Universitaire, auteur de "Vous avez dit Laïcité" (Cerf). 7 novembre 2016
Je tiens à exprimer mon grand plaisir pris à participer à ce beau et important colloque.
Philosophe humaniste laïque et républicain, je suis de plus en plus étonné de voir des acteurs engagés dans la défense de la cause républicaine reprendre des mots ou des expressions que nos adversaires ne désavoueraient pas. Nos mots exprimant nos principes et nos valeurs sont devenus de très affligeants « éléments de langage ». Ces adversaires prétendent défendre la République avec des expressions comme « vivre ensemble », « bien commun » ou encore « dialogue social », directement issues du vocabulaire clérical, voire intégriste. On oublie trop souvent que les cléricaux après 1905 s’étaient jurés de revenir. En 2016, par les reculs, les renoncements, voire les trahisons des faux amis de la République, ils sont en passe d’avoir réussi : tout se passe comme si la culture républicaine toute entière était en voie de « pulvérisation » pour reprendre un mot à la mode. Mais s’avise-t-on qu’avant la poussière, il y a les gravats, les décombres et les ruines ?
Avant « que faire », « que dire » ?
En ne choisissant pas précisément les mots avant de juger et d’agir, on ajoute de la confusion à notre détresse.
Car c’est dans les mots que nous pensons et agissons : plus notre vocabulaire s’appauvrit et plus nos pensées, notre mémoire et notre action se rétrécissent. Dès lors, les adversaires de la République dérobent notre lexique et le détournent. Nous voilà victimes de ce que Péguy en 1913 nomme l’orléanisme de la république : c’est le processus par lequel une branche cadette élimine une branche ainée ; pour masquer ce forfait, le peuple doit être empêché de s’instruire et de se cultiver, sinon il mettrait des mots précis sur ce coup de force, résisterait et engagerait la lutte.
Les républicains humanistes et laïques, eux, ont toujours veillé à élever le niveau intellectuel du peuple en animant notamment une riche vie éditoriale et des controverses constructives.
Patrick Kessel, président du CLR, que je salue, a bien raison de dire que les défaites politiques sont toujours précédées par des défaites culturelles, elles-mêmes préparées par la répétition d’expressions creuses et vaguement consensuelles. Prenons comme exemple l’expression « bien commun » utilisée par Alain Juppé lors du premier débat de la droite : il se situe par avance dans le même orléanisme défaitiste et tristement munichois que François Hollande finissant. Il dépend donc de nous de faire de la période 2017-2022 l’occasion de ré-instituer tout le lexique mobilisateur de la République. Sachons, dès à présent, faire nôtre l’appel vibrant de Francis Ponge en 1945 : « La meilleure façon de servir la République est de redonner force et tenue au langage ».
Tout se passe comme si nous avions négligé la nécessaire vigilance à l’égard des mots que nous disons ou que nous laissons dire. Une légère imprécision dans les énoncés suffit pour renoncer à tout, de volontaires, nous voilà vite devenus velléitaires et de communautaires nous voilà devenus communautaristes, et de multiculturels nous sommes pris pour des multi-culturalistes, à notre insu.
Sachons écouter l’avertissement d’Hannah Arendt. Après la Seconde Guerre mondiale, cette philosophe avouait que durant la période nazie elle s’était donnée comme vraie patrie sa langue maternelle : c’est là qu’elle organisa résistance et espoir. C’est en effet la richesse de la langue qui est visée par tous les totalitarismes dont le but est de rendre permanent le paradoxe de l’illettré : moins j’ai de mots à ma disposition et moins je m’en aperçois. Un candidat en campagne sera tenté de parler encore moins bien que son électeur pour avoir son suffrage d’où, par exemple, cette contribution inoubliable d’un ancien Président de la République : « Casse-toi pov’con ! ».
En fait, seule une instruction publique, une réelle formation des maîtres, une vie intellectuelle intense et des débats fructueux, comme celui d’aujourd’hui, peuvent conjurer continûment ce paradoxe, que les orléanistes étendent à la mémoire : moins je me souviens et moins je m’en aperçois. Le résultat est immédiat : notre récit national est en panne ; ne pas s’étonner donc que nos mots tournent si aisément en eau de Bourdin ! Tout est vu par le petit bout de la lorgnette et les questions posées évitent sans cesse de formuler les problèmes réels dont souffrent les Français.
Hâtons la fin du cycle giscardien
En fait, nous arrivons à la fin d’un cycle d’appauvrissement continu des mots voulu par Valéry Giscard d’Estaing, dont la priorité fut de rendre impossible un nouveau mai 68, comme il l’avoue dans un récent entretien avec Natacha Polony. Ce fut, en 1975, la réforme Haby remplaçant l’instruction publique par la communauté éducative où il fut décidé de renseigner les élèves au lieu de les enseigner ; puis, à partir de 1976, ce fut le refus systématique de l’apprentissage de la langue française lors du regroupement familial des populations immigrées, celles-ci, et cela se comprend, reconstituèrent en métropole, les ghettos favorisés par le pouvoir colonial.
Au même moment, avec la bénédiction de nos sociologues prétendument de gauche, réduisant les individus à leurs seules apparences héritées, on se mit à apprendre la langue comme on la parle au lieu de l’apprendre comme on devrait la parler. La touche finale fut d’affirmer doctement que le présent socioéconomique des parents pouvait prédire le devenir scolaire des enfants. Depuis, toute contestation de ce dogme se voit sanctionnée par le jugement suivant : « élitiste ».
L’allongement du temps scolaire entraîna l’étirement des apprentissages élémentaires et l’appauvrissement du vocabulaire. Pour l’imparfait du subjonctif, le grec et le latin, vous verrez, peut-être, l’année prochaine…
Ré-instituons la langue de la République
Il nous faut donc réagir à court, moyen et long terme. Pour forger les armes de la critique, il nous faut ensemble et humblement reconstituer le lexique humaniste, laïque et républicain. C’est ce qui explique et justifie l’expérience que nous menons dans la rubrique « Vitriol » de la revue Humanisme [1]. Il s’agit dans chaque livraison de se saisir d’un mot ou d’une expression pour en critiquer l’usage dévoyé au sein de la pensée unique actuelle : ce fut le cas récemment de « vivre ensemble », « jeune », « société civile » et bientôt « patriote ». Il est demandé à chaque contributeur de respecter le cahier des charges suivant :
Partir d’un terme ou d’une expression toute faite qui circule sans critique, notamment dans les médias ;
Montrer que cette expression consensuelle recouvre toujours une expression qu’il s’agit de faire oublier ou de travestir ;
Montrer comment l’amnésie de ce terme précis s’est organisée et dans quel intérêt ;
Définir précisément le terme que l’on cherche à faire oublier ;
Enfin, préciser les conséquences de ce travail critique.
Charles Péguy nomme cela faire un effort de mot (OEuvres complètes, vol. I, La Pléiade, p. 1805). Il précise : « Il est naturel que ce soient les mots les plus faciles à prononcer qui attirent plus facilement la bêtise mondaine et populaire (…) car beaucoup ont intérêt à les déformer ». Et il conclut : « Il est bon de savoir d’où les mots sont partis et où ils sont arrivés ». Prenons par exemple l’expression « bien commun » que nos ennemis entendent imposer à la place du « bien public » ; or, ce « bien commun » est le cœur de la doctrine sociale de l’Eglise. De leur côté, les républicains s’efforceront de prôner, eux, le « bien public » qui est ce vers quoi nous tendons quand nous défendons l’intérêt général et la souveraineté du peuple. D’autres faux amis cléricaux encore veulent nous imposer la notion de « dialogue social » là où nous devrions parler de « négociation collective ». Sans doute parlons-nous sans cesse de « valeurs de la république » pour ne pas voir à quoi nous engagerait notre amour de la République. Allons-nous continuer sans réagir à laisser notre langue se cléricaliser ? On comprend mieux pourquoi la confusion règne aujourd’hui et pourquoi nos orléanistes amnésiques entendent nous priver de la richesse des mots, qui seule pourrait nous permettre de nommer nos souffrances et nos espoirs. Toute révolution politique doit être précédée d’une révolution poétique.
Concluons
Notre confusion sinon notre désarroi viennent d’abord des mots imprécis que nous disons et laissons dire ; leur sens s’efface comme les effigies sur les pièces de monnaie fatiguées par le temps et les transactions.
Notre combat pour la République et pour notre idéal humaniste et laïque passe donc par la reconquête dès à présent des mots, des plus simples aux plus compliqués. Pour ce travail de mobilisation, Gramsci et les philosophes des Lumières sont bien plus utiles que la prose de ces esprits médiatiques, orléanistes et munichois, véritables fossoyeurs de la philosophie républicaine, humaniste et laïque issue de la révolution de 1789.
Face aux fanatiques intégristes, ne lâchons plus rien et ne reculons plus.
[1] "La revue des francs-maçons du Grand Orient de France", voir Humanisme "Ardentes Lumières" (n° 312, août 2016) (note du CLR).
Voir aussi le programme Colloque "Faux amis de la laïcité et idiots utiles" (CLR, Licra, Paris, 5 nov. 16) et la rubrique Colloque "Faux amis de la laïcité et idiots utiles" (CLR, Licra, Paris, 5 nov. 16), Réinstituons maintenant l’École de la République (C. Coutel)
Les contraintes de temps ont parfois empêché les intervenants de prononcer intégralement l’exposé qu’ils avaient préparé. D’où les différences possibles entre le prononcé lors du colloque (vidéo) et le texte que nous reproduisons ici (note du CLR).
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