Maître de conférences en littérature, formatrice en école supérieure du professorat et de l’éducation, membre d’Egale. 1er juin 2015
Merci à Patrick Kessel, Président du CLR et à Alain Seksig, organisateur de ce colloque, pour leur invitation.
Avant d’entrer dans le vif de mon sujet, je voudrais simplement rappeler que les Écoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation (ÉSPÉ) sont des écoles internes ou composantes des universités chargées de délivrer des masters métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF). Dans cette perspective, la première année de master (M1) est consacrée à l’acquisition des connaissances indispensables à la réussite aux différents concours (1er et 2ème degrés), la deuxième année, quand les étudiants sont lauréats des concours, est une année de formation tout à la fois universitaire et professionnelle. Dès lors, un changement de statut apparait entre la première et la seconde année : les M1 sont des étudiants, les M2 des professeurs stagiaires. À ce titre, les M2 se doivent de respecter le principe de neutralité inhérent au statut de fonctionnaire de la République, d’incarner et de transmettre les valeurs de la République dont la laïcité, conformément au référentiel de compétences publié au BO du 25 juillet 2013.
Les M1 et M2 non lauréats des concours, en qualité d’étudiants, ne sont pas soumis à cette obligation. Aucune obligation de neutralité certes, mais une obligation d’apprendre ce que signifie cette neutralité, les raisons pour lesquelles elle s’impose dans la fonction publique d’éducation.
En effet, ces étudiants devront manifester leur connaissance des différents textes de loi, être capables de définir le principe de laïcité et sa mise en action au concours.
Dès lors, il y a lieu d’interroger un paradoxe instauré par la République elle-même : celui de recruter des fonctionnaires qui devront transmettre les valeurs républicaines, en s’assurant bien modestement que les candidats futurs lauréats ont acquis les connaissances historiques et juridiques qui les définissent, mais – et c’est là que se situe le paradoxe – sans se garantir de leur adhésion individuelle à ce projet formé par la République pour ses citoyens.
Rappelons à l’instar de Gérard Delfau [1] que le principe de laïcité a été, est toujours comme l’ont montré les évènements de janvier, un combat pour la République. En effet, la dimension séparatrice qu’impose le principe de laïcité n’est pas seulement mue par la volonté de séculariser la société, comme voudraient le laisser croire les tenants d’une laïcité adjectivée ou accommodante. Le principe de laïcité tel qu’il a été défini par nos aînés avec la loi de 1905 est infiniment plus ambitieux que cela. Il vise l’émancipation des citoyens de la République, la libération des tutelles idéologiques, pour apprendre à raisonner par soi-même, et à penser la société en dehors de toute vérité révélée. Dès lors, l’école publique, puisqu’elle a pour objectif de développer la pensée et le raisonnement, est bien le pivot de ce projet républicain. La construction de la culture humaniste, l’acquisition des savoirs et démarches scientifiques, la maitrise de la lecture en sont, quant à eux, l’épicentre.
Ces principes sonnent peut-être pour chacun d’entre nous ici comme une évidence. Cependant, ces évidences sont trop souvent mises au second plan dans les débats autour de la laïcité à l’Université par ceux qui refusent sa dimension séparatrice au motif qu’elle impliquerait l’exclusion, alors même qu’elle doit permettre aux étudiants d’accéder à la maitrise d’un libre raisonnement, point central de la démarche scientifique. En effet, s’il me paraît évident et indiscutable que l’université doit être et rester le lieu du débat et de la controverse, il n’en est pas moins vrai qu’elle est aussi le lieu où les savoirs se construisent, peuvent être remis en question non sous le poids d’une vérité dogmatique et transcendante, mais par l’accès à une démarche scientifique rigoureuse et éprouvée. Le fait scientifique obéit à trois lois : il doit être construit par un raisonnement rigoureux et vérifié par l’expérimentation méthodique, il doit être accepté par la communauté scientifique, d’où l’émergence des conseils scientifiques, il doit être réversible quand une nouvelle découverte le remet en débat.
La question qui se pose alors aux universitaires est moins de savoir si les signes ostensibles d’appartenance religieuse qu’arborent les étudiants/tes sont l’émanation d’une liberté individuelle, d’une tradition, d’une appartenance communautaire ou ethniquement centrée, mais bien de se demander s’ils sont l’émanation d’un dogmatisme plaçant les lois religieuses au-dessus des lois scientifiques, et de fait oblitérant tout ou partie de la capacité à raisonner, ou refusant d’observer les faits scientifiques comme les savoirs acquis. N’oublions pas que ces étudiants qui affirment haut et fort leur appartenance confessionnelle se destinent à être enseignants, toutes choses difficilement compatibles avec les principes de l’apprentissage et la réflexion étudiante, mais surtout en totale opposition avec ce qu’ils auront à enseigner et à défendre.
Y a-t-il alors lieu de combattre sur ce terrain encore aujourd’hui en France quand on forme des maîtres de l’école publique ? J’ai longtemps cru que ces luttes étaient la force de nos aînés et que l’émancipation était un fait indiscutable. C’est vraisemblablement aussi la conviction d’une certaine partie de collègues qui réclament une grande tolérance pour l’université. Cependant, les débats contre le respect de la laïcité dans les ÉSPÉ traduisent aussi des choix idéologico-politiques de rejet systématique de l’héritage des Lumières, des valeurs républicaines. C’est le cas par exemple des auteures de l’ouvrage La laïcité au risque de l’autre quand elles affirment que « la laïcité est à concevoir comme une confusion non assumée, entre le politique et le religieux, assise sur de prétendues valeurs républicaines universalistes » [2].
Quoi qu’il en soit, les récents événements de janvier, comme les attaques insidieuses autour du mouvement Je suis Charlie montrent, avec une grande violence, que le projet républicain reste fragile, et de ce fait que le maintien du principe de laïcité reste un combat d’actualité. On savait depuis trente ans que le terrorisme religieux extrémiste pouvait frapper à nos portes, on savait aussi que le racisme n’était pas mort avec la disparition des camps nazis, mais beaucoup ne savaient pas que tant d’enfants ou d’adolescents adhéraient aux thèses négationnistes, que tant d’enfants ou d’adolescents refusaient le principe du droit au blasphème, refusaient la liberté d’expression, que tant d’enfants ou d’adolescents refusaient de communier avec la République quand elle appelle au deuil national pour défendre la liberté violemment attaquée ; voire que certains enseignants ne s’y opposaient pas et pouvaient même les rejoindre dans ce refus citoyen.
Dès lors, la question de l’adhésion au principe de laïcité dans le recrutement et la formation des enseignants ne peut plus être considérée comme anecdotique. Elle doit s’inscrire au centre de la réflexion de tout citoyen attaché aux valeurs républicaines, à la liberté de penser et de s’exprimer. Selon moi, l’État ne peut pas recruter pour son école publique des enseignants qui posent leur appartenance religieuse comme une revendication identitaire et qui l’affichent ostensiblement durant la période de formation qui précède leur recrutement. Quelques exemples tirés de mon expérience de formatrice vont étayer cette affirmation.
Certains étudiant(e)s, qui refusent de taire leur appartenance religieuse, affirment se sentir stigmatisé(e)s, rejeté(e)s, discriminé(e)s par l’exigence de neutralité laïque qui s’imposent aux enseignants et aux élèves du fait de la loi de 2004. Ils vont jusqu’à nous renvoyer à notre islamophobie supposée. C’est ainsi qu’un syndicat étudiant s’est inscrit en faux contre le souhait de stipuler l’obligation de neutralité pour les étudiants dans le règlement intérieur de l’ÉSPÉ de Créteil [3].
J’entends, à défaut de l’admettre, cette attitude en début d’année de la part d’étudiants ignorants dans ce domaine parce que le principe est mal compris, parce qu’ils peuvent être victimes des brouillages médiatique et politique entourant le principe de laïcité. Mais je m’interroge : comment se fait-il qu’après plusieurs séances de travail autour du principe de laïcité dans le cadre de leur formation leur position ne varie pas ? Comment peuvent-ils/elles se sentir encore discriminé(e)s alors qu’ils/elles sont amené(e)s à lire des textes qui fondent la laïcité, à étudier des cas, à interroger les fondements du principe qui permet la liberté de conscience et qui expose les raisons tellement évidentes pour lesquelles la neutralité est indispensable ?
Est-ce un échec de l’enseignement dispensé par les formateurs de l’ÉSPÉ ? Est-ce lié à une forme d’enfermement de la pensée du fait de la trop grande prégnance des influences dogmatiques ? Est-ce un choix et une action politique concertés pour remettre en question les acquis républicains ?
Mon expérience tend à montrer que la réponse est complexe, qu’elle se fonde sur les trois parties du raisonnement mais qu’elle ne peut exclure la dernière question : oui certains/nes étudiants/tes, rares encore mais de plus en plus nombreux/ses, souhaitent rompre avec le principe de laïcité au sein même de l’école et espèrent enseigner un jour dans l’école publique en affichant leur appartenance religieuse. Imaginer que toute personne affirmant publiquement ses convictions le fait par choix politique serait une erreur, nier que ce militantisme politico-religieux existe aussi au sein des ÉSPÉ serait une erreur plus grave encore.
L’affichage d’une appartenance religieuse à l’université n’a rien de problématique s’il ne remet pas en question les connaissances et l’importance de leur enseignement. Qu’en est-il dans la réalité ?
Dans mes cours de littérature destinée aux futurs professeurs des écoles, j’interroge la question de l’actualisation et de la réception des textes littéraires patrimoniaux. Je m’appuie sur Montaigne, je montre que les combats d’Iphigénie et d’Antigone nous parlent encore. Pour mieux faire saisir cette question complexe mais essentielle, il m’arrive de prendre l’exemple de la réception de la pièce de Voltaire, Mahomet ou le fanatisme religieux, exemple simple, fortement didactique et totalement pris dans l’actualité : la pièce a été interdite par une bulle du pape à l’époque de Voltaire et – comble de l’ironie – elle n’a pas pu être jouée à Genève au début des années 1990 parce que le recteur de la Mosquée a monté une polémique en invoquant un risque de trouble à l’ordre public. Certains étudiants (et peut-être quelques collègues) considèrent parfois le choix de cet exemple comme une provocation, sans s’interroger sur l’importance littéraire et philosophique de cet auteur ou sur la pertinence de cet exemple dans le cadre d’un cours sur l’actualisation des textes littéraires.
Dans les séances d’analyse de pratiques professionnelles, il m’est arrivé de demander aux étudiants de répondre à un problème professionnel, toujours extrait d’une situation vécue. Un élève de CP, lors d’un travail sur la mythologie grecque refuse de dessiner Zeus, au motif qu’un musulman n’a pas le droit de dessiner « le Dieu ». Le groupe d’étudiants auxquels je propose cette étude de cas, apporte majoritairement deux réponses :
Quelques-uns cherchent heureusement des propositions cohérentes qui prennent en compte la dimension fondatrice des mythes antiques en suggérant d’ancrer ce travail dans l’histoire des arts. Ils ont acquis la certitude que la constitution d’une première culture littéraire, requise par les programmes, passe par ce type d’activité.
Je voudrais évoquer un dernier cas, celui du rapport que les étudiants peuvent entretenir à l’enseignement laïque de la morale. Certains voient une contradiction dans l’association des termes laïque et morale dans la mesure où ils considèrent que la morale est nécessairement d’essence divine et que la laïcité implique le rejet des croyances.
Ces exemples témoignent bien sûr d’une incapacité à réaliser la dimension fondatrice de la culture. Fondatrice non parce qu’il faudrait absolument connaître les classiques, mais parce que ces œuvres permettent d’interroger le rapport à l’autre. Il est indispensable que ces étudiants apprennent que la formation culturelle et l’enseignement laïque de la morale favorisent l’ouverture, la réflexion, le raisonnement, la séparation nette entre croyances et savoirs dans la formation des élèves. Ce qui ne les oblige évidemment pas à renier leur conviction personnelle.
Ces exemples, me semble-t-il, se suffisent à eux-mêmes pour montrer que le dogmatisme religieux, même s’il s’exprime dans un cadre séculier, cherche encore et toujours à irriguer notre école publique, parvient à agir sur les choix éducatifs de certains enseignants par partage idéologique ou par crainte de ne pas être suffisamment respectueux des choix parentaux. Et cela au détriment de la mission émancipatrice de notre école républicaine.
Pour conclure, je voudrais simplement partager avec vous les questions éthiques que soulèvent chez moi ces expériences.
Comment peut-on raisonnablement penser que ces étudiants, futurs professeurs des écoles seront à même d’incarner et de transmettre les valeurs républicaines dans la mesure où ils considèrent que l’école doit transiger avec les fondements de notre culture pour ne pas heurter la sensibilité religieuse de leurs élèves ? Comment peut-on envisager qu’ils seront capables d’aborder le fait religieux comme un fait scientifique, en montrant les divergences des écritures, les divergences interprétatives qui ont conduit à la naissance des courants religieux, des schismes, des guerres de religion, etc. ? Pourront-ils enseigner la culture humaniste ? La révolution française ? L’histoire de notre république ?
Accepterait-on de confier nos élèves à des enseignants qui ne maîtrisent ni les bases de la lecture, ni les bases du calcul, ni les bases de l’orthographe ? Non, bien évidemment et avec juste raison.
Pourquoi alors accepter de les confier à des enseignants susceptibles de combattre le projet laïque, refusant l’obligation de neutralité par souci de préserver une liberté personnelle jamais limitée au mépris du respect de l’égalité et de la fraternité de tous et ce dans l’intérêt général [4] ?
En toute honnêteté, à ce jour, je ne sais pas si la réponse est juridique et si l’extension de la loi de 2004 à l’université est une solution viable pour l’avenir des ÉSPÉ.
Cependant, j’ai deux certitudes :
Il n’est pas envisageable que cette question ne soit pas gérée nationalement et que l’État laisse chaque ÉSPÉ seule face à la montée de l’expression religieuse comme expression d’une pensée dominante, au sein des formations professionnelles.
Il n’est pas non plus acceptable que l’État ne prenne pas la mesure de ses propres injonctions paradoxales, qu’il ne se donne pas de réels moyens pour évaluer la capacité des candidats au concours à raisonner hors du prisme dogmatique. A l’heure où l’on remet l’enseignement du fait religieux au centre des débats, peut-être serait-il utile par exemple d’installer, pour tous les enseignants, une épreuve qui permette de mesurer la capacité de chaque étudiant à raisonner laïquement sur le fait religieux et la morale laïque.
Enfin, il me semble que ma communication et ce colloque devraient être dédiés à Galilée, à Giordano Bruno, à Darwin, aux écrivains jamais étudiés parce que déclarés non conformes par une autorité autoproclamée, bref à tous ceux qui ont dû se battre pour permettre l’émergence de la conscience scientifique et du libre raisonnement.
Je vous remercie.
[1] Cf. l’ouvrage de Gérard Delfau, Du principe de laïcité, un combat pour la République. Paris, Les éditions de Paris, 2005.
[2] B. Mabillon Bonfils, G. Zoïa, La laïcité au risque de l’autre, Les éditions de l’Aube, 2014.
[3] Lire "Le voile interdit aux élèves enseignants" (leparisien.fr , 19 mars 15) (note du CLR).
[4] Conformément à ce que dit l’article 4 de la Charte de la laïcité à l’école.
Lire aussi Colloque du CLR « Laïcité et enseignement supérieur » (Paris, 30 mai 15) (note du CLR).
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