Pierre Vermeren, universitaire, spécialiste de l’histoire du Maghreb contemporain. 13 avril 2016
"[...] Les islamistes utilisent surtout le voile pour véhiculer un message politique d’occupation du territoire et des esprits.
Pourtant, on observe un retour du voile chez les musulmans de la Méditerranée, depuis les années 1970, marquées par la révolution iranienne et le développement de l’islam politique à l’initiative des Frères musulmans. Le voile d’aujourd’hui a surtout une dimension politico-religieuse, a fortiori en Iran ! Les usages religieux et traditionnels du voile n’ont pas totalement disparu ; mais les islamistes l’utilisent surtout pour véhiculer un message politique d’occupation du territoire et des esprits.
Dans quelle mesure les sociétés occidentales peuvent-elles le tolérer ?
Il peut exister un usage pieux et sincère du voile, qui vise même parfois à assurer sa sécurité face à de menaçants nervis. Le voile traditionnel que portent les femmes du Maghreb peut être blanc ou coloré. Au contraire, le voile islamiste est strict, de couleur sombre, noir, marron ou gris. Tous les voiles n’ont pas la même signification.
Mais un usage de marquage politique du territoire est de plus en plus répandu. Les Frères musulmans font porter le voile à des petites filles, pré-pubères, alors que cette pratique n’était nulle part de mise dans le monde musulman. Ou bien ils incitent des jeunes filles, dans un cours, une université, un lieu public, à porter le voile, en groupe, pour faire pression. C’est ce qui s’est passé en 1989 à Creil ; certaines organisations islamiques ont utilisé les trois collégiennes de Creil pour orchestrer une pression idéologique déstabilisatrice dans le quartier et dans les médias.
Serait-il envisageable ou souhaitable d’étendre son interdiction à l’université voire dans la rue ?
Si, comme les Anglo-saxons, nous considérons que le voile est une affaire privée, nulle raison de l’interdire. Si nous estimons qu’il s’agit d’un marqueur politique qui porte atteinte à une liberté fondamentale des femmes qui est de se vêtir librement, c’est différent.
L’interdiction dans la fonction publique ou à l’école existe déjà. On pourrait imaginer qu’il devienne illégal que les mineures portent le voile.
A certaines périodes, des pays musulmans ont interdit le voile, en Turquie sous Atatürk ou en Tunisie, sous Ben Ali. Le régime de Ben Ali (qui lui-même qualifiait le voile « d’inspiration sectaire importée de l’extérieur ») avait prohibé le port du hidjab. En 2006, le ministre des Affaires Etrangères, Abdelwaheb Abdallah avait estimé que le voile était « un slogan politique affiché par un groupuscule qui se dissimule derrière la religion pour réaliser des desseins politiques ». Si ce régime s’est discrédité par sa brutalité et sa corruption, ce point de vue reflète néanmoins celui d’une partie des élites arabes et berbères.
Cependant, dans un pays attaché aux libertés individuelles, il semble difficile d’interdire le voile. Il pourrait cependant être du ressort du juge administratif d’estimer dans quels cas le port du voile à l’université, non par une ou deux jeunes femmes, mais par un groupe nombreux, surtout lorsqu’il s’accompagne du port de longues robes noires - voire des lunettes de soleil ou des gants, s’apparente à une forme de pression visible. Dans ce type de cas, il s’agit d’une exhibition politique.
Le nombre de voiles semble s’être accru dans certains quartiers. Comment l’expliquer ?
Dans certains quartiers, des personnes prises d’un zèle religieux soudain, qui ne sont pas forcément des imams ou des prédicateurs, décrètent dans un quartier, une rue, un immeuble, que le voile devra être porté par toutes les femmes. Ils mettent à l’index les musulmans qu’ils jugent tièdes. Certaines femmes même vont obliger leur mère, leur sœur, leur belle-sœur à porter le voile, les culpabiliser si elles ne le font pas, comme cela se passait au Maghreb dans les années 1980. Certaines se font intimider, insulter, voire interdire de sorties si elles ne sont pas voilées. Au bout du compte, la multiplication des voiles est le signe visible, plus encore que l’ouverture de commerces halal, qu’un quartier est en train de passer sous le contrôle des islamistes. C’est ce que les islamistes appellent la « réislamisation par le bas ».
Le port du voile est le B.-A.-BA de la prédication islamiste ; il ne coûte rien, remet les femmes « à leur place », et il se voit.
La mode et l’alimentation islamiques (produits halal, voiles, burkinis) sont en relatif essor en France. Le marché est-il un moyen de promouvoir un islam politique ?
Oui, on l’a vu pour la finance islamique et les mosquées, les librairies et les boucheries. Il y a la volonté d’ériger un communautarisme qui coupe la communauté des musulmans du reste de la société, de créer ainsi une contre-société, à laquelle veulent cependant échapper la majorité des dits « musulmans ». Néanmoins, l’extension du marché islamique dans les grandes enseignes n’est pas une bonne nouvelle pour les entrepreneurs communautaires, qui n’ont pas envie de partager leur gâteau : c’est pourquoi cette dynamique ne cesse de gagner de nouveaux segments (le tourisme, les cosmétiques, les boissons, les sites de rencontre, et demain le médicaments voire les voitures !). L’alliance entre politique, business et communautarisme nous rapproche toujours plus de l’Amérique."
Lire "Voile islamique à l’université : affaire privée ou marqueur politique ?".
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