Revue de presse

"Boualem Sansal, homme libre" (Le Monde, 16 oct. 15)

20 octobre 2015

"C’est le roman de la rentrée. Et l’écrivain de la rentrée. Mais sont-ils raccord ? L’Algérien Boualem Sansal a bien écrit 2084 (Gallimard), son livre figurait, en septembre, sur toutes les listes des prix littéraires, on le présente en favori du Goncourt, mais depuis deux mois, pris dans une folie médiatique, c’est comme si l’un était étranger à l’autre. Ou plutôt comme si le roman et le prophète de malheur menaient deux vies complices et distinctes.

2084 est un conte noir à la Orwell où la religion est reine, Yolah est Dieu et Abi son prophète. On y prie, on lapide, on lessive les cerveaux dans une dictature religieuse nommée Abistan. Le mot islam n’est jamais écrit mais on y pense fort. Il n’est pas étranger à l’énorme succès du livre, en cette période de « flip » identitaire. Aucun autre roman, en cette rentrée, n’a fait l’objet d’autant d’articles. Aucun écrivain n’a été autant invité par les télévisions et radios. « Sansal a un agenda de rock star », constate son attachée de presse, Pascale Richard, qui peine à répondre aux demandes de librairies, foires, festivals, tant il remplit les salles.

2084 s’est déjà écoulé à 91 000 exemplaires en France. Douze autres pays l’ont plébiscité, dont l’Allemagne où il est choyé. Surtout, c’est le seul livre de la rentrée dont les demandes de libraires sont plus fortes aujourd’hui qu’il y a deux mois. Seule Delphine de Vigan et son D’après une histoire vraie (JC Lattès) arrive à le suivre. Sans le Goncourt, il fera 150 000 exemplaires, avec il montera à 400 000, dit-on chez Gallimard. Le plus grand succès de Sansal, jusqu’ici, était Le Village de l’Allemand (2008), avec 60 000 exemplaires, le livre qui a assis sa reconnaissance littéraire.

Avec 2084, Sansal entre dans une autre dimension. La presse française l’a encensé, à une exception, Gilles Martin-Chauffier, qui conclut ainsi son article dans Paris Match du 8 octobre : « Ces histoires de religion sont mortelles… d’ennui. » Le rythme de 2084 est en effet lent, le dialogue rare, on se perd dans le récit, mais la langue est sacrément belle. Peu importe, car depuis quelques semaines, il est moins question de la prose de Sansal que de sa dénonciation d’un islam tentaculaire. Celui qui a donné le ton, lançant la promo du livre, s’appelle Michel Houellebecq. Invité de l’émission On n’est pas couché, le 29 août sur France 2, l’écrivain a confié que le danger islamiste est « bien pire » dans 2084 que dans son livre Soumission. Et de conclure : « Sa vision du futur est très plausible. »

Sansal ne goûte pas Houellebecq, mais il l’a débordé sur son terrain en publiant dans Le Figaro du 16 septembre un texte qu’il a intitulé « Lettre à un Français sur le monde qui vient ». Le monde qui vient est d’une noirceur inouïe. En gros, si la France ne fait rien, l’islamisme la dévorera. Il est même déjà là, « jusque devant [nos] fenêtres ».

Pour Sansal, le danger n’est pas tant l’EI que l’expansionnisme de l’islam. Il l’a dit dans un entretien aux Inrockuptibles du 9 septembre : « Il se passe un phénomène assez apocalyptique. De plus en plus, l’islam va être la religion des convertis. Et les convertis sont toujours les plus radicaux. » Il ajoute : « La seule religion en ce moment qui pose problème, c’est l’islam. » Et d’épingler les croyants pacifiques qui « ont laissé pousser cette gangrène ». Après les attentats à Charlie Hebdo, il déclarait à L’Express : « A ce point, la passivité des musulmans est mortelle. »

Sansal fait mal parce que sa cible est autant l’islam que l’islamisme. L’écrivain à la queue de cheval a vu sa ville de Boumerdès, en Algérie, où il vit depuis 1972, gangrenée par la religion. Une ville où il reçoit régulièrement des lettres d’insultes. Une ville et un pays où 2084 n’est pas en librairie. Sansal ne voit pas d’issue tant que l’islam refusera de faire toute autocritique. Dans son essai Gouverner au nom d’Allah (Gallimard, 2013), il constate qu’« en quatorze siècles, aucune tentative de révolution des idées semblable à celle des Lumières européennes n’a pu émerger et prendre corps dans l’univers musulman ». Et en exergue à 2084, il écrit : « La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. »

Les voix arabes célèbres sont rares à parler ainsi. Il y en a au moins deux en Algérie, Boualem Sansal, précisément, et Kamel Daoud. Les médias occidentaux les adorent pour des raisons qui vont bien au-delà de leurs livres : ils sont algériens, sont restés dans leur pays, sont menacés, et, donc, ont la légitimité de dire ce que les Occidentaux ne peuvent dire sous peine d’être taxés d’islamophobes. Sansal le sait, comme il sait que l’extrême droite, les prophètes du grand remplacement ou les chagrinés des valeurs disparues essaient de le récupérer. Il sait aussi que dans les pays arabes, on le trouve trop sombre, trop anti-islam, trop français, trop pro-juif pour avoir participé, en 2012, au Salon du Livre de Jérusalem. [...]"

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