Remise des Prix de la Laïcité le 5 novembre 2019

VIDEO Nadia Geerts : "Nous devons montrer, outre ce qu’elle empêche, ce que la laïcité permet" (Prix de la Laïcité, 5 nov. 19)

Nadia Geerts, Mention au Prix International. 5 novembre 2019

Nadia Geerts, philosophe et essayiste.

Madame la Maire de Paris,
Madame et Messieurs les Ministres,
Monsieur le Président du Jury,
Monsieur le Président du Comité Laïcité République,
Mesdames et Messieurs,

Je viens d’un pays proche, la Belgique.
Un petit pays plat qui regarde avec des sentiments mêlés son grand voisin français.
Car ce petit pays plat est plus doué pour le bricolage institutionnel que pour les grands principes.

Alors, face à cette question qui traverse toutes les démocraties modernes – celle de la gestion de la diversité convictionnelle -, la Belgique hésite.
C’est que le multiculturalisme, c’est tellement sympa ! On reconnaît toutes les communautés, on les finance, on dialogue avec elles, on leur reconnaît des droits différenciés…

Alors, la Belgique reconnaît et finance certains cultes. Elle en organise aussi l’enseignement dans les écoles publiques, séparant les élèves, une heure par semaine, pour qu’ils apprennent les bases de la religion dans laquelle ils ont grandi. Elle finance généreusement l’enseignement confessionnel, catholique ou autre, et qui chez nous s’appelle « libre ». Elle laisse les écoles gérer seules la délicate question des signes religieux pour les élèves, répugnant à prendre une mesure générale d’interdiction. Elle hésite à interdire les signes convictionnels aux représentants de l’Etat, tétanisée à l’idée que cela puisse passer pour une mesure « islamophobe », voire d’extrême-droite.

Pour autant, la Belgique n’est pas une théocratie. Sur bien des dossiers, elle est même à l’avant-garde de ce que l’on considère généralement comme les grands combats laïques : l’interruption volontaire de grossesse y est partiellement dépénalisée depuis 1991 ; le mariage homosexuel y est légalisé depuis 2003, et l’adoption est accessible aux couples homosexuels depuis 2006. Le port du voile intégral y est interdit depuis 2011. Quant à l’euthanasie, elle est possible depuis 2002, et accessible aux mineurs d’âge depuis 2014.

Certains affectionnent ce qu’ils appellent le pragmatisme belge : on règle les problèmes quand ils se posent, sans se référer à de grands principes fondateurs… que, de toute manière, on n’a pas.

Quant à moi, je suis, depuis que je suis tombée dans le chaudron de la laïcité – « à la française » diront certains, non sans perfidie – profondément attachée à ce que j’appellerais la ligne claire.

La ligne claire, c’est poser un principe, d’abord, et le décliner, ensuite.

Quel principe ? Celui de la séparation des Eglises et de l’Etat, de la foi et du droit, du religieux et du politique.
Mais non pas une séparation molle, où l’Etat ne se mêlerait jamais du religieux, même lorsque le religieux se mue insidieusement en projet politique - mais encore faut-il, pour cela, identifier correctement le religieux qui se mue en politique.

Non, une séparation active et exigeante, où il ne s’agit pas de faire plaisir à qui que ce soit, mais de faire vivre un projet dont le but ultime est d’assurer à la fois la liberté de conscience de chacun et la cohésion sociale, par-delà nos particularismes.

C’est pour que prévale cet idéal que je me bats depuis de longues années.

En 2003, je mettais en évidence, dans mon premier livre, « Baudouin sans auréole », les aspects envahissants et anti-laïques de la foi catholique du roi Baudouin 1er.

En 2006, je fondais avec une poignée de militants et amis le Réseau d’Action pour la Promotion d’un Etat laïque, afin d’obtenir l’inscription du principe de laïcité dans la Constitution belge et les textes légaux des entités fédérées.

Au total, outre « Baudouin sans auréole », ce ne sont pas moins de 10 livres que j’ai consacrés à des thématiques directement en lien avec la laïcité : le voile, l’immixtion du religieux dans la sphère scolaire, la liberté d’expression, la laïcité, le féminisme, la religion, ou encore l’euthanasie. J’ai ainsi eu le grand bonheur et le grand honneur de voir certains de ces livres préfacés par Caroline Fourest, Djemila Benhabib ou Henri Peña-Ruiz.

Dernière étape de ce cheminement : j’ai entrepris une thèse de doctorat en philosophie, qui n’en est aujourd’hui qu’à ses premiers balbutiements, mais qui ambitionne d’étudier la manière dont l’argument de la liberté religieuse, en faisant du libre choix une sorte d’impensé, relègue progressivement la raison aux oubliettes. Dans cette perspective, la religion n’est plus perçue comme une entrave au déploiement de la liberté individuelle, mais comme l’un de ses ingrédients majeurs.

Nos sociétés sont ainsi aujourd’hui menacées par le développement exponentiel des discours identitaires. Curieux paradoxe : d’une part, on n’a jamais autant parlé sans doute de citoyenneté et de « vivre ensemble ». D’autre part et de plus en plus, la liberté d’agir conformément à des préceptes religieux présentés comme des choix individuels fonctionne comme un absolu indiscutable, un dogme. L’émergence du libéralisme politique nous a rendus sensibles à la nécessité de défendre et de maximiser les libertés individuelles contre les prétentions absolutistes de l’Etat. Marx, quant à lui, a mis en évidence le rôle néfaste de la religion dans la conquête de droits individuels, dès lors qu’elle fonctionne comme « l’âme d’un monde sans âme ».

Quels enseignements avons-nous retenu de ces deux courants d’idées ?

Une chose me paraît sûre : nous sommes visiblement bien mal outillés, aujourd’hui encore, pour lutter contre les velléités englobantes d’une religion qui se pare des oripeaux du libre choix individuel pour modifier substantiellement les fondements de nos sociétés modernes.

C’est pour cette raison que je me bats pour défendre la laïcité en Belgique. Je suis fermement convaincue que nous avons besoin, urgemment, d’une ligne claire. Non pas d’une recette de cuisine, encore moins d’un texte sacré, mais d’un principe directeur à l’aune duquel appréhender les nombreux défis que ne manqueront pas de nous lancer, encore et encore, les cléricaux de tous poils. Ceux-là ne sont forts que parce que nous sommes faibles, ils se gaussent et se renforcent de nos tergiversations. Nous devons être en mesure de leur opposer un « non » ferme et catégorique, toutes les fois que leurs prétentions déborderont de la stricte sphère de la conscience individuelle pour mettre en péril la cohésion sociale sans laquelle aucune société ne peut se maintenir harmonieusement.

Nous devons, aussi et peut-être surtout, développer une pédagogie de la laïcité. Trop souvent, elle est mal comprise, confondue avec l’incroyance, la tolérance, ou encore le rejet de la religion. Nous devons montrer, outre ce qu’elle empêche, ce qu’elle permet.

Nous devons la faire aimer.

Nadia Geerts


Voir aussi la rubrique Prix de la Laïcité 2019 dans Prix de la Laïcité (note du CLR).


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