(Libération, 22 mars 24) 22 mars 2024
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Depuis la polémique autour d’un événement en soutien aux Palestiniens et alors que les accusations d’antisémitisme n’ont pas encore été éclaircies par l’enquête interne à l’école, des membres de la majorité, dont le Président et le Premier ministre, ont attaqué l’établissement sur de potentielles « dérives ».
par Jean-Baptiste Daoulas et Laure Equy
Lire "A Sciences-Po, la macronie mène son offensive anti-« woke »"
[...] Au cinquième étage du bâtiment de la rue de l’Université, devant la fine fleur de la haute administration, de l’économie et de la recherche qui compose le CA, Gabriel Attal n’y est pas allé de main morte. « Une expression célèbre dit que le poisson pourrit toujours par la tête. Moi, je pense que c’est ça que les Français sont en train de se dire », a-t-il asséné avant de tourner les talons, sans prendre le temps de discuter. L’ex-patronne des patrons Laurence Parisot, le PDG de Carrefour, Alexandre Bompard (connecté en visio), le professeur au Collège de France Henry Laurens et la présidente de la FNSP, Laurence Bertrand Dorléac, n’ont guère l’habitude de se faire sermonner par un homme de 35 ans sur « la dérive, liée à une minorité agissante et dangereuse », qui menacerait leur établissement. « C’était du grand cinéma, un coup de communication », s’étrangle un membre du Conseil. « Il y avait un côté un peu gaullien dans l’exercice. Face à la chienlit, l’exécutif est là pour remettre les choses en place », grince un autre.
A Sciences-Po, les plus facétieux ont vite exhumé leur exemplaire des Mythologies de Roland Barthes : « Le poisson pourrit par la tête, dit-on souvent chez Poujade. » Manière de souligner que cette « expression célèbre » maniée par le Premier ministre est du registre de l’extrême droite. Les plus inquiets notent que l’intervention d’Attal se produit au moment où l’école doit trouver un nouveau directeur, Mathias Vicherat ayant démissionné après son renvoi devant le tribunal correctionnel, avec son ex-compagne, dans une affaire de violences conjugales. Le gouvernement doit bientôt nommer un administrateur provisoire avant la désignation du successeur de Vicherat à la fin du printemps. « On craint que ce soit un protégé de Macron ou quelqu’un de droite extrême », s’inquiète un professeur. Qu’Attal ait fait un lien entre le financement public de l’école et le respect de « principes républicains » sonne comme une volonté de reprise en main et une entorse à l’autonomie et aux libertés académiques au sein de l’établissement. « Dans une démocratie, le pouvoir ne vient pas dire aux universitaires ce qu’ils doivent penser », tonne le premier secrétaire du PS, Olivier Faure. [...]
Que les macronistes, par la voie du Premier ministre, se joignent à ce concert, c’est inédit. Surtout quand des versions contradictoires circulent sur les événements du 12 mars, toujours pas éclaircis par l’enquête interne diligentée par Sciences-Po ou par la saisine du procureur de la République par le gouvernement. « Rien ne va. Il y a eu une précipitation invraisemblable du Premier ministre qui n’attend pas d’avoir une vision pleine et entière de la situation, s’indigne Gaspard Gantzer, ex-conseiller de François Hollande, qui donne des cours dans l’établissement. Sur un sujet si éruptif, on ne peut pas réagir de façon aussi émotionnelle. C’est irresponsable et inconséquent. » Lui aussi enseignant à Sciences-Po, le député Horizons Jérémie Patrier-Leitus se réjouit au contraire que l’on s’attaque à la « radicalité de la pensée » qu’il voit monter chez certains étudiants depuis plusieurs années : « Ce qui s’est passé est grave en soi. Personne n’a remis en cause le fait qu’il y ait eu un amphi bloqué, un système de filtre des étudiants et le fait qu’ils soient stigmatisés et pris à partie. » [...]
L’un des membres du CA, présent le 13 mars, a été frappé par la tonalité du recadrage d’Attal, « davantage sur le thème des élites à la dérive que sur la question de l’antisémitisme ou des discriminations. Le bon sens qui s’opposerait aux élites, j’ai trouvé ça décalé ». « Parfois on ne se plaît pas dans son miroir », égratigne un autre membre du CA. [...]
Dans le cas de Sciences-Po, il ne s’agirait pas de taper pour le plaisir sur un symbole de la classe dominante, mais au contraire de préserver l’institution menacée par le fameux « wokisme ». Voilà la cible d’Attal qui dit refuser que l’établissement devienne « la voie d’eau du déferlement d’une idéologie nord-américaine ». « Nous, nous voulons remettre l’école dans la République, pas s’en servir pour dire que la République a failli. Sciences-Po doit redevenir une école de l’esprit français », affirme un proche du chef de l’Etat, qui estime que « la culture de la disputation organisée, joyeuse, s’est perdue à Sciences-Po », pointant « non pas l’enseignement mais l’état d’esprit des étudiants et la méthode de Richard Descoings [directeur de 1996 à sa mort en 2012, ndlr] qui a consisté à anglo-saxonniser » l’école.
En agitant cet épouvantail idéologique attrape-tout, la majorité entend contrer les arguments de la droite et de l’extrême droite, obsédés de longue date par le péril « woke ». « Face au wokisme, soit on a une approche basée sur l’universalisme, la laïcité, soit on laisse le champ libre au discours d’ultranationalisme et d’intolérance porté par l’extrême droite. Les modérés doivent s’emparer du sujet, ne pas être sur la défensive », assure le député Renaissance Benjamin Haddad, qui s’est rendu à Sciences-Po le 13 mars, avec ses collègues Caroline Yadan (Renaissance) et Jérémie Patrier-Leitus (Horizons) pour rencontrer les étudiantes juives prises à partie. A la demande d’une vingtaine de députés de la majorité, une table ronde sur les actes antisémites dans les établissements d’enseignement supérieur est organisée ce lundi à l’Assemblée. Certains souhaitent lancer une commission d’enquête parlementaire sur le sujet.
Cette offensive brassant critique d’une pensée « woke » et de possibles actes antisémites divise la majorité. « Des enfants de bourgeois s’offrent le petit frisson en cédant aux modes intellectuelles du moment. Avant ils étaient trotskistes, maintenant ils sont un peu woke », relativise un député Renaissance qui s’inquiète, en revanche, du retour de boomerang : « Jouer sur le terrain de l’adversaire nous affaiblit. C’est faire l’édito de Pascal Praud ! » Un de ses collègues pointe que la patronne des députés LFI, Mathilde Panot, aussi bien que Jean-Philippe Tanguy (RN), ont fréquenté Sciences-Po en même temps que Gabriel Attal : « Que tous se mettent à critiquer la maison commune, c’est se foutre du monde ! s’afflige-t-il. Imaginer que ça nous profite est déraisonnable. On participe à scier la branche sur laquelle on est assis. »"
Voir aussi dans la Revue de presse les dossiers Sciences Po Paris : guerre Hamas-Israël (2023-24) dans Sciences Po Paris dans Enseignement supérieur, Guerre Hamas-Israël (2023-24) dans Palestine dans Israël (note de la rédaction CLR).
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