14 juin 2014
"Le licenciement pour faute grave d’une salariée de la crèche Baby-Loup à Chateloup-les-Vignes (Yvelines) cristallise les passions. Avait-elle le droit de porter le voile islamique sur son lieu de travail ? L’affaire revient le 16 juin après-midi devant la Cour de cassation mais cette fois-ci réunie en assemblée plénière afin de rendre un arrêt définitif très attendu. Elle sera ensuite renvoyée devant une cour d’appel qui sera tenue de respecter l’arrêt rendu par la plus haute juridiction judiciaire en France.
Lors de l’audience du 16 juin, le débat juridique va porter notamment sur l’interprétation du règlement intérieur de la crèche qui est une association régie par la loi de 1901. Selon ce document interne, « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par Baby-Loup, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche ».
Dans son arrêt du 19 mars 2013 [1], la chambre sociale de la Cour de cassation avait considéré que ce règlement intérieur instaurait une restriction générale et imprécise. En clair, il était contraire à l’article 1321-3 du code du travail qui impose que les restrictions aux libertés individuelles et collectives (dont la liberté religieuse) doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché dans les entités privées.
Autrement dit, pour la chambre sociale de la Cour de cassation, le licenciement pour faute grave de la salariée n’était pas valide. Elle a renvoyé l’affaire devant la cour d’appel de Paris qui, dans un arrêt du 27 novembre 2013, a en revanche estimé le licenciement justifié [2].
Suite à cette décision de justice, la salariée s’est pourvue en cassation. Et donc l’affaire revient devant la Cour de cassation réunie en assemblée plénière. « L’arrêt du 19 mars 2013 de la chambre sociale de la Cour de cassation était dans la lignée de la jurisprudence. Si la Cour de cassation réunie en assemblée plénière validait le règlement intérieur de la crèche Baby-Loup, cela ne serait plus la jurisprudence actuelle », souligne Claire Waquet, avocate de la salarié licenciée. Autrement dit, il y aurait un revirement jurisprudentiel. [...]
La direction de la crèche met en exergue la spécificité du travail dans une crèche pour expliquer le choix du règlement intérieur de l’association. « Notre fonction est d’éveiller l’enfant dans un monde de vie commun avec des règles de neutralité et d’égalité », explique sa directrice Natalia Baleato en insistant que tout le personnel dans une crèche se trouve en contact avec les enfants. « Nous ne sommes pas une entreprise mais une crèche pour la petite enfance, affirme-t-elle. Tous les enfants sont accueillis de la même manière et nous l’avons traduit par notre règlement intérieur » [3].
Une approche que soutient le Comité Laïcité République. « Ce qui est en jeu est avant tout la liberté de conscience des enfants, déclare son président Patrick Kessel. Il faut qu’ils apprennent à devenir des citoyens, à vivre ensemble, être libres et égaux en se respectant mutuellement ». L’un des enjeux juridiques pour la Cour de cassation en assemblée plénière sera ou non de prendre en compte la spécificité d’une crèche dans l’interprétation juridique du règlement intérieur.
Selon le site Internet du journal La Croix [4], dans un avis écrit, le procureur général près de la Cour de cassation Jean-Claude Marin, qui représentera le ministère public à l’audience du 16 juin, estime que le règlement intérieur de la crèche peut légalement interdire aux salariés de manifester leurs convictions religieuses car il a pour objectif de protéger la liberté de conscience des enfants accueillis. Autrement dit, il respecterait l’article 1321-3 du code du travail. La Cour de cassation réunie en assemblée plénière n’est pas obligée de suivre cet avis dans son arrêt.
Est-ce que l’obtention de subventions publiques peut peser dans la balance ? La directrice de la crèche Baby-Loup souligne que le financement est assuré par 90 % de subventions publiques et 10 % par les parents. Or les fonctionnaires sont tenus au principe de neutralité. Mais également le personnel des entités privées ayant une mission service public depuis un fameux arrêt du 19 mars 2013 de la chambre sociale de la Cour de cassation concernant une salariée de la caisse primaire d’assurance maladie de la Seine Saint-Denis (CPAM) [5]. [...]
De son côté, l’Observatoire de la laïcité explique que dans son arrêt du 19 mars 2013 sur la CPAM, la chambre sociale de la Cour de cassation avait rappelé qu’une entité exerçant une mission d’intérêt général n’était pas dans la même situation qu’une entité exerçant une mission de service public. En clair, il faut que la structure de droit privé ait reçue une délégation de service public pour imposer le principe de neutralité à son personnel. Ce qui n’est par le cas pour la crèche Baby-Loup.
Pour confirmer le licenciement pour faute de la salariée, la cour d’appel de Paris s’était appuyée, dans son arrêt du 27 novembre 2013 [6], sur une notion qu’est l’entreprise de conviction (de tendance) au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Une personne morale de droit privé assurant une mission d’intérêt général pourrait, dans certaines circonstances, prévoir dans son règlement intérieur l’obligation de neutralité à son personnel dans ses tâches.
Pour la cour d’appel de Paris, la crèche Baby-Loup est une entreprise de conviction pouvant donc interdire à ses salariés de porter tout signe ostentatoire religieux. Cette interprétation ne semble pas recueillir un large consensus. « La crèche Baby-Loup n’a pas été réfléchie comme une entreprise de tendance mais comme une entité pour faire un travail de proximité avec les citoyens de la ville », explique sa directrice Natalia Baleato.
Selon le site Internet du journal La Croix [7], dans son avis écrit, le procureur général Jean-Claude Marin estime que la cour d’appel de Paris n’a pas eu raison de reconnaître la crèche Baby-Loup comme étant une entreprise de conviction. Pour l’Observatoire de la laïcité, l’entreprise de tendance n’est possible, au regard de la jurisprudence française, que pour les partis politiques, les syndicats et les organisations confessionnelles. « La crèche Baby-Loup n’est pas une entreprise de tendance. Car il n’y a pas d’entreprise de tendance laïque ou neutre », affirme l’avocate Claire Waquet.
Une directive européenne du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail prévoit cette notion d’entreprise de tendance à son article 4.
Mais comme le souligne l’Observatoire de la laïcité, un Etat membre de l’Union européenne doit s’être doté d’une législation spécifique à la date de cette directive pour se voir reconnaître l’entreprise de tendance. Ce qui n’est pas le cas de la France. La Cour de cassation rendra son arrêt à la fin du mois de juin."
Lire "Vers un nouveau tournant juridique dans l’affaire Baby-Loup ?".
[1] Lire "Crèche Baby Loup : la justice annule le licenciement de l’employée voilée" (AFP, lemonde.fr , 19 mars 13) (note du CLR).
[2] Lire "Le licenciement de l’employée voilée de Baby Loup confirmé en appel" (AFP, liberation.fr , 27 nov. 13) (note du CLR).
[3] Lire C. Kintzler : « L’inégalité, c’est ne pas pouvoir créer d’entreprise privée laïque » (liberation.fr , 29 mars 13), C. Kintzler : "La Cour de cassation encourage la discrimination envers les laïques et les non-croyants" (mezetulle.net , 20 mars 13) (note du CLR).
[4] Lire "Baby Loup, le procureur général de la Cour de cassation donne raison à la crèche" (la-croix.com , 7 juin 14) (note du CLR).
[5] Lire "Des normes inflexibles dans le public, plus floues dans le privé" (Libération, 27 mai 13) (note du CLR).
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