Contribution

Universalisme et abstraction conceptuelle (K. Mersch)

par Karan Mersch, enseignant en philosophie. 21 juillet 2022

(Ce texte est la reprise d’un fil publié sur Twitter le 14 juillet 2022.)

Le texte d’Le Droit de vivre Anne Rosencher : « Je préfère la “citoyenneté” au “vivre ensemble” » (Le Droit de vivre, Licra, été 22) est l’occasion d’indiquer différents pièges, dans lesquels il ne tombe pas et permet même de les éclairer.

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  • Confondre l’idée et ses visées particulières

« Nous nous sommes sans doute trop enfermés dans une défense exclusivement conceptuelle de l’universalisme. Si on refuse de voir ses ratés, on s’expose à la critique légitime du “déni des discriminations”. » La citation ne confond pas les modalités particulières de la visée de l’universalisme avec l’idée universaliste en elle-même. Les ratés en question ne visent pas l’idée, mais concernent l’approche conceptuelle détournée du concret qui peut en être faite.

L’attention à la fracture sociale est essentielle, comme l’est l’idée qu’« il faut qu’une masse critique de citoyens "lambda" témoignent de ses vertus. Que par la démonstration de leur parcours, ils en deviennent les promoteurs et les ambassadeurs ».

  • Opposer la réflexion conceptuelle au concret

Le point de vue conceptuel ne détourne pas forcément le regard du terrain, mais au contraire permet de le voir de haut. Prenons un exemple martial. Il y a deux pièges : les généraux qui ne connaissent rien au terrain et ont des stratégies inefficaces. Ou l’inverse : l’homme de terrain qui croit qu’un combat se gagne sans aucune préparation stratégique préalable. Dénoncer une approche conceptuelle qui se détourne du terrain, ce n’est pas nier la nécessité des approches conceptuelles.

  • Réduire l’universalisme au Droit

La critique légitime du “déni des discriminations" dont parle à raison Anne Rosencher est parfois transformée en une critique moins légitime : l’universalisme serait incapable de voir autre chose que le Droit. Son attachement à l’égalité de droit l’aveuglerait sur les inégalités de fait face aux discriminations. On confond là aussi un travers possible dans la façon de viser l’idée, avec l’idée.

Le Droit n’est qu’un des vecteurs de l’idéal universaliste, et pas un domaine auquel il serait restreint.

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  • Croire que le Droit se limite à l’abstraction

La caricature de l’universalisme laisse place à une caricature du Droit : il finit par être vécu comme une abstraction sans efficience. Dans une approche mono-systémique, on reproche au "système" d’être la source des discriminations, le Droit est aussitôt suspect. Ainsi, il ne s’agit plus de travailler sur ses manques, ou d’avoir des actions qui le complètent, mais de s’en détourner, et d’y proposer des chemins parallèles.

C’est ce que l’on observe par exemple chez certaines féministes qui tiennent un discours décourageant les femmes d’y avoir recours, le tout avec des critères bien moins objectifs, influencés même par des intérêts politiques au détriment de l’intérêt réel des victimes. Louise El Yafi l’explique très bien : Louise El Yafi : "Le Code pénal sanctionne les violences sexuelles, mais aussi le silence complice".

  • Aveuglement à l’action de l’Etat - considérer comme abstrait ce qui est concret

Il faut distinguer là aussi deux choses. Il y a les lacunes dans la visée de l’universalisme par l’Etat (d’où l’appel à l’attention à la fracture sociale d’Anne Rosencher). Il y a aussi la difficulté à voir que cette visée, qui est certes insuffisante, n’est pas cependant une abstraction détournée du concret (DILCRAH, formations à l’antiracisme dans les écoles, auprès des policiers, colloques, subventions d’associations, etc.). La caricature du Droit conduit à un aveuglement de ce que permet notre visée de l’universalisme.

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Certains Français qui ont été amenés à vivre ou à voyager à l’étranger se rendent compte de tout ce que notre modèle permet concrètement. Affirmer que notre visée universaliste est essentiellement conceptuelle, en sous-entendant par là, détournée du concret, ce n’est pas lui rendre justice. Avoir conscience de ses manques ne doit pas conduire pour autant à lui dénier tout caractère efficient.

Le propos d’Anne Rosencher est passionnant. Elle ne tombe pas dans les écueils dénoncés ici, et qui jalonnent pourtant bien des discussions sur l’universalisme.

Karan Mersch


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