Revue de presse

P. Thibaud : Vél’ d’Hiv’, « la vertu contre la vérité ? » (Le Figaro, 19 juil. 17)

Paul Thibaud, ancien directeur de la revue "Esprit", ancien président de lʼAmitié judéo-chrétienne. 27 juillet 2017

"La réaction dʼEmmanuel Macron aux propos du général de Villiers montre quʼil a grand souci de lʼautorité quʼil exerce. Mais au Vélʼ dʼHivʼ il sʼest montré bien moins soucieux des fondements mêmes de cette autorité, en répétant, dans la ligne chiraco-hollandienne, que « la France » est responsable de la rafle des 16 et 17 juillet 1942.

« La France responsable ». Cette formule nʼest employée que dans le cadre de notre histoire contemporaine et même très contemporaine. Personne ne dit que « la France » est responsable de la révocation de lʼÉdit de Nantes, on lʼattribue au roi. Avec lʼentrée dans la démocratie représentative, on aurait pu se mettre à imputer à la nation les erreurs et les méfaits du pouvoir quʼelle a désigné. Il nʼen a rien été. On ne parle même pas de la responsabilité de « la France », collectivement, en tant que peuple, pour les accords de Munich, signés par un président du Conseil très légitime et approuvés sur le moment par la majorité de lʼopinion.

Sʼil en va différemment à propos de cette rafle, cʼest à cause du réflexe de répondre à lʼodieux du crime par une montée aux extrêmes dans la dénonciation. Cela conduit à opposer la vertu et la vérité, comme Emmanuel Macron le fait, balayant les « subtilités » historiographiques quʼon pourrait opposer à la rhétorique convenue quʼil reprend. La conséquence est pourtant vicieuse qui conduit du caractère odieux du forfait au devoir dʼy réagir par une imputation aussi large que possible. On croit faire preuve de rigueur morale alors quʼon est dans une logique de disculpation, on se protège en sʼinstituant accusateur sans faiblesse et sans scrupule. Ici au contraire, on se permet dʼopposer à cette vertu péremptoire quelques « subtilités ».

Macron nʼest pas très logique quand, après avoir incriminé « la France », il ajoute quʼil y en avait deux à lʼépoque. Pourquoi alors utiliser une expression globalisante ? Comment passe-t-on du pluriel au singulier ? « La contribution de Vichy à la Shoah fait partie de lʼhistoire de France » serait plus exact mais obligerait ensuite à « subtiliser », à comparer la représentativité de Londres et celle de Vichy au moment des faits. Pour considérer comme un fait indubitable la représentativité de Vichy, Macron doit supposer que le gouvernement de Pétain, issu du vote, le 10 juillet 1940, de la grande majorité des élus de la précédente République avait hérité de leur légitimité. Ce gouvernement, ajoute-t-il, était obéi par lʼadministration, en particulier par la police. Cʼest là oublier que la zone Nord était sous occupation, donc que le pouvoir administratif y était partagé avec les représentants de lʼAllemagne, partage dont les accords Bousquet-Oberg, à lʼorigine directe de la rafle, ont été une mise en oeuvre. La rafle de juillet 1942 a pour origine une décision allemande pour lʼexécution de laquelle le représentant de Vichy a proposé les services de sa police, laquelle nʼa dʼailleurs pas toujours obéi aux ordres.

Lʼautre argument (Vichy reconnu comme leur gouvernement par les Français) nʼest pas moins contestable. La capitulation de la République le 10 juillet 1940 était une intériorisation de la défaite militaire. « Ils se nourrissent de la défaite », allait dire de Gaulle dans une formule définitive. Le vice de légitimité obérant cette « gouvernance » a été dénoncé en octobre 1940 dans la déclaration de Brazzaville, premier acte juridique de la France libre : « Il nʼy a plus de gouvernement proprement français. » De ce texte, qui, généalogiquement, fonde le pouvoir quʼil exerce, que peut penser Emmanuel Macron ? Peut-il opposer à ces thèses politiques les réalités concrètes que lʼhistorien décrit, à savoir la dualité des pouvoirs, quʼil mentionne tout en lʼenveloppant dans une formule globalisante ?

Mais, à lʼété 1942, dans le duel des légitimités, Vichy a perdu. On peut dire quʼen 1940-41 il y a eu une légitimité de Vichy, prétendant conduire, sous Darlan, une politique dont participaient des velléités corporatistes, des ambitions technocratiques, un antisémitisme dʼexclusion et de marginalisation, la « défense de lʼempire » contre les ralliements à la France libre, la « relève » des prisonniers par des volontaires pour lʼAllemagne, lʼensemble étant sous-tendu par le fantasme dʼune France en retrait de la guerre, matériellement épargnée et apparaissant à la fin en position favorable, devant les ex-belligérants épuisés.

Ce rêve de se mettre en congé de lʼhistoire sous lʼégide dʼune gloire vieillie a semblé un moment crédible à beaucoup. Mais les meilleurs historiens de lʼopinion sous Vichy, en particulier Pierre Laborie, ont montré que dès la fin de 1941 ce choix dʼune lâcheté raisonnable avait perdu tout sens, non seulement à cause de la mondialisation de la guerre mais à la suite de changements internes au régime : le remplacement au gouvernement de Darlan par Laval, aux questions juives de Xavier Vallat par Darquier de Pellepoix, le Service du travail obligatoire, lʼéchec du procès de Riom… Dans lʼopinion, un nouvel état dʼesprit se cristallise que manifeste au printemps 1942 lʼhostilité à lʼétoile jaune imposée en zone Nord par lʼoccupant. Ce dont il est question, pensent les Français, ce nʼest plus de se tenir en marge, mais de participer à la guerre dʼHitler, comme le veulent Laval, Doriot ou Philippe Henriot. Cela, la grande majorité le refuse. Le Vichy qui, en juillet 1942, participe à la mise en oeuvre de la Shoah est une autorité qui, contestée dʼentrée, est désormais en déroute.

On peut sʼétonner dans ces conditions que persiste parmi les politiques, et dʼabord les présidents, une rhétorique artificieuse sur la participation de « la France » à la Shoah. On est frappé à ce propos dʼune différence, voire dʼune rupture, générationnelle. Aucun de ceux qui avaient à lʼépoque « lʼâge de raison » politique nʼa proféré lʼaccusation ressassée depuis vingt ans. Cela, Macron le constate et lʼexplique mal.

Pour quʼelles endossent spontanément lʼopinion actuellement dominante, il a fallu que les générations récentes aient baigné dans un contexte inédit. On peut évoquer à ce propos un certain européisme fusionnel qui suggère de rapprocher, de déclarer équivalentes, les trajectoires politiques de la France et de lʼAllemagne. Mais il y a des raisons plus larges, le caractère de plus en plus négatif de la culture politique dominante, la prépondérance de la culpabilité sur lʼespérance. Les hommes de pouvoir, éprouvant la difficulté, voire lʼimpossibilité, de gouverner, sont tentés par un moralisme dʼaccusation visant le passé. À défaut de faire mieux, ils croient sʼélever en dénonçant ce dont ils procèdent, à propos de la Seconde Guerre comme de la colonisation. Cette vision épuratrice consonne avec lʼimpératif économique qui pèse sur la société, lui imposant de se désavouer en se détachant de son passé.

Tout cela est connu et même établi. Reste la surprise de voir Emmanuel Macron sʼinscrire dans un franco-pessimisme, un franco-culpabilisme dont la hardiesse de sa démarche le montrait éloigné. Comment peut-il si facilement prendre la suite de présidents quʼil nʼestime guère ? Il sʼagit, dit-il, pour la République de « regarder en face tout son passé », un passé qui en fait ne passe pas, parce que cʼest toujours la même chose : Vichy existait avant Vichy dans les mentalités et il ne faut pas croire quʼil a disparu. Ce ne fut pas une parenthèse.

Malheureusement, cet appel constant à la lucidité sur le passé et à la vigilance dans le présent semble rendre aveugle à lʼhistoire. Devant le Vélʼ dʼHivʼ, on parle du dreyfusisme comme sʼil nʼavait rien changé en France, on parle comme si la défaite nʼavait pas eu lieu qui a porté au pouvoir des courants de droite très minoritaires et soumis le pays à la contrainte allemande. Seul lʼantisémitisme indigène compte - et il est constant.

Darquier et Bousquet sont fustigés, mais ni Oberg ni Dannecker nʼapparaissent. Dans ce cadre anhistorique, la Résistance et la France libre (qui étaient essentiellement désir et devoir dʼhistoire) nʼont guère de place et pour le présent, les remédiations évoquées restent abstraites : « faire vivre la démocratie », condamner les « propos abjects », rien qui évoque une tâche historique. Macron président nʼéchappe pas à un trait essentiel de sa personnalité, lʼincapacité de sʼidentifier à un sujet collectif, lʼoscillation entre lʼégocentrisme et la prédication. Cʼest pourquoi les projets séduisants et souvent pertinents qui lui attirent une certaine adhésion manquent dʼassise et sont directement exposés aux fluctuations de lʼopinion."

Lire « Discours de Macron sur la rafle du Vél’ d’Hiv’ : la vertu contre la vérité ? »



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