Georges Bensoussan, Grand Prix national de la Laïcité 2018. 6 novembre 2018
Georges Bensoussan, historien, a dirigé "Les Territoires perdus de la République" (Mille et une nuits, 2002), "Une France soumise. Les voix du refus" (Albin Michel, 2017).
« A la fin, disait Martin Luther King, nous nous souviendrons non pas des mots de nos ennemis mais des silences de nos amis ». Je pense, ce soir, à deux des maîtres de mon école primaire. Eux n’avaient pas gardé le silence, et le souvenir de leur parole encolérée devant l’injustice m’habite encore 56 ans plus tard. Ce n’étaient pas des héros, c’était de simples gens, de la même trempe de ceux que, plus tard, on appellera des « Justes ». De ceux qui savent que ce qui nous mine est le plus souvent fait de petits renoncements et d’infimes lâchetés, et plus encore de servilité devant les puissants et d’arrogance devant les petits.
Au temps des dernières années de la guerre d’Algérie, mon école primaire du boulevard de Belleville fut cette matrice morale où une laïcité en actes signifiait l’intégration dans le creuset de la « Grande nation » de 1794 et de la République, des mots qui étaient alors quasi synonymes et dont l’usage inflationniste d’aujourd’hui sonne précisément comme le signal d’alarme devant une société qui se délite.
La France n’était pas notre hérédité. Elle devint notre héritage. C’est à partir du jour où Victor Hugo confia aux gendarmes la mission de ramener Jean Valjean au domicile de Mgr Myriel, l’évêque de Digne, c’est de ce jour là que la France est devenue notre. Et ce soir, ces instituteurs de l’école du boulevard de Belleville, Mme Pichon et M. Maisonneuve, sans doute aujourd’hui disparus, ont les habits de Mgr Myriel. Ils m’accompagnent comme jadis ils m’avaient accueilli parmi les leurs après l’arrachement du pays natal, au saut de l’exil, à peine étions-nous arrivés en France.
Ces êtres rares nous ont fait grandir. Moi et les autres. Ils nous ont fait comprendre que la patrie est dans la seule beauté d’un pays qu’on désigne sous ce nom, un paysage tissé de hameaux désertés et de monuments aux morts témoins d’une France disparue. Au-delà des racines et des lignées, du plateau d’Aubrac aux églises romanes ombragées de Charente, la patrie est là où souffle l’esprit qui nous réconcilie avec le monde. Et qui nous ordonne de parler encore du passé pour faire en sorte qu’il ne fasse pas de nous des êtres parlés.
Car penser, c’est prendre le risque de la solitude, le risque aussi de l’inquiétude quand l’acquiescement au consensus et à la doxa du temps vous délivre du doute et de l’isolement. Georges Bernanos notait à la fin de sa vie [1] que « les voix libératrices ne sont pas les voix apaisantes, les voix rassurantes. Elles ne se contentent pas de nous inviter à attendre l’avenir comme on attend le train. L’avenir est quelque chose qui se surmonte. On ne subit pas l’avenir, on le fait » écrivait-il.
On ne subit pas : alors il nous faut reconnaître que « c’est l’ennemi qui (nous) désigne » (Julien Freund) , que c’est lui qui nous met au pied du mur et nous somme de combattre. Si « la condition de la liberté c’est le courage » (selon le mot prêté à Périclès), il nous faut donc avoir aujourd’hui le courage de nommer le conflit qui nous a été déclaré parce que nous savons, depuis longtemps déjà, qu’« il faut choisir : se reposer ou être libre » (Thucydide).
Je vous remercie.
[1] In La liberté, pour quoi faire ?, Gallimard, Folio essais, 1995. Page 25.
Voir aussi Prix de la Laïcité 2018 (note du CLR).
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