Alain Supiot, juriste, universitaire, ancien professeur au Collège de France. 24 juillet 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"[...] Ayant le sentiment de n’avoir plus aucune prise sur les décisions qui les concernent, les « gens ordinaires », ceux des classes moyennes et populaires, sont en effet enclins à faire à leur tour sécession. S’il fallait dater l’origine de cette désaffection, il faudrait remonter au Traité de Maastricht, adopté par référendum en 1992, avec une forte participation (près de 70% !), mais un score extrêmement serré (51%). Toutefois la rupture intervient quelques années plus tard lorsque la classe dirigeante refuse de s’incliner devant le résultat du référendum sur la Constitution européenne, rejetée en 2005 avec la même forte participation par près de 55% des votants. En 1992 l’État perd la main sur certaines de ses attributions essentielles, notamment budgétaires et monétaires ; après 2005 les Français réalisent qu’ils ont perdu la main sur l’État, dont le destin se décide désormais ailleurs que dans les urnes. Alors même qu’ils avaient pris au sérieux la question qu’on leur posait et passé des heures à en délibérer en famille et dans les lieux publics, lors du dernier grand débat démocratique qu’ait connu notre pays !
En 2012 le président Hollande a fini de discréditer la parole politique, en ratifiant le traité sur la gouvernance monétaire européenne aussitôt après s’être fait élire sur la promesse de ne pas le ratifier. À quoi bon aller voter dès lors que les décisions importantes sont prises hors de portée électorale, à Bruxelles, à Francfort ou à la Cour de Luxembourg ? Cela ne veut pas dire, comme semble le penser le président Macron, que l’Union européenne soit une souveraine en puissance. Du point de vue juridique, il s’agit plutôt d’une suzeraine, dont les États membres sont les vassaux. C’est du reste une constante : la gouvernance par les nombres fait partout ressurgir les liens d’allégeance. [...]
[Il faut] se rappeler les liens profonds qui, depuis les origines de la démocratie, unissent représentation politique et représentation théâtrale. Aller au théâtre était du reste une obligation civique dans l’antique démocratie athénienne. Une représentation politique réussie suppose que le public puisse se reconnaître dans les personnages qui sont sur la scène. [...]
Cette scène politique ne constitue cependant qu’un aspect de la démocratie, qui possède aussi depuis toujours une dimension économique et sociale. Les premières bases de la démocratie athénienne furent posées par Solon, il y a 2500 ans, pour rétablir la paix civile, menacée par l’accaparement des richesses par un petit nombre de ploutocrates qui réduisaient le grand nombre des Athéniens à l’esclavage ou à l’exil. Il y parvint en allégeant le fardeau de la dette et en reconnaissant à tous ceux qui vivent de leur travail une dignité égale à celle des possédants. Ce lien structurel entre démocratie politique et démocratie économique n’a cessé depuis de se manifester dans l’histoire. [...]
À partir des années 1990, la perte de souveraineté monétaire et budgétaire de l’État et la dévitalisation de la démocratie sociale et économique sont allées de pair. La globalisation a mis les entreprises au service de la finance et les États en situation de concurrence fiscale, sociale et écologique. Les actifs — indépendants comme salariés — ont ainsi perdu sur les deux tableaux : ils n’ont plus de prise sur le pouvoir politique, assujetti aux disciplines d’un Marché devenu total ; et pas davantage sur le pouvoir économique qui, émancipé de la tutelle des États, réduit le travail à l’état d’instrument de « création de valeur » pour les actionnaires. Il n’est donc pas surprenant que la sécession des gens ordinaires se fasse sentir sur ces deux tableaux : par l’abstention ou le vote protestataire ; et par le désinvestissement du travail. On nous annonçait à son de trompe que la révolution numérique signait la « fin du travail », mais c’est à la pénurie de « travailleurs essentiels » que nous sommes confrontés aujourd’hui, à commencer par les « premiers de corvée » dont la pandémie a révélé aux « premiers de cordée » qu’on ne pouvait impunément continuer à les mépriser et les sous-payer. On peine à trouver des profs, des infirmières, des serveurs, des chauffeurs routiers... Ce mal frappe les services publics appauvris et désorganisés par des décennies de « réformes structurelles », mais aussi les entreprises, que le Marché total et la financiarisation de l’économie ont profondément détraquées. [...]
Faire de l’argent pour de l’argent ce n’est pas seulement ne rien faire, c’est empêcher de bien faire. Quelques grands patrons français en ont du reste pris conscience et demandé que la « raison d’être » de l’entreprise puisse être inscrite dans ses statuts. Dès lors que le gonflement du bas de bilan remplace le projet d’entreprise et que les indicateurs de Maastricht remplacent le projet politique, une perte généralisée du sens affecte à la fois le politique et l’économique. [...]
Une étude comparative très documentée publiée en 2017 par France Stratégie, montre que, je cite : « la France se différencie de ses voisins par une meilleure maîtrise des dépenses de services généraux, qui incluent la charge de la dette, en pourcentage du PIB, mais par une augmentation supérieure à la moyenne concernant les dépenses de protection sociale et les affaires économiques qui incluent certains crédits d’impôt ». La chasse obsessionnelle aux fonctionnaires, déjà nettement moins bien payés que leurs homologues étrangers, est l’un des premiers facteurs de dégradation de nos services publics de la santé, de l’éducation ou de la justice. On ouvre ainsi un boulevard au recours à des cabinets conseils, dont le moins qu’on puisse dire est que le rapport qualité/prix n’est pas au rendez-vous. Plutôt que de réduire le nombre de hauts fonctionnaires, une droite ayant encore le sens de l’État leur interdirait ces allers retours avec le privé, qui les exposent aux conflits d’intérêts et gangrènent l’esprit de service public. [...]
L’horizon des réformes de la sécurité sociale est l’ouverture des « marchés » gigantesques des assurances maladie et vieillesse aux investisseurs privés, laissant à l’État la charge d’une protection minimale pour les impécunieux. Dans une telle division du travail entre le marché et l’État, le modèle social français est condamné à disparaître. Il est en effet l’héritier de la tradition proudhonienne et mutuelliste, qui se méfie autant de l’ingérence de l’État que de celle du privé à but lucratif. [...]
Quand on parle des prélèvements obligatoires, il faudrait donc en toute rigueur ne pas confondre ce qui relève des missions de l’État et ce qui relève des mécanismes de solidarité institués par la sécurité sociale entre générations, entre malades et bien portants, ou entre ménages chargés ou non d’enfants. Cela nous éviterait peut-être les numéros de cabaret de ceux qui prétendent avoir trouvé la pierre philosophale permettant d’augmenter le pouvoir d’achat sans augmenter les salaires : il suffirait de supprimer les cotisations sociales sans augmenter les impôts ! Omettant de prévenir les heureux bénéficiaires de ce tour de passe-passe qu’ils devraient ensuite payer au prix fort une assurance santé privée et souscrire un fonds de pension exposé aux cours de la Bourse. Bien mauvaise affaire lorsqu’on sait que les coûts de gestion de cette assurance privée sont aujourd’hui cinq fois supérieurs à ceux de la sécurité sociale pour une couverture moindre ! Cela ne veut pas dire que le fonctionnement de la sécurité sociale soit parfait ni qu’il ne faille pas lutter contre les abus et les fraudes dont elle est l’objet : ceux des assurés sociaux, mais aussi ceux – dont les médias parlent beaucoup moins - de certains médecins ou de grandes firmes pharmaceutiques… [...]
La dégradation des services publics est un fait d’évidence ; et leur disparition dans des zones dites « périphériques » précipite celles-ci dans un cercle vicieux de désertification : quel médecin voudra s’installer là où ne se trouvent plus ni école, ni poste, ni gare ? [...]
De bonne foi ou par intérêt personnel, nos classes dirigeantes ont pensé que leur mission n’était plus de développer un projet politique propre à notre pays, mais de l’adapter aux contraintes de la globalisation. C’est ce qu’en Italie on nomme le transformisme, par opposition au réformisme. Telle est la voie empruntée par la gauche de gouvernement depuis 1983, et par les « élites économiques » depuis leur conversion à la financiarisation de l’économie et la création du Medef en 1998. Ce tournant majeur a entraîné la désindustrialisation du pays ainsi qu’une mutation complète de notre « République sociale ». Son droit du travail et son droit fiscal visaient une distribution équitable des richesses entre le capital et le travail ; et elle était garante de systèmes de solidarité auxquels tous contribuaient selon leurs ressources et dont tous bénéficiaient selon leurs besoins.
Or elle est devenue un amortisseur social des dégâts de la globalisation. C’est ce qu’on a appelé la « politique d’accompagnement » : on ne remet pas en cause les choix politiques et économiques qui ont conduit au développement de la pauvreté et du chômage, au creusement des inégalités et à l’augmentation des revenus du capital au détriment de ceux du travail, mais on les « accompagne » de mesures visant contenir ces dégâts sociaux et faire taire les mécontents. Le but n’est plus d’assurer en amont une distribution plus juste entre les revenus des actionnaires et ceux des salariés, ou ceux des traders et ceux des infirmières, il est d’assurer en aval une redistribution minimale en direction des éclopés de la globalisation.
À partir de là, on passe d’un modèle de sécurité sociale fondé sur le principe de solidarité à une protection sociale fondée sur la charité publique. M. Olivier Véran a du reste cherché en 2018 à faire inscrire ce changement terminologique dans la Constitution. Sous la présidence de M. Hollande, on a ainsi réservé aux familles les plus pauvres le bénéfice de certaines prestations en en privant toutes les autres, qui ont ainsi été les seules à payer le prix des économies réalisées. La solidarité entre ménages avec et sans enfants disparaît, tandis que ressurgit la logique caritative qui a précédé l’invention de l’État social. Redevenu charitable, l’État distribue des chèques, bientôt des bons alimentaires ou d’essence aux nécessiteux, plutôt que de rétablir la primauté des revenus du travail sur ceux de la rente, ou d’imposer aux multinationales et aux grandes fortunes de contribuer au financement des systèmes de solidarité dans les pays d’où elles tirent leurs profits. [...]
Les services publics ne souffrent pas seulement de cet étranglement financier, mais aussi de la gouvernance par les nombres mise en place en 2001 à l’unanimité des partis de gouvernement par la loi organique relative aux lois de finances (Lolf). L’idée d’assimiler le pays à une entreprise était elle aussi déjà présente chez Lénine, qui entendait gérer l’URSS, non pas comme une « start-up nation », mais comme une immense usine électrique. Plaquant sur l’administration une vision du reste largement fantasmée du management privé, le « New public Management » est l’avatar du même contresens institutionnel. L’État n’est pas une entreprise et ne doit pas être géré comme elle ; il est le garant en dernier ressort du temps long de la vie humaine, au-delà de la succession des générations et au-delà bien sûr du temps court des marchés. On voit du reste cette fonction de garant en dernier ressort ressurgir à chaque grande crise financière, technologique, climatique ou sanitaire. C’est pourquoi indexer son administration sur la réalisation d’indicateurs de performance est absurde. [...]
Jusqu’à un certain point, l’attractivité du statut permet de compenser la médiocrité du traitement. Mais au-delà de ce point, ce mauvais traitement finit par décourager les bons candidats, ce qui donne un argument pour contractualiser et précariser les emplois. Cette contractualisation est aussi devenue de règle pour le financement de la recherche, au détriment de la recherche fondamentale et avec les mêmes effets désastreux que la T2R à l’hôpital, notamment dans des domaines particulièrement exposés aux conflits d’intérêts, comme la biologie, le droit ou l’économie. La légitimité du statut dépend en effet d’un strict respect de sa déontologie. Imposée pour rompre avec la féodalité, la séparation du public et du privé est un mur porteur de la République. Permettre à ceux qui la servent de combiner les fonctions publiques et privées ne peut que saper ses fondements. [...]
Il faudrait s’accorder sur ce qu’on entend par pro et anti-européen. Pendant la guerre les résistants luttèrent contre les projets d’union européenne portés par Hitler et Mussolini, alors que les collaborateurs pensaient comme Marcel Déat qu’il fallait aller au-devant des vœux de l’Allemagne, car « en cette construction de l’Europe, elle n’est pas un tyran, mais un maître d’œuvre, qui guide, conseille, et même consulte les compagnons ». Lors de la fondation de la Communauté européenne à la fin des années 50, on a vu s’opposer plusieurs visions de l’Europe : celle utopiste de Monnet, qui souhaitait son unification politique ; celle pragmatique de De Gaulle, qui défendait une Europe des coopérations entre nations demeurant souveraines ; ou celle pessimiste de Mendès France, qui déclara au Parlement que « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement “une politique“, au sens le plus large du mot, nationale et internationale ». [...]
Dès la fin des années 1990, un autre savant allemand, Fritz Scharpf a mis en lumière l’asymétrie structurelle entre la capacité de l’Union européenne de défaire les solidarités nationales et son incapacité de construire des solidarités européennes. Il faudrait sortir de cette machine infernale, ce qui ne veut pas dire sortir de l’Union européenne. Celle-ci ne pourrait se défaire que dans le retour des fureurs nationalistes, comme en son temps la Yougoslavie. Non, il faut l’amener à observer les principes démocratiques qu’elle proclame ! L’UE ne retrouvera son crédit et sa légitimité que dans la mesure où elle assure la primauté du pouvoir politique sur les puissances économiques et s’affirme comme une Europe de la coopération plutôt que de la compétition. Une Europe qui s’appuie sur la riche diversité de ses langues et de ses cultures, au lieu de s’employer à les araser ou les uniformiser. Une Europe des projets, œuvrant à la solidarité continentale et internationale pour répondre aux défis — sociaux, écologiques, technologiques — qu’aucun de ses membres ne peut relever isolément. [...]
Ce ne sont pas les repliements identitaires qui nous préserveront de ce rouleau compresseur de la globalisation, car ils sont inévitablement porteurs de violence. Il faudrait plutôt opposer à la globalisation, le projet d’une mondialisation fondée sur la coopération entre des peuples riches de leur diversité. C’est de cette approche dont l’Union européenne devrait être l’avant-garde. Mais ceci supposerait de pouvoir se reconnaître dans des dirigeants capables de prendre appui sur le meilleur de leurs traditions culturelles pour inventer le monde de demain. Or le moins qu’on puisse dire est que ce n’est pas le chemin emprunté par les classes dirigeantes françaises qui, contrairement à leurs homologues anglaises ou allemandes, semblent avoir perdu toute confiance, si ce n’est toute conscience de la culture dont elles sont les héritières. L’actuel président de la République n’a-t-il pas déclaré lors de sa première campagne électorale qu’ « il n’y a pas de culture française » ? [...]
Ce renoncement est particulièrement manifeste s’agissant de l’usage de la langue, essentiel aux « assemblées de paroles » dont Marcel Détienne a montré qu’elles sont le cœur de la démocratie. À l’échelon de l’Union européenne un monopole de fait est aujourd’hui conféré à la langue du Brexit, alors même qu’aucun des États membres n’a désigné l’anglais comme première langue officielle, pas même Malte (qui a choisi le maltais) ou l’Irlande (l’irlandais). [...]
Appliqué aussi à la libre circulation des marchandises, ce régime linguistique peut conduire à des drames, comme ce fut le cas en 2004 ou 2005 à l’hôpital d’Épinal, où des malades furent tués ou mutilés par des appareils d’irradiation dont le mode d’emploi n’était disponible qu’en anglais, langue que les opérateurs pensaient maîtriser mais qu’ils avaient comprise de travers. En France, cette servitude culturelle volontaire sévit partout, sur toutes les enseignes commerciales et même dans les services publics. Si vous entrez dans un bureau de poste, là où on en trouve encore, vous êtes accueillis par un panneau « Ma French Bank », géniale trouvaille de communicants formés je suppose dans des écoles de commerce !
Le globish est un outil commode pour une communication superficielle, mais très insuffisant dès lors qu’il s’agit de bien se comprendre et de comprendre l’Europe ou le monde. La conversion au tout anglais est un moindre mal dans les sciences de la nature, qui ont affaire partout aux mêmes objets. Mais dans le cas des sciences de la culture, elle évoque irrésistiblement les médecins de Molière, le basic english ne donnant pas plus que le bas latin les clés d’intelligibilité des civilisations ; de l’Allemagne, du Japon ou du monde arabe... Aujourd’hui, on demande à un candidat à l’Institut universitaire de France qui travaille sur la France de rédiger son projet en anglais, lui signifiant ainsi d’entrée de jeu qu’il sera jugé par des « pairs » ne lisant pas une ligne de français et incapables de prendre connaissance de ses publications antérieures. [...]
Comment cette intelligentsia asservie au modèle américain peut-elle dès lors s’étonner que les jeunes Français d’origine africaine fassent de même, et se pensent à l’image des descendants d’esclaves, soumis jusqu’en 1964 aux lois raciales américaines ? Ces lois de Jim Crow, dont s’inspirèrent les juristes allemands en charge de la rédaction des lois de Nuremberg ! Le déracinement est plus généralement le fruit de l’idéologie contractualiste, qui tend à pulvériser les sociétés en une collection de monades indifférenciées, animées chacune par le seul calcul de son intérêt. Cette vision est explicitement celle du président Macron, qui en 2017 avait solennellement fait part au Parlement réuni en Congrès à Versailles, de son intention de faire de la France une « République contractuelle ».
De fait, il s’est employé depuis à casser méthodiquement tous les statuts à sa portée : ceux des cheminots, des salariés, des préfets, des diplomates, etc. Mais il ne faut pas lui jeter spécialement la pierre car il n’est que le dernier avatar d’une longue tradition intellectuelle, qui identifie le progrès des sociétés à leur contractualisation. [...]
Vouloir contractualiser toute espèce de lien social conduit donc sans surprise à un processus de désaffiliation généralisé, auquel les enfants des quartiers pauvres sont particulièrement exposés. C’est en effet dans ces quartiers, selon les statistiques de l’Insee, que l’augmentation régulière du nombre de mères isolées est la plus sensible. La démission ou la disqualification des pères est peut-être une bonne nouvelle pour les militantes en lutte contre le patriarcat… C’est sûrement une mauvaise pour ces mères, qui sont aussi celles que le détricotage du statut salarial soumet à la « flexibilisation » du temps de travail. [...]
En son temps, Florence [1] Parisot, alors présidente du Medef, donnait l’exemple de la précarisation du lien conjugal pour justifier celle du contrat de travail ! Dans une vision marchande de la société, il n’y a que des particules contractantes mues par leurs calculs d’utilité, qu’il s’agisse de « marché du travail », de « marché électoral », de « marché des idées » ou de « marché matrimonial ».
Dès 1932, Ernst Jünger annonçait que l’un des idéaux d’un monde qui vise à transformer ainsi toutes les relations possibles en relations contractuelles résiliables serait « atteint avec beaucoup de logique lorsque l’individu peut même résilier son caractère sexuel, le déterminer ou le changer, par une simple inscription sur le registre de l’état civil ». La déconstruction de l’état civil et de l’état professionnel des personnes sont les deux faces d’une même dynamique du capitalisme. [...]
Il faudrait ramener les plus riches sur terre, en suivant les sages conseils de Montesquieu de réduction d’inégalités économiques redevenues extravagantes. Il faudrait aussi donner à tous ceux qui travaillent les moyens de peser sur ce qu’ils font et la manière dont ils le font. Les personnels de santé sont mieux placés pour penser l’organisation de l’hôpital que les cabinets conseils payés à prix d’or pour leur expliquer comment travailler. [...]
Pour réconcilier les classes dirigeantes et les gens ordinaires, il faudrait aussi restaurer le débat politique, que le néolibéralisme dégrade en exercice de communication ou de propagande auprès de peuples présumés ignorant les principes d’une saine gestion technique. Cette conception est l’avatar contemporain de l’idée léniniste d’une avant-garde éclairée guidant les masses inconscientes des lois de l’histoire et de l’économie. Déjà Renan défendait « la légitime ambition de gouverner scientifiquement la société » et Engels annonçait le remplacement du gouvernement des hommes par l’administration des choses.
Mais sous un tel « gouvernement scientifique », la fonction politique disparaît ; ce qui reste, c’est la pédagogie et les punitions : vous êtes face à des ignares, donc il faut leur expliquer comment ça marche et mettre au pas les fortes têtes. La difficulté est que les gens ordinaires constatent tous les jours que cette avant-garde s’est trompée sur tout depuis 40 ans : sur les bienfaits supposés de la déréglementation financière, sur la convergence économique européenne promise dans la zone euro, sur la réorganisation de l’économie en chaînes internationales de production aussi fragiles que polluantes, sur l’assimilation des États à des entreprises, appelées à cultiver leur « avantage comparatif » plutôt que d’assurer à leur jeunesse les moyens de vivre décemment de leur travail sans être contraint à l’émigration...
Avec un tel bilan, il est difficile de convaincre les gens ! On cherche donc à les dresser à obéir sans se poser de questions. Tel fut en URSS l’objet de la « justice en blouse blanche », qui voyait en tout esprit critique un esprit malade à soigner ; et tel est aujourd’hui l’objet de l’économie comportementale, promue depuis 2015 par la Banque Mondiale dans un rapport dont je ne sais si on doit en rire ou en pleurer. [...]
Tout cela représente une « taxe cognitive », qui empêche les pauvres de bien calculer leur intérêt. Heureusement l’économie comportementale est là pour les soulager de cette taxe et les amener en douceur à se conformer aux attentes du système (sans mettre bien sûr en question la justice de ce système…). On ne va pas rendre la vaccination obligatoire pour les personnes à risques, mais on va les emm…, leur « pourrir la vie », si elles ne se vaccinent pas. D’où l’attirail comportementaliste aujourd’hui en vogue, avec les « nudges » au niveau individuel, la « compliance » dans les entreprises, les « mécanismes automatiques » de la gouvernance de la zone euro, sans parler du « crédit social » à la chinoise, réalisation la plus grandiose de ce nouveau régime normatif. Le formalisme juridique, qui fixe des cadres dans lesquels vous exercez votre liberté, est incompatible avec cette « gouvernance scientifique » qui traite les humains comme des êtres programmables, ce qu’ils ne sont pas et ne seront jamais. [...]
La force des démocraties confrontées à la montée des totalitarismes a été d’inventer des dispositifs qui font de la justice sociale le produit de remises en cause permanentes. Au plan politique par la tenue régulière d’élections qui tranchent le débat entre une majorité et des oppositions. Et au plan économique avec les libertés collectives instituées par l’État social : liberté syndicale, droit de grève, négociation collective ; représentation des salariés dans l’entreprise, qui font des antagonismes sociaux le moteur d’une transformation permanente du Droit. Mais cette démocratie politique et économique s’exerçant dans des cadres juridiques nationaux a été anesthésiée par l’ouverture des frontières et la libre circulation des capitaux, qui assujettissent le pouvoir politique à un pouvoir économique échappant à toute contestation syndicale. D’où des mouvements de révolte anomique, du type « gilets jaunes »."
Lire "Alain Supiot : « Des urnes au travail, nous assistons à la sécession des gens ordinaires »".
[1] Laurence (note du CLR).
Voir aussi dans la Revue de presse "Populisme impopulaire" (S. Piquet, Marianne, 7 juil. 22), Christophe Guilluy : « La contestation des gens ordinaires ne s’arrêtera pas, car elle est existentielle » (lefigaro.fr , 25 avril 22), "Les grands essais du XXe siècle : La révolte des élites, de Christopher Lasch" (A. Devecchio, Le Figaro Magazine, 23-24 août 19), E. Macron : Il n’y a "pas une culture française, il y a une culture en France" (liberation.fr, 14 mars 17), les rubriques Service public, Langue française, Europe, La gauche et les classes populaires,
dans les Initiatives proches "La Banque Postale carpette anglaise 2019" (Avenir de la langue française, 8 déc. 19) (note du CLR).
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