Virginie Tournay, Prix Sciences et Laïcité. 5 novembre 2019
Virginie Tournay, politologue et biologiste.
Madame La Maire, Mesdames, Messieurs, chers amis,
Je suis infiniment heureuse de recevoir le prix Science et laïcité du Comité Laïcité République et je garderai longtemps le souvenir ému de cette cérémonie dans cette salle magnifique, haut lieu des premiers combats de la République. C’est pourquoi je tiens à adresser mes sincères remerciements au CLR et à son jury pour cette distinction qui prend un sens très particulier dans notre actualité pour le moins inquiétante, où la défense de l’esprit critique ne peut s’envisager sans la défense de la laïcité. Car c’est bien ce double pari de la vérité et de la liberté qui est notre enjeu d’aujourd’hui, enjeu qui a fait la grandeur de l’humanisme naguère, et qui définit la condition irremplaçable pour que le citoyen puisse vivre dans la liberté toute aventure culturelle, que celle-ci soit littéraire, artistique ou scientifique. C’est l’extraordinaire liberté de l’écrivain, de l’artiste ou du chercheur que seul permet un État laïque, celle que définit le biologiste Pierre Joliot-Curie à la fois comme un jeu et comme un plaisir.
Parce que décrire le réel c’est avant tout chercher à comprendre comment il s’agence, c’est jouer à un jeu dont la règle consiste précisément à trouver quelle est la règle du jeu.
Et le plaisir de la démarche scientifique tient justement à ce qu’elle envisage le monde qui nous entoure sans recourir à une quelconque vérité absolue métaphysique ou divine. Elle est donc quelque chose qui intervient en amont de la différenciation spirituelle et culturelle des hommes. Elle est consubstantielle à l’esprit laïque et comme ce substantif, cette culture s’écrit au singulier, elle est pleinement assumée dans son universalité, elle se forge et se conquiert sans retenue ni conditions d’accès.
Mais dans un monde où le réflexe a remplacé la réflexion, où l’on pense à coups de slogans, où l’on voile femmes et œuvres d’art pour réduire au silence les corps des femmes et l’histoire des civilisations ;
Dans un monde où certains pensent que l’expertise scientifique se résume en un « tweet », où les savoirs enseignés sont réduits à des croyances et où des revendications identitaires malmènent le commun républicain, la promotion de la démarche scientifique et la résistance aux obscurantismes sont plus que jamais deux combats inséparables.
Je dirais même qu’il y a là plus qu’un combat, plus que des luttes ponctuelles. Nous sommes entrés en guerre. Je reprendrais les mots d’Albert Camus pour en qualifier l’orientation : « Si chaque génération se croit vouée à refaire le monde, la mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse ».
Le vent mauvais du communautarisme et de l’intégrisme s’est levé. Il menace notre société et ses savoirs. Voilà pourquoi la laïcité est à mes yeux bien plus qu’un principe de droit politique. C’est surtout une visée concrète que la puissance publique doit mobiliser activement pour marquer ce qui unit tous les hommes et garantir la neutralité de ses administrations, et prioritairement notre institution scolaire devenue la cible du créationnisme et des thèses anti-Darwin.
Concernant le travail scientifique, nous sommes en présence d’un phénomène historique sans précédent. Il y a bien sûr toujours eu un fond de contestation anti-science et de pratiques charlatanesques que la modernité industrielle n’a pas effacé. Mais la dérégulation du marché de l’information avec internet engage une confusion grandissante entre démonstration scientifique et conviction militante, entre connaissance et croyance – laquelle distinction constitue le fondement de l’école publique. Cela retentit sur le débat public et sur la décision politique qui ne sont pas et ne peuvent plus être indifférents au traitement médiatique comme on a pu le voir avec l’affaire Séralini. On est donc en présence d’une guerre politique et pas uniquement d’une guerre pour la vérité, où l’affrontement se fait à coups d’arguments scientifiques.
Nous en avons eu la démonstration sociale avec notre appel collectif qui expliquait la nécessité de reconquérir la culture scientifique suite à l’incendie volontaire de la Casemate de Grenoble, premier centre de la culture scientifique technique et industrielle créé en France [1]. Ce sont les atteintes portées aux recherches, aux symboles scientifiques et à l’innovation qui sont les fléaux majeurs de notre démocratie. Cela revient à détruire l’histoire et à mettre à néant tout devenir. La publication de cet appel a en revanche relevé du parcours du combattant et a illustré à merveille les blocages que le manifeste dénonçait, c’est-à-dire la puissance de groupes anti-progrès à museler la parole scientifique dans les médias. La défense de l’esprit critique reste un défi pour les scientifiques car il s’agit, face au succès de propos fantaisistes, d’apporter la démonstration sociale du vrai à l’aide de leviers d’action relevant d’un militantisme, ce qui ne fait pas partie de nos habitudes professionnelles.
Par rapport aux autres univers culturels, celui de la culture scientifique est d’autant plus menacé qu’il ne doit pas être tributaire de l’interprétation qu’en font les communautés. Or, on assiste à une montée en puissance de revendications associant les savoirs à l’identité de celui qui les produit au motif que l’universalité de la science serait un instrument de domination. Tout comme nous avons eu les sciences prolétariennes ou une approche chrétienne des mathématiques, certains revendiquent une astronomie, une sociologie intersectionnelle ou écoféministe, une science militante citoyenne ou une écologie politique radicale. Laissera-t-on la science être l’objet de telles appropriations culturelles ? Lui demandera-t-on un jour de mettre sur un pied d’égalité pilule contraceptive et excision ? Ou encore de devenir pudique comme des statues grecques que l’on couvrirait ? N’est-ce pas là l’issue probable d’une laïcité qu’on viderait de sa substance émancipatrice pour la rendre inclusive et accommodante ?
Une vigilance culturelle s’impose. Elle est d’autant plus nécessaire que la spiritualité de nos sociétés se cherche de nouvelles voies face à l’effacement de la culture chrétienne traditionnelle. Si le rapport de l’homme à la nature est l’objet de préoccupations justifiées et alimente les clivages politiques, il est également au centre de dérives sectaires. Notre corps biologique, son début, sa fin de vie et nos pratiques alimentaires sont exposés à des formes de radicalisation religieuse et de religiosité radicale. De l’anthroposophie à l’antispécisme, en passant par le rejet de produits issus de la biologie de synthèse comme les vaccins, les biocarburants, des outils de diagnostics ou les thérapies cellulaires, c’est l’humanisme qui est directement remis en cause. Face aux préoccupations environnementales, la défense de l’esprit critique consiste à départager ce qui doit être traité concrètement avec les outils de l’écologie rationnelle d’une part et d’autre part ce qui relève de la croyance qu’il faudrait protéger la Terre contre les hommes.
Je vous remercie.
Virginie Tournay
Voir aussi la rubrique Prix de la Laïcité 2019 dans Prix de la Laïcité (note du CLR).
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