Bret Weinstein, professeur américain de biologie. 6 janvier 2021
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Bret Weinstein est un professeur de biologie et théoricien de l’évolution américain. En 2017, il a dû démissionner de l’université d’Evergreen où il enseignait, après s’être opposé à une journée interdite aux blancs. Pour la première fois, il s’exprime dans un média français pour alerter sur la gauche « woke », cette gauche américaine adepte de la politique identitaire qui pratique la chasse aux sorcières et veut faire taire toute parole dissidente au nom d’un antiracisme devenu fou.
Par Laure Mandeville
LE FIGARO. - Après avoir refusé d’observer une journée « sans Blancs », décrétée par l’administration du campus de l’université Evergreen, où vous enseigniez, dans l’État de Washington, vous avez fait l’objet de harcèlements d’organisations militantes étudiantes antiracistes « woke », puis avez dû démissionner de votre poste avec fracas, ajoutant votre nom à la liste de plus en plus longue de « professeurs annulés » par le mouvement des « justiciers sociaux ». Quelles leçons tirez-vous de ce qui vous est arrivé ?
Bret WEINSTEIN. - Ma femme et moi avons eu le sentiment d’être aspirés, en mai 2017, par une tornade qui ne nous a toujours pas redéposés au sol ! Cela a changé tous les aspects de notre vie. Les changements ont été très traumatisants sur le moment mais ils nous ont ouvert de nombreuses portes et nous ont transportés dans un monde qu’il est très excitant d’explorer. On a eu le sentiment d’avoir fait face à la tornade trois ans avant les autres. Ce qui veut dire que nous avons vécu une sorte d’avant-première du chaos qui venait. Evergreen est aujourd’hui partout ! Les mêmes dynamiques révolutionnaires sont visibles dans les rues, et pas seulement celles des États-Unis : en Europe, en Australie ! C’est un moment très intéressant, mais j’ai le sentiment que les leçons d’Evergreen ont été gâchées. Si nous avions compris qu’il ne s’agissait pas d’une aberration mais d’un avant-goût du présent, nous n’aurions pas permis que notre civilisation s’amuse à jouer avec de nouvelles formes de racisme, camouflées en lutte contre l’injustice.
Comment comprendre cette « révolution woke » dont vous avez été victime ?
J’ai dit tout de suite que ce n’était pas seulement une crise de la liberté d’expression et que cela ne resterait pas limité aux campus, mais que le phénomène déborderait dans le secteur technologique, dans les structures d’État, dans toutes les institutions. J’avais raison mais j’ai été surpris par la rapidité avec laquelle c’est arrivé. La difficulté, en 2017, était de convaincre les gens qu’il ne s’agissait pas seulement d’étudiants en train de faire du bruit. Certains d’entre nous en étaient conscients. On a essayé de sonner l’alarme. Mais les gens qui n’ont pas été confrontés personnellement à ce défi idéologique, ne voient pas à quel point il est sérieux et le sous-estiment. C’est une erreur. Même si les arguments sont pauvres, le pouvoir stratégique de ce mouvement est extrêmement important.
De quel danger s’agit-il ? Est-ce une atteinte aux principes fondamentaux du libéralisme qui fait de nous des citoyens, et non simplement les porteurs d’identités raciales ou sexuelles ?
C’est tout à fait le cas. Il y a dans ce mouvement, différents types de personnes. Ceux qui le dirigent et orientent la stratégie, et ceux qui y participent sans être tout à fait conscients de ce qu’on demande. L’Occident est très dynamique et productif, mais n’a jamais été à la hauteur de ses idéaux en matière de justice et d’égalité des conditions. Nous avons tendance à ne pas voir tout ce que ce système fait bien et à nous concentrer sur ses manquements. Il faut comprendre qu’il y a aujourd’hui une énorme énergie, tout particulièrement aux États-Unis, qui vise à abattre le système parce qu’il est perçu comme corrompu. Il l’est bien sûr. Mais ce mouvement est très naïf car il a décidé que les réponses étaient très simples. Il veut tout recommencer à partir d’une simple page blanche. Un scénario qui nous emmènerait presque inéluctablement vers un désastre. Malheureusement, le mouvement « woke » regarde toute personne qui pense ainsi comme un simple réformateur, c’est-à-dire quelqu’un qui ne fait que changer les choses à la marge. C’est l’échec chronique de ce mouvement que de tout simplifier. Aucune nuance n’est possible.
N’est-ce pas précisément l’essence des mouvements révolutionnaires ?
C’est juste. Les mouvements révolutionnaires font du trafic de fictions utopiques pour trouver des motifs pour changer l’ordre établi. La bêtise de la vision « woke » est évidente. Mais le caractère contagieux de la stratégie est spectaculaire. Et c’est là le problème. Les gens ne prennent pas ces mouvements au sérieux parce qu’ils sont ridicules. Mais quand ils s’y retrouvent confrontés, ils n’ont plus qu’un choix : soit se soumettre, soit être détruits.
J’ai regardé les images des séances d’autocritique du collège d’Evergreen, où les professeurs doivent battre leur coulpe en public en énumérant leurs privilèges. Elles sont grotesques. Comment un tel théâtre peut-il tenir longtemps ?
Oui, ce sont des séances grotesques. Mais votre question sur le fait de savoir pourquoi cela marche, trouve une réponse intéressante dans la théorie des jeux. Bien que la solution paraisse facile, elle ne l’est pas. A priori, cela a du sens de se défendre, quand on est accusé de crimes qu’on n’a pas commis. Mais le problème est que ce mouvement manie la stigmatisation et comme il suit une forme de fausse logique, il n’y a pas de mécanisme qui vous permette d’établir votre innocence. Chaque personne se retrouve confrontée à la question suivante : vais-je me défendre sans chance de succès et me retrouver avec un stigma féroce attaché à mon nom (et potentiellement des vidéos de ma résistance utilisées comme preuves de ma culpabilité), ou ferais-je mieux d’accepter de dire des choses qui ne sont pas vraies, dans l’espoir que mes accusateurs passent à autre chose, et s’en aillent cibler quelqu’un d’autre ?
Ce que vous décrivez ressemble à la logique de la dictature.
C’est une dictature en cours de formation. On a un problème d’action collective. La société a besoin que les individus fassent front commun pour empêcher ces actions. Mais les incitations à aller dans l’autre sens sont plus fortes pour chaque individu, car il y a menace sur leur emploi, leur réputation, leur sécurité… Ils ont donc tendance à plier, et à laisser la société vulnérable.
Mais une fois qu’ils ont cédé, ils sont forcés de se regarder dans un miroir et n’ont pas envie de se voir comme des couards. Ils finissent donc par se convaincre qu’ils croient à ce qu’ils ont dit. Ils se disent que s’ils ont dit qu’ils étaient racistes, c’était sans doute parce qu’ils le sont.
Il y a eu tant de procès et d’écrits en URSS, qui décrivaient les mêmes phénomènes d’accusation, de démission et de soumission…
Cette comparaison est juste. Ce que nous voyons ressemble de manière effrayante au bolchevisme ou à la période chinoise précédant le Grand Bond en avant. Ce qu’il est important de noter, c’est que ces mouvements révolutionnaires qui recherchent le pouvoir et ont pour objet de maximiser la justice sociale, évoluent immanquablement vers ces mécanismes coercitifs, parce qu’ils fonctionnent ! Mais dans le cas présent on est face à une coalition instable, temporaire, dans laquelle les règles d’appartenance à la cause sont basées sur ce qu’on appelle l’intersectionalité. Si ce mouvement gagne du pouvoir, et qu’il parvient à prendre le contrôle du système, il se fragmentera en factions. Les différents groupes coalisés se mettront à se battre les uns contre les autres.
N’est-ce pas déjà le cas ? Le fait que certains hommes noirs soient maintenant jugés inaptes à soutenir la cause « woke » parce qu’ils sont hommes n’est-il pas un signe ?
Tous ces groupes pourraient en effet potentiellement se fragmenter. La communauté LGBT se fractionne déjà aujourd’hui entre les homosexuels et les transgenres par exemple. Mais cette fragmentation potentielle est aujourd’hui utilisée comme une arme pour forcer les troupes à serrer les rangs. Cela finira par éclater, mais le résultat, dangereux selon moi, c’est que les tribus se recomposeront selon des lignes identitaires raciales.
Votre crainte est que cette révolution identitariste réveille le nationalisme « blanc » qu’elle prétend combattre ?
L’Occident est une expérience unique qui essaie de réduire l’impact de l’identité en favorisant la collaboration au-delà des lignes identitaires, à travers la citoyenneté et le mérite. Mais le problème est que ce système occidental, éminemment supérieur aux autres, et plus juste, est aussi très fragile. Le fait que de larges segments de la population soient obsédés par l’identité mènera ceux qui ne le sont pas, à voir aussi le monde sous ce biais. Ce mouvement « woke » pourrait créer le démon qu’il entendait combattre, et mener le nationalisme blanc des marges vers le « mainstream ». Il pourrait réveiller l’antisémitisme. Si on diabolise les Blancs, ils finiront par se penser en minorité opprimée et réagir.
Beaucoup des libéraux (de gauche, dans le vocabulaire américain, NDLR) qui se rebellent contre l’idéologie « woke » sont juifs. Ils dénoncent l’antisémitisme qui grandit dans ce mouvement ?
Oui, l’antisémitisme est présent dans le mouvement de manière ouverte et en progression. L’antisémitisme grandit toujours quand le centre politique s’affaisse. Le centre disparaît, la polarisation le remplace, l’antisémitisme devient inévitable.
Comment la presse « mainstream » a-t-elle couvert votre histoire en 2017 ?
Le New York Times est pénétré par la mentalité des « justiciers sociaux ». Mais en 2017, la réaction a été complexe. Quand mon histoire a éclaté, les pages news n’ont quasiment pas traité le sujet, tandis que les pages éditoriales ont permis à Bari Weiss de la couvrir sans biais. Ce qu’a montré mon histoire est la réalité du journalisme actuel. Dans une presse superpolarisée, les journaux font un très bon travail sur les sujets qui coïncident avec leur vision idéologique des choses, et ne font rien sur les histoires qui ne collent pas avec leur prisme. Pour la presse libérale, l’idée que des sectaires noirs s’en prennent à un professeur blanc aux vues égalitaristes ne faisait pas sens. Ils préféraient que cela n’existe pas et ont refusé d’en parler. Pour la presse de droite, cela a été une affaire nationale.
Que pensez-vous de la défaite cuisante que la gauche identitariste a essuyée aux élections, vu qu’une portion assez spectaculaire du vote des minorités est allée à Donald Trump, et a rejeté l’obsession raciale de la campagne démocrate ?
C’est la partie la plus importante, et la moins couverte, de l’histoire. L’absurdité du portrait que fait la gauche « woke » des défauts de l’Occident, est en fait une insulte terrible pour les minorités qui veulent simplement une chance de réussir. Si vous essayez de réussir dans le système où vous vivez, la dernière chose dont vous avez besoin, est un mouvement qui vous dise que votre succès est impossible parce que toute personne blanche est raciste et vous opprime. L’élection a aussi révélé le nombre impressionnant d’intellectuels noirs qui ont donné de la voix contre ce mouvement « woke ». Je suis en admiration devant leur courage et la force de leurs arguments.
Quelle est votre vision du trumpisme après Trump ?
Il faut comprendre que le système politique est profondément corrompu par les intérêts spéciaux. Cela a plongé les Américains dans la frustration. Il y a donc eu une rébellion sur les deux flancs du spectre politique. Bernie Sanders, qui aurait gagné en 2016 si le Comité national démocrate ne l’en avait pas empêché, a à nouveau failli gagner en 2020 mais s’est vu encore barrer la route par la direction du parti. De l’autre côté, on a eu Donald Trump qui a mené avec succès une rébellion contre la hiérarchie républicaine corrompue. Donald Trump a gagné, mais il n’a pas la capacité, ou peut-être plutôt le tempérament, pour utiliser productivement le pouvoir.
Trump a été une rupture avec l’étau que les élites traditionnelles maintenaient sur le pouvoir. Mais cela n’a pas été une rupture très utile. Et aujourd’hui, avec l’élection de Joe Biden, nous revenons à l’ancien système corrompu que décrivait Bernie Sanders. La vérité est qu’on est face à deux familles du « crime », le Parti démocrate et le Parti républicain. Ce sont des réseaux d’influence pour des intérêts privés et de larges corporations.
Joe Biden le centriste pourrait-il aller contre le mouvement identitaire « woke » avec l’aide des républicains, vu le signal encourageant envoyé par les électeurs ?
Je pense qu’il n’essaiera même pas, car c’est un politicien de la machine du parti, une sorte de porte-parole du Comité national démocrate (DNC). Il essaiera d’utiliser le pouvoir et l’énergie de ce mouvement, tout en laissant le DNC gérer les activistes. Mais je pense que la direction démocrate aura du mal à contrôle ce tigre qu’elle a lancé dans l’arène. Elle s’alliera cyniquement avec lui, mais n’aura pas le dessus."
Voir aussi dans la Revue de presse la rubrique Etats-Unis : enseignement supérieur dans Etats-Unis : "politiquement correct" dans Etats-Unis d’Amérique (note du CLR).
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