Contribution

Travail social et laïcité : un enjeu de société pour un destin commun ! (G. Chevrier)

par Guylain Chevrier, docteur en histoire, enseignant et formateur en travail social, vice-président du Comité Laïcité République. 15 novembre 2018

La laïcité est presque chaque jour sur la sellette, sujet brulant de l’actualité qui ne laisse pas indemne le travail social. Celui-ci est aujourd’hui bousculé par la montée des affirmations identitaires, avec de plus en plus de difficultés pour les établissements et services sociaux face à des manifestations d’appartenance religieuse des personnels qui viennent télescoper les droits des personnes accompagnées, mais aussi mettent à mal le travail social lui-même.

Un travail social qui intervient, à travers de nombreuses politiques sociales, dans la réparation des situations que connaissent certaines personnes socialement fragilisées, selon diverses problématiques, de la protection de l’enfance au handicap en passant par la lutte contre les exclusions. C’est un travail permanent de la société sur elle-même, une intervention directe sur le lien social, dont la portée est essentielle pour notre cohésion sociale, pour notre démocratie. Cette action qui est porteuse se missions publiques, se réalise par l’entremise d’une large majorité d’établissements sociaux et médico-sociaux associatifs et donc, à caractère privé. Ces établissements privés associatifs, s’ils relèvent du Code du travail comme l’entreprise, remplissent des missions qui s’inscrivent dans le cadre de politiques publiques, que sont les politiques sociales, et accompagnent des personnes, ce qui distingue nettement ces établissements des entreprises marchandes. Il a d’ailleurs longtemps été acquis pour ce secteur d’activité en raison de cette spécificité, une neutralité professionnelle des personnels, ne manifestant pas leurs opinions ou croyances, spécialement par des signes extérieurs d’appartenance. Cette neutralité s’inscrivait dans une conception de la distance professionnelle respectueuse des personnes, conçue comme étant seule à même de garantir l’impartialité de l’action menée.

Pour autant, avec un personnel de plus en plus inscrit dans une diversité des identités issue de l’immigration, certains travailleurs sociaux en viennent à penser comme légitime de manifester de façon ostensible leur appartenance culturelle ou religieuse, en le justifiant par le caractère privé des établissements où ils travaillent. Ce qui évidemment ne peut que questionner la distance professionnelle et un principe de laïcité qui, s’il ne s’applique pas directement dans ces établissements puisqu’ils sont privés et ne relèvent pas du droit de l’Etat, s’y applique entre autres indirectement, à travers le respect de la liberté de conscience des publics auprès desquels ils interviennent, ce que l’on oublie allègrement.

Comme le rappelle un dossier consacré à la laïcité dans la Gazette Santé-Social de décembre 2008, le principe de laïcité est largement méconnu des travailleurs sociaux, pourtant il s’applique largement, au domaine du travail social. On y rappelait que si l’initiative privée, y compris religieuse, a joué un rôle non négligeable dans le développement du travail social, ce dernier s’est constitué au travers de l’émancipation de l’Etat de la tutelle religieuse. Une réflexion qui incitait à considérer comme de première importance le fait de revenir, dans la formation des travailleurs sociaux, sur ce principe essentiel constitutif de l’Etat et de la philosophie des services publics, des politiques publiques. Ce dossier soulignait que « Les professionnels connaissent souvent mal les règles qui s’appliquent à leurs propres croyances et à celle des usagers ».

Il y a donc un fort enjeu d’appropriation de ces références, pour les acteurs du travail social. C’est d’autant plus vrai, que dans le projet d’accompagnement des mineurs en danger ou des adultes en situation d’exclusion sociale, de handicap, la question de l’intégration sociale et professionnelle passe par l’inscription de chacun dans un cadre de valeurs et de normes sociales, qui constituent un socle commun à partir duquel faire société. Les principes constitutifs de notre République, et tout particulièrement celui de la laïcité, sont ainsi au cœur des enjeux de l’action menée dans ce secteur auprès de ses usagers. La loi 2002-2 du 2 janvier 2002, qui fixe les droits des usagers des établissements et service sociaux et médico-sociaux, fait de l’exercice de leur citoyenneté un objectif central. C’est la conséquence de la volonté politique qu’ils soient des membres de la société comme les autres, malgré les difficultés auxquelles ils s’affrontent. Devenir des citoyens à part entière est une condition impérieuse de leur autonomie, facteur d’émancipation et de dépassement de leurs diverses problématiques sociales.

Mais comment parvenir à ce but si les travailleurs sociaux eux-mêmes ne respectent pas les principes sur le fondement desquels ils agissent auprès des publics concernés ? On voit dans des clubs de prévention des travailleurs sociaux aller vers les publics de quartiers prioritaires, où la concentration de population immigrée est la plus forte, en affichant leur croyance religieuse, sous prétexte de s’appuyer sur une même identité pour construire la relation avec l’autre. Mais c’est d’emblée écarter ceux qui ont une autre opinion ou croyance, et donc rompre avec la mission généraliste qui leur est confiée. Et comme service public, car les clubs de prévention sont financés par les Conseil départementaux pour l‘essentiel et s’inscrivent dans les missions de l’Aide sociale à l’enfance, rompent avec la stricte neutralité à laquelle ils sont tenus L’action menée se trouve privatisée par la dimension identitaire. Une démarche d’assignation des publics concernés qui contredit toute distance professionnelle et encourage la dimension communautaire, contrairement à une intégration sociale bien comprise, pourtant si capitale aujourd’hui pour bien des jeunes des quartiers dans le contexte de risque de radicalisation.

Autre exemple, comment une jeune fille mineure enceinte, accueillie dans un établissement social dans le cadre d’un placement d’enfant en danger, pourrait aller se confier à son éducatrice si celle-ci exprime par un signe ostensible son appartenance à une religion ? L’appartenance religieuse affichée de son éducatrice brouillera nécessairement la confiance sur laquelle se construit le lien éducatif. Sans présumer des intentions du travailleur social manifestant son appartenance religieuse, il n’est un secret pour personne que les religions sont peu enclines à encourager le libre choix de la grossesse, la contraception ou l’IVG, voire encore l’usage du préservatif. Le travailleur social, par sa manifestation ostensible d’appartenance à une religion, qu’il le veuille ou non, met là un frein la liberté d’accès de l’usager à une écoute et des informations essentielles, qui conditionnent sa liberté de choix. On voit combien le respect de la liberté de conscience des usagers, de leur liberté tout court, passe par la neutralité de ceux qui les accompagnent. Il arrive que certains travailleurs sociaux refusent des missions de prévention santé-sida- conduites à risques, en y opposant leur conviction religieuse. Ils mettent ainsi en cause leur fonction même d’information et de protection auprès des personnes concernées, jusqu’à ici mettre à mal leur sécurité, leur santé.

Au regard de ces situations qui se multiplient, on doit garantir le rôle d’acteur de droit du travailleur social en faisant respecter cette distance, cette réserve, cette neutralité professionnelle. Le travailleur social peut avoir des convictions contraires à certains aspects des missions auxquelles il participe, c’est son droit, mais cela relève strictement de la sphère privée et ne doit donc en aucun cas interférer dans son rôle auprès des personnes qu’il accompagne. C’est d’ailleurs un principe reconnu par la jurisprudence.

L’usager peut exprimer librement ses convictions ou croyances, prises comme l’une des dimensions à travers lesquelles il se construit, dans les limites ou cela ne s’oppose pas à son projet d’intégration sociale ni au bon fonctionnement de l’établissement qui l’accompagne. Le travailleur social, lui, agit selon le respect des droits de l’usager mais aussi d’une déontologie. Sa position d’« autorité » dans l’action, d’ascendant au regard de sa fonction, de guide, peut générer une certaine influence sur celui qu’il accompagne. Aussi, les manifestations ostensibles d’appartenance religieuse le concernant doivent être proscrites, pour préserver l’autonomie de décision de l’usager au regard de ses choix les plus intimes. Comme le rappelait, dans son ouvrage Survivre, Bruno BETTELHEIM [1], par opposition au mot « aliénation », « le mot « autonomie » contient les notions de liberté, d’indépendance, d’autodétermination. Une dimension qui fonde pour le travailleur social sa posture professionnelle. Cette posture participe d’une attitude de bienveillance dans l’accompagnement de l’usager, qui ne devrait en aucun cas être négociable.

Aucune société qui a l’ambition l’égalité des individus en droit, ne peut laisser s’installer un droit à géométrie variable selon les différences des uns et des autres, au risque de division dont le prix à payer est très cher, celui de la fragmentation sociale avec tous les risques que cela peut entrainer. Le premier étant la fin de toute idée de l’intérêt général, et le second, une désunion des forces sociales qui garantissent les acquis sociaux sur lesquels le travail social repose, ainsi que les droits des personnes, la citoyenneté elle-même. C’est la liberté de chacun qui est mise en péril si l’égalité entre les citoyens est rompue. On peut voir ici comment le rôle du travail social auprès des personnes qu’il concerne est essentiel, et doit respecter certains principes fondamentaux en dehors desquels, c’est notre cohésion sociale elle-même qui se trouve en péril et l’intérêt des personnes accompagnées.

On ne peut d’ailleurs que s’inquiéter des derniers propos du Président de la République sur ce sujet, puisqu’il avance vouloir modifier la loi de séparation des Eglises et de l’Etat pour créer les conditions de "mieux contrôler" l’islam de France. Autrement dit, d’ouvrir une Boite de Pandore, puisque ce serait la porte ouverte à toutes les dérogations à cette loi si essentielle qui garantit la souveraineté de l’Etat et donc des citoyens, au regard des Eglises. On connait historiquement où mène l’absence de séparation stricte entre le religieux et le politique, au risque de leur affrontement.

J’ai coordonné un ouvrage qui fait le point sur cette question, en revenant sur ce qu’est le principe de laïcité en lien avec le travail social, comment il émancipe, quelles sont les grandes questions d’actualité qui lui sont posées. Intitulé “Laïcité, Émancipation et travail social”, dans la collection BUC Ressources de l’éditeur L’Harmattan, il traite ce sujet à travers différentes réflexions de personnalités que j’ai été amené à faire intervenir, lors de manifestations auprès des travailleurs sociaux sur ce sujet.

J’en ai réalisé la première partie, avec les contributions de Jean-Louis Auduc, Directeur honoraire des études à l’IUFM, Université paris Est Créteil, Ghaleb Bencheikh, Essayiste,Président de la Conférence mondiale des religions pour la paix, Abdennour Bidar, Philosophe, initiateur de la Charte de la laïcité à l’école, Gilles Bouffin, ancien Directeur général de l’association Moissons Nouvelles, Jean-François Chalot, Militant d’éducation populaire et Secrétaire national du CNAFAL association familiale laïque, Claude Gabriel Ruche, formateur et Directeur de l’association Le Contrat social , Alain Seksig, Inspecteur de l’Education nationale, ancien coordinateur de la mission laïcité du Haut Conseil à l’Intégration, Annie Sugier. Présidente de la Ligue du Droit international des femmes.

Guylain Chevrier
Docteur en histoire, formateur et enseignant, consultant.
Ancien membre de la mission laïcité du Haut Conseil à l’Intégration.
Educateur spécialisé.
Vice-Président du Comité Laïcité République.

Voir aussi 15 nov. 18 Conférence “Laïcité, Émancipation et travail social” par Guylain Chevrier (CLR IdF, Paris, 15 nov. 18) et Travail social : des pistes pour un destin commun.

[1BETTELHEIM Bruno, Survivre, Robert Laffont, page 408.


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