Boualem Sansal, écrivain, auteur de "2084, la fin du monde" (Gallimard). 29 mars 2016
"La littérature mondiale a gagné une nouvelle plume en la personne de Kamel Daoud. Il faut se lever et saluer l’événement, il est de plus en plus rare dans le monde, y compris dans les pays de vieille tradition littéraire. Avec un seul roman, mais quel roman, le voilà reconnu et encensé. On s’arrache son livre, on le traduit, on l’adapte au théâtre et au cinéma, on l’invite avec insistance, on veut le voir, le toucher, lui parler. Un jour, il rejoindra le panthéon des grands écrivains, c’est sûr, il en a le talent. Mais voilà, le danger pour lui est bien là, il a du talent, il sait appeler les choses par leurs noms et dire où elles se trouvent, cela en fait une cible de choix. Les lanceurs de fatwas et les censeurs les plus émérites, mais aussi les seconds couteaux, les jaloux, les faux amis et les superagents de la police de la pensée, tapis dans les hautes structures de la culture et de l’information, se mobilisent pour l’abattre. Malheur sur nous, ils ont marqué un point, le courageux Kamel Daoud se retire du journalisme. Vont-ils l’obliger à abandonner la littérature ? On le craint. Des comités se sont constitués partout dans le monde pour le soutenir, l’encourager. On lui propose des refuges, des bourses, des tribunes. Des gouvernements étrangers se déclarent officiellement prêts à l’accueillir et le protéger. On voit bien que l’affaire est internationale.
Kamel Daoud est hissé au rang de symbole mondial de la lutte pour la liberté de pensée et d’expression. On espère pour lui la victoire et pour tous, écrivains et lecteurs, une nouvelle ère de tranquillité faite de libres et fructueux échanges, mais la lucidité nous interdit de rêver. L’écrivain que je suis, hyperattaqué dans son pays, sait depuis son premier roman l’intelligence et la ténacité des assassins de la liberté et de la pensée. De tout, ils font un crime, ils savent, comme pas un, lire un texte à leur manière, y trouver ce qui ne s’y trouve pas, ramasser des détails épars et insignifiants, des ragots de café, des coquilles glanées dans les journaux, de vieilles infos vraies en leur temps mais devenues obsolètes, pour allumer de grands feux. Ils sont champions pour voir dans une banale opinion, largement partagée au demeurant y compris dans leurs rangs, un crime contre la nation, la religion, la révolution, l’identité, et autres fariboles. Moi, avec mes passions françaises et israéliennes, je n’ai droit à aucun ménagement, la garde y veille. Ce sont en vérité des fous, des sanguinaires, des tortionnaires, des lâches surtout, des malheureux, au fond, qui ont besoin d’un os à ronger pour exister, pour calmer en eux on ne sait quelle irrépressible pulsion.
J’ignore qui s’occupe de ces gens, la Santé, la Justice ou la Défense nationale, ou l’ONU, ou peut-être des ONG spécialisées, mais je crois le mal très facile à soigner : ces gens ont simplement besoin de bonnes lunettes pour lire ce qui est écrit et de bonnes oreilles pour entendre ce qui se dit, et non pas tout avaler de travers. A partir de là, tout rentrera dans l’ordre, ils exerceront comme il se doit le noble métier de juge de la pensée. Les écrivains seraient tout enclins à leur répondre avec force arguments et le tout amorcerait un véritable débat dont le peuple profitera.
« L’affaire Kamel Daoud », comme on a nommé la somme des multiples tentatives d’assassinat de notre héros, pourrait ouvrir la voie à une démarche de déradicalisation des terroristes en tout genre. Car il ne faut pas s’y tromper, les attaques contre Kamel Daoud relèvent du terrorisme, tout comme ce qu’en Europe, on appelle le « politiquement correct », le « pasdamalgame » ou « la laïcité graduée ». Soyons justes et cohérents. On commence par se déradicaliser soi-même, et on explique clairement pourquoi le terrorisme des voyous est condamnable et pas celui des princes et des souverains, ils font quand même les mêmes victimes.
Sauver Kamel Daoud, c’est sauver la liberté, la justice et la vérité. Si on l’oublie, on est mort. Si Kamel Daoud pouvait nous aider à l’aider, ce serait bien, on gagnerait du temps. Alors Kamel, reviens vite !"
Lire aussi "Salut à Kamel Daoud" (J.-L. Nancy, Libération, 10 mars 16), "L’écrivain Kamel Daoud gagne son procès contre un imam salafiste" (lemonde.fr , 8 mars 16), le communiqué du CLR Solidarité avec Kamel Daoud (3 mars 16), "Pour Kamel Daoud" (Brice Couturier, France Culture, 3 mars 16), "Défendons les libres-penseurs contre les fatwas de l’intelligentsia" (Pascal Bruckner, Le Monde, 2 mars 16), F. Zouari : "Kamel Daoud fait l’objet d’une sorte de fatwa laïque" (France Inter, 1er mars 16), "Au nom de Kamel Daoud" (F. Zouari, Libération, 29 fév. 16), "Daoud ou la défaite du débat" (Le Monde, 27 fév. 16), "Daoud islamophobe, contre-enquête" (Egale, 24 fév. 16), "Kamel Daoud victime de l’arrogance des universitaires" (M. Mbougar Sarr, Choses revues / courrierinternational.com , 24 fév. 16), "Pourquoi Kamel Daoud a raison" (F. Zouari, jeuneafrique.com , 24 fév. 16), "Non à l’hallali contre Kamel Daoud" (Libération, 22 fév. 16), R. Enthoven : "Pourquoi, dès qu’on attaque des fondamentalistes, se fait-on sermonner par des sociologues ?" (Europe 1, 19 fév. 16), "La gauche dans le piège de Cologne" (Aude Lancelin, nouvelobs.com , 18 fév. 16), Jean Daniel : "Mieux vivre avec l’islam !" (nouvelobs.com , 17 fév. 16), K. Daoud : "Le verdict d’islamophobie sert aujourd’hui d’inquisition" (marianne.net , 17 fév. 16), K. Daoud : "La misère sexuelle du monde arabe" (nytimes.com , 12 fév. 16), K. Daoud : "Cologne, lieu de fantasmes" (Le Monde, 5 fév. 16), L’écrivain Kamel Daoud visé par une fatwa (liberation.fr , 17 déc. 14) (note du CLR).
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