Paul Berman et Michael Walzer. 29 mars 2016
"Des écrivains progressistes issus du monde musulman sont critiqués par une certaine gauche occidentale, qui reproduit les erreurs idéologiques de l’époque du communisme.
Le mois dernier, l’écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud a surpris les lecteurs du Monde en annonçant qu’il renonçait au journalisme (21 et 22 février), non par crainte des islamistes qui sévissent dans son pays, bien qu’une fatwa ait été lancée contre lui, mais pour une autre raison, plus consternante encore. Condamné par une partie de la classe intellectuelle occidentale, le silence lui a semblé être la réponse la plus appropriée.
Les accusations dont il a fait l’objet représentent un phénomène inquiétant. Doublement inquiétant, parce que ces accusations obéissent à un schéma qui commence à devenir familier. En voici la logique : un écrivain progressiste de tradition musulmane, ou vivant peut-être même dans un pays musulman, se fait connaître. Cet écrivain propose une critique de l’islam tel qu’il est pratiqué ou de la répression sexuelle par le pouvoir islamique (un thème majeur) ou encore une critique du mouvement islamiste. Ces critiques sont jugées blasphématoires par les islamistes et les imams réactionnaires, qui répondent de la manière qu’on leur connaît. Dans les pays occidentaux, les intellectuels, qui se considèrent pour la plupart comme des progressistes, mènent leur enquête sur l’écrivain et ses idées. Ils espèrent trouver le genre de critiques confuses et réticentes qu’eux-mêmes produisent. Or, ils découvrent autre chose : des critiques plus emportées, plus véhémentes, ou plus radicales et plus directes.
Les intellectuels occidentaux, certains d’entre eux au moins, s’étranglent alors, consternés. Et, surmontant soudain leur réticence caractéristique, ils dressent à leur tour leur propre condamnation de l’écrivain fautif, non pas sur la base d’une accusation de blasphème, mais d’après une logique qui se prétend de gauche. Les intellectuels occidentaux accusent le progressiste du monde musulman d’être raciste envers les musulmans, d’être un islamophobe, un " informateur autochtone ", voire un instrument de l’impérialisme. Parfois aussi, ils accusent le progressiste du monde musulman de manquer d’intelligence ou de talent. C’est ce qu’a enduré Salman Rushdie dans les années qui ont suivi la parution des Versets sataniques en 1988. La façon dont fut traitée l’écrivaine et femme politique néerlando-somalienne Ayaan Hirsi Ali en offre probablement l’exemple le plus célèbre et le plus commenté après le cas Rushdie. Mais le schéma que suit la condamnation occidentale s’observe aussi bien dans de nombreux autres cas, contre différents types d’écrivains progressistes aux opinions différentes : auteurs d’essais politiques, de Mémoires, de critiques littéraires, journalistes ou romanciers originaires de pays aussi différents que l’Egypte, l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan. Le confrère algérien de Daoud, le romancier Boualem Sansal, qui a reçu, l’an dernier, le Grand Prix du roman de l’Académie française, a subi le même genre de condamnation. A présent, le schéma se répète contre Daoud lui-même.
Un collectif de 19 universitaires dressa un réquisitoire contre Daoud l’accusant de toute une série de crimes idéologiques : " clichés orientalistes ", " essentialisme ", " paternalisme colonialiste ", et autres erreurs équivalant à du racisme et à de l’islamophobie (Le Monde, 12 février). Puis vint une seconde dénonciation dans une lettre rédigée par le journaliste littéraire américain Adam Shatz (Le Monde, 21 et 22 février). Dans sa lettre, Shatz ne cache pas son affection pour Daoud. Il prétend ne l’accuser de rien : " Je ne dis pas que tu l’as fait exprès, ou même que tu joues le jeu des “impérialistes”. Non, je ne t’accuse de rien. Sauf de ne pas y penser, et de tomber dans des pièges étranges et peut-être dangereux " – ce qui revient à dire la même chose que les 19 universitaires, mais en le prenant en plus pour un imbécile.
Daoud publia cette correspondance pour montrer à quoi il était confronté. Mais il rappela dans sa réponse que, à l’inverse de ses détracteurs, lui vivait en Algérie et connaissait la réalité de ce pays. Il releva le ton stalinien des attaques dirigées contre lui. Puis, dans ce qui apparaît comme un pur accès de rage, il déclara qu’il allait toutefois faire ce que ses détracteurs attendaient de lui. Il allait arrêter le journalisme.
Nous rédigeons cet article pour attirer l’attention sur un second schéma à l’œuvre dans ces condamnations, qui remonte à l’époque du communisme soviétique. Quiconque a en mémoire l’histoire du XXe siècle sait que sur toute une période allant des années 1920 aux années 1980, des dissidents courageux et éloquents dans le bloc soviétique se sont relayés pour adresser un message à l’opinion publique occidentale et l’avertir de la nature de l’oppression communiste – des messages précieux parce que émanant de témoins directs du régime soviétique et de ses Etats satellites.
ironie de la situation
Et à chaque fois, une grande partie de l’intelligentsia occidentale a protesté en s’écriant : " Oh ! Vous ne pouvez pas dire une chose pareille ! Vous allez encourager les réactionnaires ! " Ou alors elle répondait : " Vous devez être vous-même réactionnaire, un instrument de l’impérialisme. " Les intellectuels qui réagissaient ainsi étaient parfois des communistes ayant juré fidélité au régime, parfois simplement des compagnons de route qui défendaient l’Union soviétique sans avoir pourtant pris aucun engagement. Mais, parfois aussi, il ne s’agissait que de gens inquiets pour leur propre société, qui craignaient que les critiques à l’encontre de l’Union soviétique ne bénéficient inévitablement aux fanatiques d’extrême droite en Occident. Ces gens considéraient qu’en dénonçant les dissidents soviétiques ils préservaient la possibilité d’un débat lucide et progressiste dans leur propre pays.
Mais c’était une erreur. En dénonçant les dissidents, les intellectuels occidentaux n’ont réussi qu’à obscurcir la réalité soviétique. Et ils ont paré le régime soviétique de leur propre prestige ; autrement dit, au lieu d’être les ennemis de l’oppression, ils ont fini par devenir les alliés de l’oppression. Les intellectuels progressistes n’avaient pas tort de s’inquiéter du fanatisme d’extrême droite dans leurs propres pays, mais ils auraient dû reconnaître que le débat politique a parfois besoin d’être complexifié. Ils auraient dû savoir s’opposer aux fanatiques d’extrême droite en Occident tout en défendant les dissidents soviétiques. Ils auraient dû défendre deux points de vue en même temps.
De trop nombreux intellectuels progressistes tombent aujourd’hui dans le piège de cette logique fallacieuse d’hier. Ils ont raison de s’inquiéter des sectarismes antimusulmans qui sévissent dans les pays occidentaux. Mais en se faisant eux-mêmes les ennemis de toute une classe d’écrivains progressistes d’origine musulmane, ils produisent précisément l’effet inverse à celui qu’ils recherchaient. Ils veulent combattre le racisme. Mais ils finissent par tracer des distinctions injustes entre les gens comme eux, qui seraient libres d’adresser les critiques les plus virulentes à leur propre culture et à leur propre société, et les intellectuels du monde musulman, qui devraient se mordre la langue.
Ils veulent défendre la lucidité. Mais ils obscurcissent des réalités en étouffant les témoignages des écrivains progressistes. Ils veulent réfréner la montée de haines irrationnelles en Occident. Mais ils contribuent à alimenter la haine à l’encontre de ces auteurs progressistes. Ils veulent témoigner de la sympathie envers le monde arabo-musulman, mais ils blâment leurs écrivains les plus talentueux. Ils veulent promouvoir le progrès, mais ils donnent du poids aux condamnations des islamistes. Par sa protestation éloquente, Daoud a montré l’ironie de la situation. Nous l’en félicitons, comme nous félicitons les journaux qui l’ont publiée. Et nous espérons que, ayant fait valoir son point de vue, il se remettra bien vite à la tâche qui a toujours été la sienne : nous faire penser."
Lire aussi B. Sansal : "Kamel Daoud ou le principe de déradicalisation" (Libération, 24 mars 16), "Salut à Kamel Daoud" (J.-L. Nancy, Libération, 10 mars 16), "L’écrivain Kamel Daoud gagne son procès contre un imam salafiste" (lemonde.fr , 8 mars 16), le communiqué du CLR Solidarité avec Kamel Daoud (3 mars 16), "Pour Kamel Daoud" (Brice Couturier, France Culture, 3 mars 16), "Défendons les libres-penseurs contre les fatwas de l’intelligentsia" (Pascal Bruckner, Le Monde, 2 mars 16), F. Zouari : "Kamel Daoud fait l’objet d’une sorte de fatwa laïque" (France Inter, 1er mars 16), "Au nom de Kamel Daoud" (F. Zouari, Libération, 29 fév. 16), "Daoud ou la défaite du débat" (Le Monde, 27 fév. 16), "Daoud islamophobe, contre-enquête" (Egale, 24 fév. 16), "Kamel Daoud victime de l’arrogance des universitaires" (M. Mbougar Sarr, Choses revues / courrierinternational.com , 24 fév. 16), "Pourquoi Kamel Daoud a raison" (F. Zouari, jeuneafrique.com , 24 fév. 16), "Non à l’hallali contre Kamel Daoud" (Libération, 22 fév. 16), R. Enthoven : "Pourquoi, dès qu’on attaque des fondamentalistes, se fait-on sermonner par des sociologues ?" (Europe 1, 19 fév. 16), "La gauche dans le piège de Cologne" (Aude Lancelin, nouvelobs.com , 18 fév. 16), Jean Daniel : "Mieux vivre avec l’islam !" (nouvelobs.com , 17 fév. 16), K. Daoud : "Le verdict d’islamophobie sert aujourd’hui d’inquisition" (marianne.net , 17 fév. 16), K. Daoud : "La misère sexuelle du monde arabe" (nytimes.com , 12 fév. 16), K. Daoud : "Cologne, lieu de fantasmes" (Le Monde, 5 fév. 16), L’écrivain Kamel Daoud visé par une fatwa (liberation.fr , 17 déc. 14) (note du CLR).
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales