisé par un certain vice-président… Joe Biden.

« Parallèlement, une armada de personnels administratifs destinés à gérer les questions de discrimination et d’inclusivité s’est installée au cœur des dortoirs, avec les étudiants », raconte Abrams. Arrivés avec des diplômes en études raciales ou de genre, ils ont instauré un mélange de règles bureaucratiques et d’interdits idéologiques qui représentent « un véritable lavage de cerveau » et leur permettent de faire la pluie et le beau temps sur les campus, en liaison avec certaines associations étudiantes communautaristes ultrapolitisées, dénonce l’enseignant. Le rédacteur en chef de la revue Tablet, Jacob Siegel, souligne lui aussi cette alliance de la bureaucratie d’État et d’une idéologie qui se dit révolutionnaire mais « fait corps avec le pouvoir ». « Le wokisme a commencé avec le deuxième mandat de la présidence Obama, au confluent de deux causes : la première, c’est le progressisme technocratique du président lui-même, qui pensait que la bureaucratie de l’État pouvait contribuer à la perfectibilité morale, comme le montre la bataille des discriminations menée sous le Titre IX. L’autre est le courant idéologique identitariste qui souffle sur les universités. Le danger, c’est la fusion des deux en une forme de bureaucratie qui s’autoradicalise sans cesse », explique-t-il.

« Le corps professoral est dans son écrasante majorité libéral et reste attaché à la méthode du débat contradictoire. Mais il a peur de s’interposer », ajoute Sam Abrams. Pour lui, c’est aussi le cas de la majorité des étudiants, qui seraient largement « centristes », selon ses enquêtes d’opinion. On est donc dans le cas d’une sorte de kidnapping du débat par un groupe minoritaire issu de l’administration des campus. Beaucoup de professeurs ont peur d’être mis au ban ou de perdre leur travail, surtout s’ils n’ont pas de chaire, affirme Abrams. Le fait de vivre à New York, une mégapole, lui permet d’échapper à la pression, mais « c’est beaucoup plus difficile dans les petites villes universitaires de Nouvelle-Angleterre, où les risques de harcèlement sont bien supérieurs ».

À ces inquiétudes très concrètes s’ajoute « la peur des anciens de ne pas être aimés des plus jeunes » et d’être moralement condamnés, ajoute Greg Lukianoff. Une volonté d’échapper à la culpabilité occidentale en se mettant du côté des « purs », que le professeur de théorie politique Joshua Mitchell décrit dans son nouveau livre, American Awakening (« réveil américain »), consacré à la nature religieuse de cette idéologie des « identités » qui donne des « bons points » aux différents groupes humains en faveur de leur degré d’« innocence » sociale.

Les réseaux sociaux, en permettant la mobilisation immédiate d’activistes sur des causes ponctuelles et en facilitant l’organisation communautaire, ont par ailleurs donné une vigueur nouvelle aux revendications identitaires présentes dans la gauche radicale depuis les années 1960. « Ils ont tout changé, car c’est là que se cristallise le lien entre la meute idéologique, les élites et l’ensemble des institutions. Les réseaux sociaux dictent le ton à tous, y compris aux journaux, pas l’inverse », analyse Jacob Siegel. Comme le souligne Lisa Nakamura, professeur à l’université du Michigan, la cancel culture est rendue possible par une nouvelle « économie de l’attention », où « priver quelqu’un d’audience, c’est le priver d’existence ». Elle est portée par un repli individualiste sur l’identité plutôt que par l’héritage commun ou l’universalisme. Et également par une culture d’emballement suiviste, qui fait partie de l’essence des réseaux sociaux.

« La prétendue culture woke est cool. C’est à la mode, et, soyons honnêtes, le libéralisme est difficile. Tolérer des idées inconfortables est plus dur que de rejoindre la horde pour s’enfermer dans une bulle d’opinions et de pensées tout à fait agréables », explique Thomas Chatterton Williams, auteur d’Autoportrait en noir et blanc, un essai qui sortira en janvier en français, où ce métis afro-américain exprime sa dissidence envers les obsédés de la race.

Comme lui, de nombreux intellectuels de la gauche libérale commencent à se rebeller contre cette idéologie étouffante, « qui ressemble à un nouveau bolchevisme ou à une forme de révolution culturelle à la chinoise », guettant tous les « traîtres » potentiels à la cause, nous confie Bret Weinstein. L’université de Chicago a pris la tête de la fronde, mettant noir sur blanc son engagement à défendre la liberté d’expression en 2015, un « serment » repris par plus de 50 autres établissements universitaires. Le très libéral Wellesley College a également réagi avec vigueur en créant un « projet liberté » destiné à encourager un débat d’idées libre et contradictoire. Et l’université de Berkeley, pourtant très progressiste, a créé un Centre pour la liberté d’expression. On voit aussi apparaître de nouveaux îlots de liberté intellectuelle, comme le magazine en ligne Quillette ou la revue Tablet, au fur et à mesure que les journaux mainstream comme le New York Times basculent dans le camp de la « justice sociale ».

« Le seul fait que nous n’ayons pas peur a fait énormément pour le succès de Tablet », affirme Siegel. Sam Abrams dit recevoir des dizaines de lettres, montrant que« beaucoup de gens en ont assez ». « J’aime à penser que nous sommes nombreux », dit aussi Greg Lukianoff. En juillet 2020, un collectif de plus de 150 écrivains, artistes et journalistes, parmi lesquels J.K. Rowling, mais aussi la romancière Margaret Atwood, auteur du best-seller La Servante écarlate, le linguiste et psychologue Steven Pinker, la féministe Gloria Steinem, a signé une tribune dans Harper’s Magazine pour dénoncer « une intolérance à l’égard d’opinions opposées, une vogue pour la dénonciation publique et l’ostracisme, et la tendance à dissoudre des questions politiques complexes dans une certitude morale aveugle ».

En réaction à cette tribune, Alexandria Ocasio-Cortes (AOC) l’égérie woke du Parti démocrate, a aussitôt relativisé sur Twitter : « Ceux qui se plaignent de la cancel culture pensent que tout leur est dû - comme si on avait le droit à un large public captif et que l’on deviendrait victime si les gens choisissaient de nous écarter. Il y a de fortes chances que vous ne soyez pas réellement annulé, que vous soyez simplement mis au défi, tenu pour responsable ou peu apprécié. » Même Obama, qui avait rêvé d’une présidence postraciale avant de participer à la montée woke en installant la question de la moralisation des discriminations au sein du processus bureaucratique, a eu droit à des tirs de barrage intenses de la frange radicale quand il s’est mêlé du débat. « Si tout ce que vous faites, c’est jeter des pierres, vous n’irez pas très loin », avait déclaré l’ex-président en octobre 2019. « Le monde est en désordre, il y a des ambiguïtés. Les gens qui font de bonnes choses ont des défauts. Les gens que vous combattez aiment leurs enfants, ils partagent certaines choses avec vous », a rappelé l’ancien président, blâmant « cette idée de la pureté, de n’être jamais compromis, d’être toujours politiquement “éveillé” (woke) ».

Tout autre que lui aurait sans doute été agoni d’injures après de tels propos. Le président conserve d’ailleurs une position ambiguë sur tous ces sujets sociétaux et n’a nullement condamné les excès révolutionnaires de Black Lives Matter quand, après la mort de George Floyd, cette organisation a vite abandonné le thème des violences policières pour appeler à mettre à bas le capitalisme et à démanteler tout l’héritage américain, jusqu’à ses Pères fondateurs.

En réalité, les voix dissidentes restent très isolées, un peu comme « un samizdat du XXIe siècle », affirme le géographe Joel Kotkin, résumant le point de vue des autres « rebelles ». Le fait que la vague woke ait quitté le champ strictement universitaire pour déborder dans les médias grand public, le monde des affaires et les institutions de l’État a laissé les libéraux de la vieille école largement désemparés. « Je commence à penser que nous avons besoin d’une nouvelle métaphore pour décrire le “Great Awokening”. Ce n’est pas tant un mouvement qui avance qu’une tache qui se répand. Une fois que ce processus a commencé, il est très difficile de l’inverser, tout ce qu’on peut espérer, c’est d’empêcher qu’il ne se propage davantage et de protéger les choses précieuses. Non, il n’y a pas de mouvement d’opposition de quelque importance à ce phénomène, et, s’il y en avait un, il ne réussirait pas », s’inquiète Mark Lilla, un libéral de gauche qui a été l’un des premiers à sonner l’alarme. « Nous sommes face à des passions morales très puissantes qui inspirent en particulier les jeunes. Nous devrons attendre qu’elles se dissipent avant d’espérer pouvoir réparer une partie des dégâts », ajoute-t-il.

Social-démocrate à l’ancienne et opposé à la vague identitariste montante, Joel Kotkin s’alarme tout particulièrement de l’alliance des campus avec l’industrie de la tech, cette nouvelle oligarchie omniprésente qui prête allégeance au mouvement woke en forçant notamment ses employés à organiser des séminaires d’inclusivité et à signer avec les fameux « pronoms » - « manière pour elle d’éluder les sujets plus embarrassants d’inégalité, de classe et de positions monopolistiques ». Pour lui, cette alliance rend quasiment impossible une rébellion des démocrates centristes contre les radicaux. Si certains observateurs continuent d’espérer que les modérés, comme l’élue du Congrès Elissa Slotkin, relèveront la tête, la plupart sont très sceptiques.

Le fait que Trump ait porté le combat contre l’idéologie woke, dénonçant « un poison toxique » et antipatriotique qui veut jeter l’opprobre sur « tout le projet américain », empêche les démocrates centristes de bouger activement sur cette question, regrette Greg Lukianoff. « Même si Trump a eu raison sur ces thèmes, son comportement et son style inacceptables sur le reste vont au contraire retarder la mobilisation du centre », pronostique-t-il. Un point de vue que partage le professeur Bret Weinstein, persuadé que l’équipe Biden utilisera « cyniquement l’énergie révolutionnaire née sur les campus », mais finira par perdre le contrôle du « tigre » woke. « Ils ont déjà gagné, pense Jacob Siegel. Toutes les institutions cèdent les unes après les autres. »

Dans ce tableau bien sombre, Sam Abrams voit une lueur d’espoir venir potentiellement de la nouvelle « génération Z » (nés entre 1997 et 2000), « beaucoup moins idéologue que les millennials » (nés entre 1980 et 2000), fatiguée de la polarisation et peu convaincue par la racialisation galopante. « Quand je me promène dans les campus pour des tournées de conférences, les salles sont bondées, surtout dans les petites villes de province, où l’on a soif de vérité et de nouvelles approches. » Sam n’en reste pas moins très envieux de « l’approche française »,qui résiste tant bien que mal à la vague woke anglo-saxonne. « Ça fait tellement de bien de savoir que chez vous les parents peuvent encore dire à leurs enfants qu’ils sont “un petit garçon ou une petite fille”. Chez nous, on dirait : comment osez-vous assigner un genre ? »

Mais la différence est-elle si grande que Sam le pense ? L’Amérique et la France ont beau plaider pour deux modèles radicalement opposés de république, sur le plan des idées, les chassés-croisés entre nos deux pays sont incessants. Ainsi avons-nous exporté la French Theory sur les campus d’Amérique dans les années 1960, semence qui allait faire fleurir le politiquement correct. Aujourd’hui, celui-ci nous revient en boomerang sous les nouveaux habits de la cancel culture et du wokisme qui s’implantent dans nos universités. Et, là-bas comme ici, l’intelligentsia libérale se réveille face aux excès et au déni d’une révolution qui dévore ses enfants. Aux États-Unis comme en France, cette guerre idéologique ne fait que commencer."

Lire "« Cancel culture », « woke » : quand la gauche américaine devient folle".



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