Délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme 7 novembre 2016
En réfléchissant ces derniers jours à ce colloque, je me suis benoîtement interrogé : qui es-tu, l’idiot utile ?
Et je me suis rapidement rendu à l’évidence : l’idiot utile est un type bien. Il a une conscience sociale, et même une conscience politique. Il est épris de justice, c’est même un mot fétiche de son vocabulaire, c’est-à-dire qu’il se réjouit qu’un jugement de cour lui donne raison. Il aime l’égalité, c’est dire s’il est empressé à revendiquer à son profit les avantages de ceux qui à ses yeux ne les méritent pas.
Mais surtout l’idiot utile est un homme ou une femme engagé. Il chérit des causes dont par la suite, il est conduit à déplorer les effets. Ainsi il se moque de l’insécurité culturelle comme hier il tournait en ridicule ceux qui osaient émettre l’hypothèse que l’insécurité tout court était un problème vécu péniblement par bon nombre de nos compatriotes, surtout les plus modestes : fadaise que tout cela ! c’est dans la tête que cela se passe, ce n’est qu’un sentiment et, n’est-ce pas, rien de plus trompeur qu’un sentiment. Voilà pour la cause. L’effet est généralement connu sous le nom de 21 avril ; si l’idiot utile a rarement le triomphe modeste, il a toujours la défaite glorieuse, car bien entendu c’est lui et lui seul qui sait comment lutter contre l’extrême-droite, à coups de ventre fécond et d’heures les plus sombres. En somme, pour reprendre le mot de Sacha Guitry, l’idiot utile est un convaincu, et c’est la raison pour laquelle il est animé d’un solide esprit de revanche.
Ne nous arrêtons pas en si bon chemin. L’idiot utile est un platonicien qui s’ignore. Je disais qu’il fuyait à toutes jambes le culte des apparences. Ainsi il n’est pas du genre à se laisser impressionner par cette vieille croyance selon laquelle une ville comme Jérusalem a un vague rapport avec l’histoire du peuple juif, et donc par conséquence nécessaire aussi avec la chrétienté, non. Il sait à quoi les institutions internationales doivent servir : défendre les causes justes, et cela seul lui importe, car il est évident que c’est cette insupportable prétention d’un petit peuple à se souvenir qu’il est passé par Jérusalem il y a quelques millénaires qui est la cause unique de toutes les souffrances des enfants palestiniens, et que ces derniers ont vu leur sort s’améliorer considérablement depuis que de courageuses nations démocratiques ont enfin soulevé ce lièvre multimillénaire, il y a quelques jours, en plein cœur du septième arrondissement de Paris.
Sincèrement préoccupé de la circulation médiatique de la fausse monnaie intellectuelle, l’idiot utile lutte contre les idées reçues. On ne la lui fait pas : il sait que la laïcité est une religion comme les autres. Il a compris que l’universalisme est le plus pernicieux des communautarismes. Il constate cependant que le peuple se laisse facilement abuser et qu’il faut sans relâche combattre les idées fausses que véhicule le cirque médiatique. Ainsi, pour rappeler qu’il n’y a pas de problème d’insécurité, pas de question identitaire, pas de problème de respect de la laïcité, pas de progression du communautarisme, pas de dérive intégriste, mais seulement une bulle médiatique fabriqué par une caste politico-journalistique qui n’invite que des éditorialistes d’extrême-droite comme Laurent Bouvet, vous pourrez notre idiot utile, à 7h20 sur France Inter, à 8h sur BFM, à 9h sur France 5, à 9h30 sur Europe 1, le soir dans le live de Mediapart, toute la journée sur Twitter et pour les amoureux de la langue de Shakespeare, dans la plus prochaine édition du Guardian et du New York Times, sous la rubrique « French bashing », un genre en soi.
N’allons pas croire que l’idiot utile soit pour autant un idéologue buté. Il ne se laisse pas embarrasser par ce que le vulgum pecus tiendrait pour une contradiction : impitoyable souleveur de lièvres fiscaux – on ne le lui reproche pas, on l’en félicite, au contraire – il s’applique à lui-même et par anticipation ce qu’il estime être la juste contribution due au titre de son activité professionnelle, même si la loi dit le contraire. Eh quoi : les parlementaires ne sont-ils pas là pour faire advenir le Vrai et le Bien ? Défenseur sourcilleux – sourcilleux c’est le mot – des causes nationalistes et irrédentistes quand elles s’attaquent à la République, il a piscine, comme disent les jeunes, le jour où leurs partisans se font fort de mettre les Arabes dehors. Vérité en-deça du cap Corse, erreur au-delà, mais tout s’explique : il faut bien aussi passer des vacances paisibles.
En grand adepte du ballon rond qu’il est, il sait aussi jouer le cas échéant une mi-temps dans chaque camp : première mi-temps, défense inflexible des droits de l’homme ; deuxième mi-temps, défense des riches pays étrangers pour lesquels il travaille. Première mi-temps, on dénonce les élites et la politique du gouvernement ; deuxième mi-temps, on se rend dans les thinks tanks et on s’assure du renouvellement des subsides de l’Etat. Mais à cela rient d’étonnant car comme disait Céline, les gens se vengent des services qu’on leur rend.
Pragmatique, il sait donc l’être. L’idiot utile a ses idiots utiles, des idiots utiles au carré, avec lesquels il a fondé une espèce de société d’admiration mutuelle. Ramener à lui les brebis égarées est sa mission, son sacerdoce : venez à moi, vous les rappeurs jihadistes, les prédicateurs homophobes, les antisémites plus ou moins rentrés. Vous serez racheté de vos fautes si vous rejoignez le mouvement ! Car oui, nous sommes unis, par où nous avons pêché !
Nous pourrions continuer ainsi et égréner longuement toutes les qualités de l’idiot utile, ce qui est un peu un paradoxe puisque etymologiquement, un idiot n’est pas, comme l’usage s’en est institué, un simplet, mais un homme sans qualité. Ferions nous pour autant le tour de la question ?
N’aurions-nous pas nous aussi nos idiots utiles ? Pire : ne nous arrive-t-il pas – à l’insu de notre plein gré cela va sans dire – d’être nous-mêmes l’idiot utile de quelqu’un ? Eh bien je vais vous en faire la confidence, sinon même l’aveu : je crois bien que si. Ainsi la semaine dernière, j’ai été l’idiot utile de la journaliste d’un grand quotidien du soir à qui j’ai offert les deux phrases de contradiction dans un portrait hagiographique consacré à un jeune et impétueux militant des droits de l’homme, ces deux phrases de contrepoint lui permettant sans nul doute d’échapper à la case « publi-reportage ».
Voilà donc, soyons tout de même un tout petit peu sur nos gardes lorsque, tout à la sincérité de notre engagement, dans la volonté de combattre nos adversaires parce que nous connaissons leur nocivité, mais que par excès d’enthousiasme ou défaut de prudence, nous leur offrons de nous-même l’image ou le discours qu’ils attendent. Attention quand nous défendons des personnalités qui tiennent des propos peu défendables au seul motif qu’elles seraient dans le « bon » camp, de plus fort si ce sont des personnes intelligentes, encore plus si elles sont revêtues de l’habit vert de l’honorabilité académique ;
attention aux mots et aux comparaisons faciles, qui n’éclairent en rien le débat mais au contraire brouillent les repères ;
attention, quand nous croyons trouver telle perle de banlieue, la réalité y est souvent plus complexe que ne le croient ceux qui ne la connaissent pas ;
attention, en somme, lorsque, au motif que nous sommes engagés dans un combat, nous risquons de tomber dans les mêmes travers que nos adversaires.
En résumé et pour revenir enfin vers des considérations plus sérieuses sinon même plus graves, nous n’aurions pas à nous soucier des idiots utiles s’ils n’étaient pas si nombreux, si installés, si actifs, si divers dans leurs positions et leurs modes d’action. En somme s’ils ne savaient pas, justement, se rendre ou à tout le moins paraître utile à quelque cause ou à quelque intérêt.
Soyons donc vigilants, en commençant par nous-mêmes comme je le suggérais à l’instant, et ne sous-estimons pas l’adversaire. Nos compatriotes regardent avec morosité ces débats qui n’en finissent pas, ces polémiques absconses entre des gens qui, vu de leur lucarne, se ressemblent tous – ne perdons jamais cela de vue. Redonner de la profondeur au débat public, de la dignité à l’engagement, de l’écoute et de l’empathie vraies envers les attentes des Français, voilà qui ne serait peut-être pas tout à fait idiot, et qui pourrait même s’avérer utile.
Voir aussi le programme Colloque "Faux amis de la laïcité et idiots utiles" (CLR, Licra, Paris, 5 nov. 16) et la rubrique Colloque "Faux amis de la laïcité et idiots utiles" (CLR, Licra, Paris, 5 nov. 16) (note du CLR).
Les contraintes de temps ont parfois empêché les intervenants de prononcer intégralement l’exposé qu’ils avaient préparé. D’où les différences possibles entre le prononcé lors du colloque (vidéo) et le texte que nous reproduisons ici (note du CLR).
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