Revue de presse

"Y a-t-il un djihad francophone ?" (Yves Trotignon, Le Monde, 22 mai 16)

23 mai 2016

"Quelques jours après les attentats de Bruxelles, deux chercheurs de la Brookings Institution ont exposé, dans la prestigieuse revue Foreign Affairs, une théorie expliquant les récentes attaques terroristes en Belgique et en France. Christopher Meserole et Will McCants, deux spécialistes des mouvements djihadistes, y postulaient, chiffres à l’appui, que les pays francophones favorisaient par leur nature même la radicalisation.

Exposée plus en détail sur le site Religional.org, la thèse n’a pas manqué de faire réagir, en particulier en raison de ce qui a semblé être une attaque frontale contre le concept, certes très français, de laïcité. Notant que la Tunisie, la Belgique, la France et le Liban présentaient parmi le plus haut " taux de volontaires djihadistes du monde ", les deux universitaires en ont effet déduit que ces pays, en raison de leur " culture politique " et de leur hostilité supposée à l’islam, constituaient un terreau particulièrement favorable au développement du djihadisme.

Passé la stupeur initiale, les critiques se sont abattues sur la thèse pour relever ses lacunes. Gilles Kepel a ainsi rapidement précisé que les djihadistes belges étaient majoritairement originaires de Bruxelles et de Flandre (83 %, selon des données de 2014). De son côté, Julien Tourreille (université du Québec à Montréal) a été contraint de préciser qu’il était pour le moins hâtif de placer sur un même plan les pratiques politiques du Liban, Etat multiconfessionnel, et celles de la Tunisie ou de la France. Certaines évidences méritent parfois d’être rappelées.

La théorie de McCants et Meserole, comme l’a cruellement écrit sur Twitter Gérard Araud, l’ambassadeur de France aux Etats-Unis, souffre en réalité de graves difficultés méthodologiques et d’un biais initial. Au lieu de documenter précisément les faits afin de saisir la complexité des situations, les deux universitaires ont choisi de partir d’une intuition et de la prouver à toute force, sans s’embarrasser de nuances.

Comment est-il possible de comparer les attentats de Paris et Saint-Denis (13 novembre), celui de Beyrouth commis la veille, et ceux de Bruxelles ? Le fait qu’ils aient été perpétrés dans des pays francophones devrait-il exonérer de chercher plus profondément les buts des terroristes, de s’intéresser à leurs cibles et au contexte local, plutôt que s’arrêter à ce qui pourrait n’être qu’une coïncidence sans pertinence ou un simple élément d’arrière-plan ? Ces attaques présentent bien des différences.

Au Liban, les djihadistes ne visaient pas l’Etat mais le Hezbollah, un acteur politique et militaire qu’ils affrontent en Syrie. En Belgique, les terroristes sont passés à l’action afin d’éviter, selon les enquêteurs, d’être capturés après l’arrestation de Salah Abdeslam, quelques jours plus tôt. En France, pays que les djihadistes de Bruxelles visaient initialement, les attaques ont été commises par une cellule complexe dont les motivations ne peuvent, loin de là, être limitées au seul contexte intérieur.

Plus grave, pourquoi ne pas avoir cité des Etats africains francophones ? A aucun moment dans leurs travaux McCants et Meserol n’évoquent le Mali (pas plus que le Niger ou le Sénégal, d’ailleurs), dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est concerné au premier chef par la menace djihadiste. Bamako a été visée deux fois en 2015 (les 6 mars et 20 novembre), et la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), dans le nord du pays, est actuellement la plus dangereuse des missions déployées par l’ONU. La violence djihadiste qui sévit au Sahel depuis des années ne mérite-t-elle pas d’être prise en compte dans les essais de compréhension globale du phénomène ?

Au lieu d’avoir adapté leur hypothèse de départ aux faits qu’ils recueillaient, McCants et Meserole semblent donc avoir procédé à une sélection orientée en ignorant sciemment des situations locales différentes. Ce faisant, ils sont passés à côté des questions essentielles qui, correctement posées, auraient pu contribuer à une meilleure compréhension du djihadisme.

La question de la gouvernance comme source de radicalisation est ainsi loin d’être anodine, mais ne concerne-t-elle que les Etats laïques ? A l’inverse, les Etats dont le modèle social accepte voire encourage le communautarisme seraient-ils épargnés par la violence djihadiste intérieure ? Les exemples des Etats-Unis, du Royaume-Uni ou de la Suède nous enseignent que ce n’est pas le cas. Par ailleurs, les pays dont l’islam sunnite est la religion d’Etat sont-ils immunisés contre le djihad ? La réponse est évidemment négative, et elle renvoie à cet enchevêtrement complexe de causes politiques, sociales, économiques, historiques et même stratégiques qui font que le djihad, comme l’admet Christopher Meserole lui-même, résiste toujours à des modélisations simplistes.

Etudier de façon scientifique l’influence des différents textes de lois et autres débats français sur la place de la religion dans la vie de la cité ne manquerait ainsi pas d’intérêt. Il faudrait également, loin des démarches intuitives, identifier les autres facteurs qui conduisent au djihad. Le groupe de Francfort, qui voulait commettre, au mois de décembre 2000, un attentat à Strasbourg, réagissait-il aux dispositions légales françaises du moment ou avait-il d’autres motifs ? Les auteurs des attentats de Madrid, Londres, Nairobi ou Djakarta combattaient-ils un système politique véritablement oppressif ou la perception d’une oppression ?

En inversant la logique de toute démarche scientifique, Will McCants et Christopher Meserole ont candidement fait le jeu de ceux pensant que le djihadisme est uniquement la conséquence des erreurs de ses victimes. C’est sans doute un peu court."


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