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P. Kessel : "Un combat historique : l’entrée des femmes au Grand Orient" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 1er février 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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Comment nous Francs-maçons, combattants de toutes les libertés, ennemis de tous les racismes, de tous les apartheids, de toutes les ségrégations, Croisés de l’égalité des droits, pouvions-nous tolérer qu’en notre sein les femmes soient ostracisées ? La question de l’entrée des femmes au Grand Orient de France constituait le véritable serpent de mer des Convents. À plusieurs reprises les assemblées générales avaient repoussé, parfois de quelques minuscules voix, cette incontournable réforme. Mais elle semblait demeurer en suspens. Ce n’était qu’une question de temps. Les femmes bouleversaient le monde. Le monde bouleverserait la Franc-Maçonnerie. Le débat finit par se rouvrir. Les échanges fraternels n’en étaient pas moins vifs.

Les partisans de la masculinité répondaient aux partisans de l’entrée des femmes qu’ils n’avaient qu’à s’affilier au Droit Humain, l’obédience mixte née en 1901 de l’initiation d’une femme, Maria Deraismes, à la loge Les Libres Penseurs. L’argument trouvait vite sa limite car le Droit humain travaille exclusivement au rite écossais et est organisé de façon pyramidale, les loges étant de fait placées sous l’autorité des grands sages du Suprême Conseil. Au Grand Orient les loges sont souveraines et nous n’étions pas disposés à troquer ce principe démocratique contre l’acceptation des femmes. Sur le fond nous plaidions que l’universalisme ne se divise pas. La démocratie ne se divise pas.

Le Grand Orient avait combattu la ségrégation partout dans le monde et dénoncé la maçonnerie anglo-américaine qui refusait aux États-Unis, à New York comme en Afrique du Sud, l’entrée de ses temples aux hommes noirs de peau. Comment accepter que nos loges puissent continuer d’interdire leur entrée à l’autre moitié de l’humanité ?

Quels étaient les arguments des partisans du statu quo ? Certains, hautement spiritualistes, affirmaient que la femme par ses propres cycles ne pouvait accéder aux secrets de la tradition ! L’homme solaire, la femme lunaire - même si les Mésopotamiens d’où viennent nombre de nos mythes considéraient l’astre de la nuit comme masculin - relèveraient de natures différentes et donc de rites initiatiques différents. Les rites et les mythes ont ceci de merveilleux qu’il est possible de leur faire dire à peu tout et son contraire. À ceux qui affirment que la femme ne serait pas initiable, rappelons que dans nombre de traditions de l’Antiquité, c’est elle l’initiatrice, Vénus de la Préhistoire, Isis, Nout, Marie, qui donnent la lumière ou la vie !

Pour d’autres opposants plus pragmatiques, la présence de femmes modifie le comportement des hommes entre eux. La sexualité revient par où ils croyaient l’avoir chassée. Le désir éventuel trouble les consciences et ces frères auraient quelques difficultés à maîtriser leur libido. Peut-être craignent-ils en secret l’invasion de sœurs succubes venant la nuit s’emparer du corps et de l’esprit de frères désarmés ?

La seule chose certaine à l’expérience est qu’une assemblée mixte est réellement différente. La présence des femmes modifie sans aucun doute les comportements. On ne peut empêcher des hommes mais aussi des femmes de chercher à séduire, à paraître. Mais de tels comportements n’existent-ils pas également dans les loges non mixtes ? À quoi bon d’ailleurs tendre vers une maîtrise qui n’intégrerait pas aussi les pulsions sexuelles ?

Étonnamment, une opposition déterminée viendra d’une partie des femmes elles-mêmes, d’un féminisme radical ayant vu le jour dans les amphithéâtres universitaires. Je me souviens à Nanterre des réunions du MLF (Mouvement de Libération des femmes) absolument interdites aux hommes, ce que nous tentions de contester au nom de la revendication commune : égalité hommes-femmes. Celles-ci répondaient qu’entre elles les femmes parlaient plus facilement et se libéraient des relations de domination imposées par les hommes. Ce qui était vrai. Des esprits moqueurs faisaient remarquer que le départ des hommes n’empêchait pas la constitution de nouvelles relations de domination, entre femmes cette fois ! Et les hommes avaient montré qu’ils pouvaient être pleinement solidaires de la lutte des femmes à travers les actions que nous menions avec le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC).

Une évolution du même type se fait jour à la Grande Loge Féminine de France, l’obédience féminine, plus traditionaliste que le Grand Orient, plus ouverte sur la société que la Grande Loge masculine. Créée en 1952, l’obédience féminine s’est installée au cœur du panorama maçonnique grâce aux travaux de qualité de ses loges. Un courant féministe radical s’y développe dans les années 1995, avec pour fer de lance le combat pour la parité. Les sœurs la revendiquent entre hommes et femmes à l’Assemblée Nationale, dans toute la fonction publique et dans tous les secteurs de la vie sociale, dans les conseils d’administration des entreprises. Partisane d’une stricte égalité des droits et des devoirs entre tous les citoyens quels que soient leur couleur, leurs origines ou leur sexe, notre jeune garde ne peut accepter en l’état cette proposition qui ouvrirait la voie à une forme de communautarisme.

Certes, il faut prendre une initiative pour faire bouger les choses et pour que les femmes puissent entrer pleinement dans la vie économique et politique, à égalité de droit avec les hommes. Mais la perspective de quotas contredit fondamentalement le principe d’universalisme consubstantiel à la République. Demain, les Noirs, les Jaunes, les Juifs, les Bouddhistes, les athées, les homosexuels, les transsexuels, les chauves, les géants, les nains, pourront réclamer à leur tour une reconnaissance spécifique avec des quotas et puis des dérogations à la loi commune en attendant plus tard des droits spécifiques.

Mes arguments, il est vrai on the border, avaient le don d’irriter les plus déterminées des frangines pour qui n’être pas avec elles signifiait être contre. Les échanges étaient intellectuellement chauds avec les redoutables et brillantes débatteuses qu’étaient Anne Legal et ses amies, en particulier celles de la loge Eleuteria dont je fréquentais régulièrement les travaux passionnants. Une loge qui donnait parfois le tournis au Conseil fédéral de l’obédience féminine, ainsi lorsqu’elle décida de remplacer le terme de fraternité par celui de sororité. Sous le feu de la bataille des mots, la bataille du sens.

Le cadre maçonnique permettait un véritable débat entre nous, ce qui était impensable à l’extérieur. Les sœurs répondaient que les femmes ne constituent pas une communauté mais la moitié de l’humanité qui devait être reconnue en tant que telle.

Dans le camp des opposants à l’entrée des femmes au Grand Orient, il faut évoquer ceux, hommes et femmes, qui craignent l’éventuel regroupement des obédiences et la réduction du nombre de fonctions électives. Perspective inquiétante pour celles et ceux qui confondent les cordons avec la quête de sagesse.

Mais dans les années soixante-dix, pour les jeunes maçons que nous sommes, aucun de ces arguments ne peut être retenu alors que nous sommes engagés en faveur de la contraception, de l’IVG, impliqués à démanteler les murs des injustices, en premier lieu, celui des inégalités entre hommes et femmes.

Les loges du Grand Orient n’acceptent pas d’initier des femmes ni même de recevoir en visiteuses les sœurs des obédiences féminines et mixtes tandis que les loges de la Grande Loge Féminine, invitent les maçons hommes à toutes leurs réunions ! La situation est pire à la Grande Loge de France, obédience masculine qui, à l’époque, tolère les sœurs au déjeuner à condition qu’elles quittent ses locaux à partir de 17 heures.

L’inégalité est criante. Nous le disons haut et fort à l’occasion des réunions des Congrès régionaux et des Convents. Parfois avec maladresse, ce qui suscite l’inquiétude des gardiens de la tradition qui agitent la menace d’une scission du Grand Orient et nous promettent son isolement dans le concert des grandes obédiences mondiales. L’argument est de taille. La peur convainc parfois mieux que la raison même dans la maison de Voltaire. Et de fait, il nous faudra gérer cette véritable révolution sans prendre le risque d’un éclatement de l’obédience.

Les Loges vont se passionner pour le débat, les uns faisant valoir la tradition et les autres le progrès. [...]

Avec le temps il apparaîtra que l’affrontement n’est pas une bonne méthode. Le statu quo était insoutenable. La scission serait dévastatrice. Il n’était plus possible de conserver une masculinité du Grand Orient, au demeurant inscrite dans aucun texte. Il n’était pas possible d’imposer la mixité aux Loges qui ne le souhaitaient pas. Il nous fallait nous battre sur deux fronts : face aux conservateurs qui refusaient toute ouverture aux femmes, face aux jusqu’au-boutistes de la mixité, prêts à assumer le risque de l’éclatement du Grand Orient et avec lui l’affaiblissement de la liberté de conscience dont il est le fer de lance.

La politique du tout ou rien ne conduit nulle part. L’heure n’est donc pas venue de l’initiation des femmes rue Cadet, mais en revanche une étape intermédiaire semble accessible : permettre aux loges du Grand Orient qui le souhaitent de recevoir les sœurs des autres obédiences à l’occasion de leurs tenues. Je déposerai un vœu en ce sens devant l’assemblée générale de 1976, vœu qui sera définitivement adopté l’année suivante. Désormais les Loges sont libres d’accueillir les femmes maçonnes quand elles le voudront à leurs travaux. Libres à elles d’en débattre en interne et de voter. C’est un petit pas pour la mixité mais un grand pas pour le Grand Orient. Un verrou a sauté qui donne satisfaction à tous : les conservateurs opposés à toute évolution peuvent continuer à travailler entre hommes tandis que les autres se réjouissent de pouvoir échanger avec l’autre moitié de l’humanité.

L’évolution sera rapide. Certaines loges appliqueront ce droit de visite des sœurs à quelques tenues exceptionnelles. De nombreux ateliers vont régulièrement ouvrir leurs réunions aux sœurs. D’autres vont opter pour des travaux communs, à quelques reprises dans l’année, entre loges masculines et féminines. Et, juste retour des choses, certaines Loges de la Grande Loge Féminine de France vont décider de fermer les portes de leurs temples aux frères des ateliers qui ne reçoivent pas les sœurs. [...]

Au Grand Orient, en dépit d’une forte tradition légitimiste, des loges rêvent de passer en force et d’initier des femmes comme l’avait fait Georges Martin à la fin du XIXème siècle, acte à l’origine de la création du Droit Humain. Partisans et opposants de l’entrée des femmes imaginent d’astucieuses modifications du règlement général pour faire avancer leur cause sans l’afficher clairement. L’assemblée générale rejette ainsi une proposition des opposants à l’entrée des femmes affirmant que le Grand Orient est masculin, ce que ne stipule aucun document fondateur ni la Constitution ! Dans l’autre sens, le Convent repousse pour vice de forme un vœu déclarant que le Grand Orient refuse toute discrimination du genre.

Cette bataille historique est finalement gagnée, grâce à la témérité, à l’intelligence et aussi à la malice de Frères parmi lesquels je veux citer tout particulièrement Alain Simon, un frère cultivé, intelligent, dévoué au Grand Orient et à ses principes, qui aurait fait un excellent Grand-Maître si les petites intrigues de salon n’en avaient décidé autrement.

Une légendaire histoire de la Franc-Maçonnerie contée aux enfants écrira que cette bataille de l’entrée des femmes au Grand Orient fut emportée par un Convent courageux ou par un Conseil de l’Ordre audacieux. Il n’en est rien. Le législatif, divisé depuis des décennies, reportait la décision. L’exécutif renvoyait au Convent. Enjamber les lignes de fracture n’est jamais facile. Il avait déjà fallu toute la ténacité du Grand-Maître Frédéric Desmons, ancien pasteur, pour faire passer en 1877 l’abandon de la référence obligée au Grand Architecte de l’Univers, ce qui valut au Grand Orient l’excommunication de la Franc-Maçonnerie anglo-saxonne auto-proclamée régulière. Ce fut sa chance. Il est des excommunications qui valent mieux que des adoubements.

L’astuce viendra d’une approche juridictionnelle nouvelle, la Cour de cassation ayant en effet jugé en 2002 que dans une association aucune autre condition que celles figurant explicitement dans les statuts ne pouvait être opposée à une adhésion. Or, comme le souligne Alain Simon, les statuts du Grand Orient de France ne mentionnant nulle part la condition de masculinité pour l’admission, tout refus d’une personne en raison de son genre constituerait donc une discrimination punie par la loi.

À la fin des années 90, la Loge Joachim Delgado avait été exclue pour avoir initié une femme. Entre le 24 mai et le 4 juin 2008, six sœurs étaient reçues comme apprenties par cinq loges, Combats, l’Échelle humaine, Saint-Just, Prairial, La ligne droite. En 2008, le Convent refuse à 51% des voix la liberté d’initier des femmes. Mais il rejette à 64 %, la masculinité ! La démocratie donne le sentiment de s’effondrer sur elle-même, aucune solution ne semblant pouvoir sortir du débat et du vote. En revanche les menaces de scission ressurgissent. Telle n’est pourtant pas la culture maçonnique qui cherche toujours la conciliation à la condition de ne pas sacrifier ses principes. La justice maçonnique est saisie, la situation semble bloquée et le dossier devient trop complexe pour être relaté ici par le détail.

Dans la foulée, le Conseil de l’Ordre prend acte du changement d’état civil du frère Olivier, membre du Grand Orient depuis 1992, devenu Olivia, et annonce sa régularisation. Vénérable de sa loge lorsqu’il était homme, il sera réélu à cette charge comme femme.

Dès lors, des loges demandent à la Justice maçonnique de se prononcer sur la régularité de l’initiation des femmes. Celle-ci déclare la régularité de l’initiation de six sœurs. Le Conseil de l’Ordre, sous la présidence de Pierre Lambicchi, après avoir annoncé qu’il va exécuter la décision comme le règlement général le lui impose, interjette en appel. Le Convent, la Justice maçonnique, le Conseil de l’Ordre s’affrontent sans qu’aucune instance ne soit unanime en son sein. Le dialogue devient impossible. De multiples procédures d’empêchement sont entreprises. Des membres du Grand Orient créeront une association pour un Grand Orient de France masculin qui entreprend une procédure en justice devant le Tribunal de grande instance de Paris. La Cour d’appel de Paris validera la décision de la justice Maçonnique. Certains tentent de manipuler des journalistes contre le président de la Justice maçonnique. Les dés ont roulé.

Fin 2018, les 1340 loges du Grand Orient comptaient 52 818 membres dont 4085 sœurs. Le Grand Orient n’était pas devenu mixte mais, ainsi que je l’avais toujours souhaité, les loges étaient désormais libres d’initier des sœurs. Le temps fera son œuvre. La bataille des idées eût été plus facile si des sœurs de la Grande Loge féminine avaient relayé notre engagement universaliste en revendiquant la possibilité pour des frères de s’affilier à une de leurs loges. Mais telle n’était pas leur priorité ! Pour la petite histoire, je peux révéler que, dans un souci d’équité, j’avais dès les années 80, présenté ma candidature à un atelier de la Grande Loge Féminine. Il y avait de ma part un peu de provocation mais j’étais convaincu que l’engagement universaliste devait être porté par des maçons des deux sexes. La réponse ne m’est toujours pas parvenue !

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Voir aussi le dossier Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, par Patrick Kessel (L’Harmattan, 2021) dans Livres dans Culture
dans la Revue de presse la rubrique Mixité (note du CLR).


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