Maître de conférences en sociologie politique (Université Paris ouest-Nanterre). 3 juin 2015
L’entreprise, l’hôpital, l’université, tous ces lieux sont confrontés à des problèmes liés à la montée des revendications religieuses. Mais les réponses apportées sont disparates, dissociées, tout comme les acteurs concernés, alors qu’il serait nécessaire de réfléchir à une solution globale.
Un seul exemple, l’université où le débat sur la laïcité est obligatoirement faussé, puisque contenu, freiné, par les seuls arguments de la liberté individuelle et du statut des étudiants et étudiantes jugés majeurs. En fait, il me semble que la laïcité, à elle seule, même strictement appliquée, ne peut suffire à endiguer ce phénomène. Car, comme l’écrit Jean-François Colosimo : "Dieu est revenu en politique".
A l’université, nous avons baissé les bras face à la banalisation du voile et du tchador, aux salles de prières clandestines, aux sorties de cours pour prier, et même à la lecture du Coran pendant les TD. Une partie des enseignants et des chercheurs ne se sent pas concernée (peut-être les moins touchés), quand une autre (certainement la plus importante) est désorientée, muette, de peur d’être taxée de suppôt du Front national, de raciste ou d’islamophobe. Par contre - principalement au sein des sciences humaines et sociales -, nombreux s’érigent en défenseurs des (L)ibertés au nom de minorités jugées discriminées.
Pour ces derniers, la laïcité est déclarée punitive, fondamentaliste, néo-colonialiste, voire raciste, et les laïcs ("laïcards") sont désignés comme l’ennemi principal, Emmanuel Todd en tête qui écrit : "Qu’on en finisse avec cette nouvelle religion démente que j’appelle le "laïcisme radical", et qui est pour moi la vraie menace" (L’Obs, avril 2015) [1].
Comment et pourquoi en est-on arrivé là ? Ici entrent en ligne de compte des facteurs multiples et complexes - idéologiques, sociétaux, religieux, politiques - ce qui tend à brouiller nos repères et à accentuer nos réticences pour une action globale. Ces facteurs sont à la fois mondiaux, européens et nationaux.
Au niveau mondial, l’entrée du religieux en politique s’opère sous la poussée de groupes divers et concurrents, dont deux principaux.
L’inclusivisme est à rapprocher du terme "inclusion", très à la mode en France et en Europe, qui signifie faire "entrer dans le cercle". Ce concept, théorisé par le sociologue allemand Niklas Luhmann comme l’envers de l’exclusion sociale, tend à se substituer au terme intégration. Ce fut le cas dans le rapport Tuot de février 2013.
Ces nouveaux concepts nous font entrevoir un autre monde, en devenir, sans passé, sans valeurs communes, qui est décrit sous la forme du "vivre ensemble". Cette notion rejette l’idée même de société en privilégiant le "côte à côte", chacun libre de s’organiser en fonction de ses seules croyances et cultures.
Ces groupes et mouvements, orthodoxes ou radicaux, irradient au plus profond de nos sociétés et bénéficient, sur le plan national et mondial, de la protection, passive ou active, de ce que Max Weber nommait les "communautés émotionnelles". Ces dernières, plus ou moins consciemment, servent de vecteurs aux revendications religieuses et de mur protecteur pour les éléments radicalisés.
Le plus grave, c’est que ces communautés sont confortées dans leurs croyances et actions par une élite occidentale, dispersée idéologiquement (sociologues, philosophes, écrivains, etc.), mais dont le référent commun est la détestation de la modernité occidentale.
Trois grands creusets alimentent cette pensée intellectuelle :
Ce différencialisme de gauche, à distinguer du différencialisme d’extrême-droite, s’inscrit dans un corpus théorique plus large, né au tournant des années 1960-1970, le post-modernisme célébré aux Etats-Unis sous le nom de french theory. Au centre, le concept de déconstruction, engagé par Jacques Derrida pour marquer la nécessité d’une mise en retrait de la pensée occidentale héritée des Lumières et de sa visée universaliste, dans le but de "multiculturaliser" la pensée, en bref de rendre la parole au "multiple" [2]. On trouve ici les premières racines de la haine de soi portée aujourd’hui par nombre d’intellectuels. Ce mouvement aboutira dans les années 1980 à une formule, qui partait d’une bonne intention, mais qui a fait des ravages, "le droit à la différence".
La thèse multiculturaliste va très loin dans les revendications, puisqu’elle remet en question, en ce qui nous concerne, l’article 1er de la déclaration des droits de l’homme de 1789 : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits", pour affirmer que : "Les cultures doivent être égales en droit à l’intérieur d’une même société".
Il faut bien saisir l’opposition entre ces deux points. Obligatoirement la clause centrale du projet multiculturaliste annihile l’article 1er de la déclaration des droits de l’homme puisqu’elle reconnaît des droits spécifiques, donc différents, aux personnes en fonction de leur assignation à tel ou tel groupe religieux ou culturel.
Depuis peu, ce corpus théorique s’est enrichi d’un nouveau concept, "l’âge post-séculier" qui désigne l’entrée dans une nouvelle ère où la démocratie serait plus hospitalière aux religions bridées par la modernité. Pour les auteurs qui s’en réclament, la religion est reconnue comme un besoin psychique, matériel ou spirituel, donc légitime dans ses revendications. La philosophe Estelle Ferrarese, du Centre Marc-Bloch de Berlin, nous en donne une définition : "Le post-sécularisme consiste à dénoncer les réserves vis-à-vis de la légitimité des énoncés religieux dans la discussion politique et à vouloir lever toute restriction, à l’expression des convictions religieuses dans l’espace public." Le post-sécularisme rejoint ici l’inclusivisme pour remettre en question la société sécularisée, plus encore la laïcité.
Sur ce terrain se rejoignent nombre de philosophes, sociologues, journalistes, petits partis, groupes et associations qui véhiculent une idéologie de la repentance du fait de notre passé colonialiste, esclavagiste ou vichyste, et qui expliquent la montée des radicalités par l’incapacité de la démocratie à accepter son nouveau visage, celui de la diversité.
Dans ce contexte, que certains sociologues jugeraient anomique, les politiques et la société civile doivent répondre à un défi énorme : intégrer, rassembler sur la base de valeurs et de normes communes malgré tous ces obstacles. Mais comment s’y prendre pour convaincre les croyants que la laïcité, dans sa dimension normative, certes leur impose certains codes comportementaux et vestimentaires, mais leur assure la liberté de croyance, tout en les protégeant des excès de leur foi (tout particulièrement les femmes).
Parce que la laïcité est normative, notre attention doit aller vers ce qui rassemble et non vers ce qui disperse et oppose, tout particulièrement dans l’enseignement. Au sein du HCI, nous avions formulé 12 propositions (dont l’interdiction des signes religieux à l’université) afin de dégager des espaces neutres à la circulation des savoirs et de la parole. Nous savons quelle en fut la réception.
De même, il faut s’interroger sur le bien-fondé de l’enseignement du fait religieux dans le secondaire. Obligatoirement, il sera l’objet de tensions entre profs (certains très croyants, d’autres pas), entre profs et parents, et entre profs et enfants (plus encore dans certains établissements). Comment ces enseignants vont-ils contrer ces prises de position, sachant que les religions enseignées ne sont pas abordées en parallèle (et même pas la même année) ; sachant aussi que ces cours s’adressent à des jeunes gens qui n’ont pas les outils pour faire la part des choses et qui ne comprennent même pas que la religion puisse être l’objet d’un débat scientifique et critique.
Pourquoi ne pas en rester à l’histoire des grandes civilisations, ce qui permettrait d’aborder, sur le temps long, la multiplicité des cultures (qui ne sont pas seulement religieuses), en faisant le lien entre l’architecture, l’économie, la politique et les religions (pas seulement monothéistes). De cette manière, on mettrait en exergue la richesse et la complexité des sociétés tout en abordant les religions, mais sans les isoler du reste.
De la même manière, il faut veiller à ce que l’enseignement de la laïcité ne soit pas démagogique. Elle doit être replacée dans l’histoire conflictuelle franco-française, d’où sa spécificité. Il faut montrer comment elle est devenue une tradition moderne, un pacte entre tous les croyants et les non-croyants et, surtout, affirmer qu’elle n’est pas négociable, qu’elle n’est pas réservée aux seuls chrétiens.
Sur ce terrain, la politique doit retrouver sa place et sa fonction et n’en céder aucun pouce aux religions qui doivent retrouver leur prérogatives initiales, mais rien de plus.
[1] Lire "Emmanuel Todd, intellectuel zombie" (J. Macé-Scaron, Marianne, 8 mai 15) (note du CLR).
[2] Lire J.-F. Mattéi : Déconstruction, post-modernité... dévastation (note du CLR)].
Lire aussi Colloque du CLR « Laïcité et enseignement supérieur » (Paris, 30 mai 15) (note du CLR).
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