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P. Kessel : Un soixante-huitard au Grand Orient (2) : "Et nous devînmes la "jeune garde" de Fred Zeller" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 7 janvier 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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Retour aux premiers moments de ma vie de franc-maçon. Ma jeune génération avait du cœur mais pas d’état d’âme. Nous étions soutenus par les anciens qui avaient choisi d’ouvrir la vieille maison aux temps nouveaux et voyaient dans notre engagement comme un retour de leur jeunesse. Et dans le même temps, ces aînés, avec chaleur et respect, nous invitaient à revisiter nos convictions et à modérer nos ardeurs, parfois un peu irrévérencieuses.

Peu de lieux proposent un tel dialogue amical et confiant entre générations. La critique pouvait fonctionner dans les deux sens. Je commençais à admettre qu’il pourrait être plus juste d’avoir raison avec Raymond Aron que tort avec Jean-Paul Sartre. Mais il était encore trop tôt pour que j’en accepte pleinement l’idée qui, pour mes compagnons d’université, relevait du peloton d’exécution pour trahison idéologique !

Apprendre à douter en sauvant l’idéal. Celui d’une société de femmes et d’hommes libres et égaux, une société sans classe, une société fraternelle. La lutte des peuples du tiers-monde contre le colonialisme, et désormais contre l’impérialisme, donnait à ce projet une dimension concrète. Le "socialisme à visage humain" portait nos espérances et une grande majorité des Frères du Grand Orient de France y adhérait.

Mais qu’est-ce que cette belle formule recouvrait ? Le socialisme ne pouvait plus se réduire à un simple changement de la propriété des moyens de production. Le socialisme, ce devait être une autre façon de travailler, une autre façon de gouverner, de répartir les richesses mais aussi une autre façon de vivre émancipé, de penser, de créer, de s’aimer librement. C’est la vie, corsetée par les conservatismes des puissances d’argent et des puissances cléricales que nous voulions changer.

"Changer la vie", la formule fit fortune jusqu’à ne plus rien signifier. Nous ne voulions pas céder au modèle du libéralisme, du consumérisme à tout-va, de la gestion de carrière, du fric qui s’insinuait dans toutes les sphères de la société. "Les nouvelles générations avaient le choix entre l’amour et le vide-ordure ; elles ont choisi le vide-ordure", écrivaient, provocateurs, les situationnistes.

Nous ne voulions pas davantage céder au moralisme prétendument prolétarien, aussi conservateur que son homologue clérical. Le socialisme dont nous rêvions mettrait fin à l’exploitation et dans le même temps assurerait la démocratie, la liberté de conscience, la liberté d’expression, la liberté de disposer de son corps, la liberté sexuelle, l’égalité entre hommes et femmes, la solidarité entre tous les citoyens.

Y croyais-je pleinement, comme les croyants au paradis ou comme certains de mes camarades le donnaient à voir tant leurs certitudes paraissaient inébranlables ? Pas vraiment sans doute. Mais cet engagement choisi, une sorte de mission que je m’étais fixée, une bravade imaginant réussir là où la génération précédente était censée avoir échoué, donnait sens à ma vie d’adulte à peine éclose, que je refusais de limiter à un avenir professionnel, à la quête d’argent et moins encore à la conquête du pouvoir.

Je n’avais qu’une certitude, il n’existait aucun modèle, aucune société pouvant se donner en référence alternative. Ceux qui prétendaient avoir rompu avec le capitalisme avaient mis en place des sociétés totalitaires, pires que le modèle que nous voulions changer. Notre responsabilité serait de nous débarrasser des dogmes qui nous empêchaient de comprendre les raisons de l’échec à répétition et d’imaginer ce monde meilleur.

Jeunes, nous découvrions que la vie politique n’est pas toujours le chantier d’un affrontement d’idées et de projets mais aussi l’espace où croissent de sordides calculs, la concupiscence, l’hypocrisie, le cynisme, les compromissions, les trahisons que l’antique théâtre grec avait mis en exergue. Cela nous était insupportable. Nous exigions des acteurs de la politique, à tout le moins ceux que nous côtoyions, qu’ils soient sincères, honnêtes, courageux, fidèles à nos convictions communes.

La politique n’était pas un jeu, moins encore une comédie mais un sacerdoce laïque. Les Francs-Maçons avec qui je travaillais me semblaient de cet alliage. De fait, ils le furent pour l’essentiel. Ils se pensaient en sentinelles éclairées dans la bataille des idées et en gardiens d’une éthique irréprochable. Tel fut le sens de mon engagement avec Fred Zeller, Grand-Maître et ancien compagnon de route de Léon Trotski.


En 1945, l’obédience, durement éprouvée par la guerre, demeure convalescente. Les travaux de réhabilitation de l’immeuble du 16 rue Cadet, financés en partie par des dédommagements allemands, s’achèvent à peine. Le régime de Vichy avait fait de la haine des francs-maçons une pièce centrale de son idéologie. Peu de gens savent que les décrets antimaçonniques ont été signés avant même les décrets antisémites ! Le Grand Orient et la Grande Loge sont dissous par décret du 13 août 1940. 

"Un juif n’est jamais responsable de ses origines. Un franc-maçon l’est toujours de ses choix", affirme le maréchal Pétain. Une redoutable répression contre les francs-maçons se met en place. "Vous ne devez pas hésiter, la Franc-Maçonnerie est la principale responsable de nos malheurs", dit-il aux membres de la Légion française des combattants, association mise en place par le régime de Vichy avec pour programme de "régénérer la Nation".

Les locaux de la rue Cadet sont occupés, les maçons chassés de l’administration, traqués, certains sont arrêtés, déportés. Comme la majorité des Français, beaucoup se font discrets pour sauver leur peau et celle de leur famille. Quelques-uns, par pacifisme, gagnent Vichy pour un temps. D’autres participent aux premiers réseaux de résistance, dans le Sud-Ouest notamment au début, où ils seront nombreux à trouver la mort.

On peut comprendre qu’ils aient été très discrets, très prudents, au moment de la reconstruction. Au point de manquer d’audace. La fusion entre le Grand Orient et la Grande Loge échoua de peu à la Libération, alors que les Frères de la rue Puteaux s’étaient fermement engagés dans la Résistance. La reprise est difficile. Les locaux, occupés par l’organisme chargé de pourchasser les Frères, ont été abandonnés en piteux état. Nombre de maçons sont morts ou ont choisi de ne pas revenir. Les archives, pour l’essentiel, ont été pillées. Les nazis les ont emportées. Les soviétiques s’en sont emparés en libérant Berlin. Et ce n’est que dans les années 95, alors que je présidais le Conseil de l’Ordre, que, via les services diplomatiques, nous en avons récupéré une partie. Entre temps, elles avaient très vraisemblablement été étudiées de près !

Les maçons du Grand Orient qui avaient eu des responsabilités politiques avant guerre poursuivirent leur combat tout en menant parallèlement leur vie maçonnique. Paul Ramadier, député socialiste, membre du Gouvernement Blum en 1936, refusa de voter les pleins pouvoirs à Pétain en juillet 1940 et entra dans la Résistance. Ministre à la Libération, Président du Conseil, en 1949, il écarte les communistes de son gouvernement alors que de Gaulle les avait fait entrer, mettant fin au tripartisme (PCF, SFIO, MRP). Reçu en loge en 1913 à Rodez, vénérable d’une Loge à Villefranche-de-Rouergue, il demeura maçon actif tout au long de sa vie, présidant la Fraternelle parlementaire.

Pierre Mendès France décide quant à lui, à la Libération, de ne pas réintégrer l’obédience. Il goûte peu que la commission d’épuration constituée rue Cadet lui demande, bien maladroitement, de prouver qu’il n’a pas collaboré alors qu’il avait choisi d’embarquer avec les plus farouches adversaires de l’armistice sur le Massilia pour continuer la lutte hors de métropole quand d’autres votaient les pleins pouvoirs à Pétain. Arrêté, condamné, il s’était évadé et avait rejoint de Gaulle à Londres dès 1942.

Daniel Meyer, ancien bras droit de Léon Blum, membre du Conseil National de la Résistance, aux commandes de la SFIO à la Libération, exclut les parlementaires qui avaient voté les pleins pouvoirs à Pétain. Plusieurs fois ministre, opposant à la politique algérienne de la France et aux dérives monarchiques des institutions de la Vème République, président du Conseil Constitutionnel, président de la Ligue des Droits de l’homme, il présidera aussi la Fraternelle parlementaire.

Guy Mollet, engagé dans la Résistance, député à la Libération, secrétaire général de la SFIO, le parti socialiste de l’époque, en 1946, futur ministre, Président du Conseil ayant le record de longévité d’un gouvernement sous la IVème République, démissionne du Grand Orient en juillet 1969, s’estimant victime de manœuvres à l’intérieur de l’obédience en vue du Congrès d’Épinay [1].

À côté de ces frères un peu hors norme, les francs-maçons continuent de s’impliquer en politique dans la reconstruction du pays. Ils avaient été plusieurs en 1920 à quitter la SFIO pour fonder le Parti communiste. Un demi-siècle plus tard, il n’en demeure aucun dans les instances dirigeantes du PCF. En revanche ils sont quelques-uns à la direction de la SFIO à participer à la création du PSA (parti socialiste autonome) qui deviendra le PSU (Parti socialiste unifié). Ils demeurent nombreux au parti radical avec des personnalités comme Pierre Mendès France ou Gaston Monnerville, premier "homme de couleur", comme on disait à l’époque, à présider le Sénat. Ils seront très présents dans la création du parti socialiste d’Épinay et dans l’entourage de François Mitterrand, même si celui-ci se méfiait de la Franc-Maçonnerie comme de toute association dont il aurait pu craindre qu’elle veuille peser sur sa conscience.


Tel est le contexte dans lequel cette nouvelle génération soixante-huitarde débarque au Grand Orient. Certains, adeptes de l’"entrisme", avaient peut-être imaginé qu’ils allaient conquérir la maison de l’intérieur comme ils s’y essayaient dans d’autres associations. C’est le contraire qui se produisit.

Fred Zeller subjugue ces jeunes. En vieux militant éprouvé, il sait que la Franc-Maçonnerie peut être instrumentalisée comme elle le fut sous l’Empire quand Napoléon imposa un Grand-Maître à son service. Elle peut faire rêver certains politiques qui imaginent qu’ils obtiendront d’elle des soutiens leur promettant la victoire de même que certains affairistes peu scrupuleux peuvent penser qu’ils gagneront dans les loges des relations leur laissant espérer des succès sonnants et trébuchants. Fred connaissait les hommes et savait estimer les dangers. Il nous fit confiance et nous la lui rendîmes avec bonheur.

Fred Zeller, bel homme, grand, au port altier, crinière blanche au vent, la main rythmant le verbe tel un chef d’orchestre, voix haut perchée et éloquent comme Léon Blum, témoignait d’une énergie sans limite. Il irradiait une force, suscitait l’empathie, passait en un instant de l’écoute attentive à la charge héroïque. Artiste peintre, dans la filiation des surréalistes et des symbolistes, proche, lors de son exil en Finlande, de Léon Trotski auquel il vouait une immense admiration, ancien dirigeant des Jeunesses socialistes, il avait l’ambition d’ouvrir grandes les fenêtres du Grand Orient.

Nous devînmes sa "jeune garde". Mai 68 allait faire souffler un vent nouveau sur le Grand Orient de France et contribuer à ce qu’il redevienne le lieu de fabrique d’idées de progrès, en amont de l’action politique. Et des idées, nous n’en manquions pas !

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[1Denis Lefebvre, Guy Mollet et la Franc-maçonnerie, Autour du congrès d’Épinay, manuscrit inédit communiqué par l’auteur.



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