Revue de presse

"Une école menacée par le politiquement correct" (J.-P. Brighelli, lepoint.fr , 7 août 16)

Jean-Paul Brighelli, enseignant, essayiste, auteur notamment de "La Fabrique du crétin" (Gawsewitch, 2005) 8 août 2016

"La repentance est à la mode. Le Blanc européen colonialiste esclavagiste, voilà l’ennemi. Mais étudier l’histoire n’est pas se couvrir la tête de cendres !

[...] L’histoire européenne n’est, paraît-il, que l’histoire de l’asservissement de l’Afrique tout entière et de l’exploitation du reste du monde. À nous de nous couvrir la tête de cendres en pensant au commerce triangulaire, à la conquête de l’Algérie et du Tonkin, à l’éradication des populations autochtones des Amériques, et j’en passe.

Mais ce n’est pas encore assez.

En tant que Corse par exemple, j’exige les excuses, dans l’ordre, des Grecs, des Carthaginois, des Romains, des Vandales, des Arabes, des Pisans et des Génois. Et des Français, bien sûr, qui se sont livrés dans l’île à des exactions innombrables.

J’incite très fort les Bretons à protester contre l’élimination de l’enchanteur Merlin et le désenchantement de la forêt de Brocéliande.

Les Normands, oubliant qu’ils leur doivent leur nom (Nordmard en ancien dialecte viking) devraient exiger des excuses immédiates et la repentance éternelle des Danois et des Suédois qui ont mis Rouen à sac en 841 [1].

Les Bourguignons doivent obtenir un mot d’excuse des descendants des Burgondes (anciens habitants de l’île de Bornholm sur la Baltique), qui ont occupé la vallée de la Saône vers 437 et leur ont laissé leur nom.

Sans parler du repentir que les Bordelais devraient exiger des Wisigoths, qui ont occupé l’Aquitaine vers 412-413.

De façon générale, les descendants des peuples germaniques n’auront jamais assez de larmes pour regretter publiquement les turpitudes auxquelles se sont livrés leurs ancêtres.

À ce sujet, quand notre ambassadeur à Rome exigera-t-il enfin la repentance italienne pour la conquête de la Gaule et l’exécution – sans procès ! – de Vercingétorix ? Un scandale, qui devrait faire l’objet d’une plainte au tribunal international de La Haye !

Etc., etc.

« Et tout ça, ça fait d’excellents Français… » Qui se rappelle cette chanson patriotique de Maurice Chevalier sortie en 1939 [2] ? Penser à la communauté française (et non à la juxtaposition de pseudo-communautés qui se regardent en chiens de faïence en attendant de se faire des misères), ce n’est pas nier qu’il existe dans ce pays des Bretons, des Normands, des Corses – et même des Parisiens, qui ne sont pourtant qu’une fusion de Bretons, de Normands, de Corses, etc. Nous pouvons bien avoir des racines régionales, et apprendre, grâce à l’école, que nous avons un destin commun.

Un destin, c’est, en amont, une histoire, et en aval un projet.

La responsabilité des médias, qui ne cessent de mettre le mot « communauté » à toutes les sauces, est écrasante. Mais l’institution scolaire n’en a pas moins. Les programmes que Mme Vallaud-Belkacem veut imposer à la rentrée à tous les niveaux simultanément avaient dans un premier temps fait l’impasse sur les Lumières – une broutille dans l’Histoire de France… La raison, quand on demande aux historiens de gauche (c’est presque devenu un pléonasme) est que les Lumières, c’est l’avènement de la bourgeoisie, et que la bourgeoisie, c’est le colonialisme. Nous y revoilà. Voltaire, c’est la conquête de l’Algérie.

Loin de moi l’idée de minimiser tel ou tel génocide. Mais c’est une chose d’en parler et de les étudier, et autre chose encore de se recouvrir la tête de cendres pour des crimes que l’on n’a pas commis. L’Histoire est un déluge d’atrocités. Le paradoxe est que tant de sang répandu durant tant de millénaires se soit révélé fécond. À le nier, à ressasser sans cesse les anciennes horreurs, on dresse les citoyens les uns contre les autres – comme si l’on regrettait que nous ayons fini par nous construire comme une nation. Tous les peuples ont ainsi fait des esclaves – et en Méditerranée, jusqu’au début du XIXe siècle, c’était une spécialité barbaresque. Et alors ? Dois-je pour autant ne pas serrer la main de mon voisin maghrébin, sous prétexte que ses lointains ancêtres (et encore faudrait-il prouver la filiation) ont opéré des razzias sur les côtes de Corse et de Provence ? Faut-il pour autant que les programmes insistent à ce point sur les échos contemporains de pratiques aujourd’hui proscrites et périmées – sauf dans certains pays ?

Même tabac en littérature. Nombre de jeunes collègues (et parfois, hélas, de moins jeunes) se soucient désormais d’équilibrer auteurs masculins et féminins (je défie le lecteur de citer dix noms d’auteurs majeurs féminins français antérieurs au XXe siècle), blancs et noirs (même jeu), hétéro et homosexuels – comme si cela avait une incidence sur le talent ! Et s’ils se contentaient de faire étudier de beaux textes ? Un Juif peut apprécier Céline, un membre de la Manif pour tous trouver que Proust ou Montherlant ont du génie, un communiste adorer Mauriac, Bernanos ou Péguy, et un raciste, puisqu’il y en a malheureusement, admirer Césaire, Cohen, Senghor ou Tahar Ben Jelloun. Après tout, Hannah Arendt appréciait – et c’est une litote – Heidegger, dont elle ne pouvait ignorer qu’il avait adhéré au parti nazi.

Un professeur de lettres ou de philosophie doit enseigner tous ces gens-là, sur le seul critère de la valeur intrinsèque et esthétique. À vouloir respecter le politiquement correct, on dresse en fait les Français les uns contre les autres. Toutes ces bonnes intentions nous préparent l’enfer."

Lire "Une école menacée par le politiquement correct".

[1Merci à Voltairius, fidèle abonné qui m’a donné le 4 août dernier l’idée de cette chronique estivale.



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