Pierre Vermeren, universitaire, agrégé et docteur en histoire. 21 septembre 2020
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"La guerre et l’esclavage appartiennent de manière continue à la longue histoire des sociétés humaines. Il faut un très haut niveau de civilisation et de conscience morale, allié à la reconnaissance de la personne humaine, pour les faire disparaître. Que l’on en juge : selon la Fondation Walk Free, il subsiste en 2016 près de 46 millions d’esclaves dans le monde, dont la moitié en Asie (Chine, Inde et Pakistan) et près d’une autre en Afrique, au Sahel notamment. Les sociétés de la péninsule Arabique sont également concernées.
L’Europe n’en est pas totalement exclue : des groupes criminels (nigérians, chinois ou des Balkans) y récupèrent à leur arrivée des migrantes, légales ou clandestines, pour les réduire en esclavage sexuel sous peine de mort en cas de fuite. Par ailleurs, le sort des travailleurs clandestins à vélo qui sillonnent nos métropoles pour livrer des repas - parfois discrètement associés à des stupéfiants - pour quelques euros comme celui des filles des usines d’abattage pornographique de Californie et d’Europe centrale s’apparentent à bien des égards à de la servilité, fût-elle temporaire.
Au début de l’histoire du christianisme, saint Paul proclame que tous les hommes sont égaux devant Dieu, qu’ils soient libres ou esclaves, hommes ou femmes, de toutes races et cultures. Puis la notion de personne se construit dans la chrétienté médiévale. Ce fut l’entaille qui désagrégea au terme d’un long cheminement la société esclavagiste romaine. Cette idée a peu à peu mis fin à l’esclavage dans les nations chrétiennes. La régente du royaume des Francs Bathilde interdit la traite et l’esclavage au milieu du VIIe siècle. Mais le passage de l’esclavage au servage renouvelle les formes de la dépendance. Servage et servitude réelle sont abolis par un édit de Louis X le 3 juillet 1315 : « Le sol français affranchit l’esclave qui le touche. » L’esclavage n’en renaît pas moins dans des colonies de plantation au XVIIe siècle, loin de la métropole, mais sous souveraineté française.
Au VIIe siècle, l’islam a proclamé, non pas l’abolition de l’esclavage, mais l’affranchissement des esclaves convertis à l’islam. Or la conversion rapide des esclaves menace les économies de la péninsule Arabique et des régions conquises. Cela pousse le deuxième Calife, Omar, à assouplir le principe général. Mais surtout, au moment où l’ancien Empire romain christianisé s’éloigne de l’esclavage, les mécanismes de la traite « arabe », plus sûrement islamique, se mettent en place : il s’agit de faire converger vers les empires islamiques des esclaves en provenance du sud, de l’ouest et du nord.
Schématiquement, soldats et concubines (mamelouks et circassiennes) viennent du nord, c’est-à-dire de la Méditerranée au Caucase, tandis que les domestiques - parfois aussi des soldats - viennent d’Afrique. Cette traite millénaire aurait commencé en 652 quand le général Abdallah Ben Sayd, vingt ans après la mort de Mahomet, demande à un souverain de Nubie (l’actuel Soudan) la fourniture de 350 esclaves par an. La vallée du Nil demeure pendant treize siècles une des principales voies de transit des esclaves d’Afrique vers les empires islamiques méditerranéens ou orientaux.
La route maritime de l’océan Indien, tenue par les commerçants et les marins du sud de la péninsule Arabique, est certainement la plus fournie. Mais quatre routes transsahariennes ont été continûment exploitées : outre la vallée du Nil, la route de Tripoli de Barbarie (actuelle Libye) au départ du lac Tchad, et au départ de Tombouctou, les routes d’Alger-Tunis et de Sijilmassa-Marrakech. Les Français ont fermé le marché aux esclaves de la région à Marrakech en 1912.
Au total, trois grandes traites ont pillé l’Afrique d’une partie de ses forces vives pendant un millénaire. La plus méconnue, à cause d’une documentation lacunaire, est celle interne à l’Afrique subsaharienne. Les historiens estiment qu’elle a touché plus de 10 millions de personnes. Les deux autres sont documentées par les registres des marchands. La traite transsaharienne, qu’on a évoquée, se dirige vers le Nord musulman, et la traite occidentale vers les Amériques. La traite atlantique a déporté en trois siècles 14 millions d’hommes et de femmes, et la traite dite « arabe » 17 millions en près de treize siècles. En moyenne, la première aurait concerné 46.000 personnes par an pendant 300 ans et la deuxième plus de 13.000 personnes par an pendant 1260 ans.
Les manifestations qui se déroulent dans les grandes villes occidentales et sur les réseaux sociaux depuis la mort de George Floyd, fin mai 2020, disent la prégnance de l’histoire de la traite occidentale dans les milieux activistes et intellectuels des États-Unis, des Antilles et d’Europe occidentale. Cette prégnance trouve un écho dans les universités d’Occident et d’Afrique, où de nombreux étudiants, chercheurs et laboratoires se consacrent à cette douloureuse séquence historique.
Cela s’explique par la présence de 70 millions d’habitants noirs descendants de ces esclaves aux Amériques, ainsi que par la migration de quelques millions d’entre eux des Caraïbes vers l’Europe occidentale depuis les années 1960. Vivant dans des sociétés perçues comme postcoloniales, percluses d’une culpabilité postchrétienne, des militants et leurs sympathisants en dressent le procès : la traite et le travail des esclaves ont enrichi l’Occident, il lui appartient donc d’indemniser les descendants de ses victimes. Cette thèse feint de méconnaître que la grande croissance de l’Occident date de son industrialisation, qui est postérieure. Et seule l’histoire de la traite occidentale attire leur courroux.
Il serait en effet douloureux, voire dangereux, de s’interroger sur les mécanismes réels des traites, quant à leurs responsabilités partagées en Afrique et dans le monde musulman. Ce blocage politique et intellectuel remonte au temps du panafricanisme, au début du XXe siècle, quand une poignée de Noirs américains et de colonisés d’Afrique ont sympathisé en Europe. Cela remonte en outre à la lutte commune des années 1950 et 1960 contre les colonialismes français et britannique, associant Africains du Nord et Africains du Sud, jusqu’à la naissance de l’OUA en 1963.
De rares chercheurs et universitaires s’y sont pourtant risqués : Tidiane N’diaye, chercheur franco-sénégalais, a publié Le Génocide voilé (Gallimard) en 2008, tirant le fil de la mémoire oubliée de la traite transsaharienne. Il rappelle des éléments d’évidence : la traite transsaharienne, par son ampleur, aurait dû donner lieu à un peuplement noir des empires musulmans. Or il se limite à 1 million de personnes au début du XXIe siècle. De 20 à 30 % des esclaves convoyés à pied à travers le Sahara sont morts de cette longue marche ; et trois à quatre Africains étaient tués en aval pour sélectionner un captif (les royaumes musulmans africains alliés des marchands arabo-berbères menaient des expéditions annuelles coûteuses et meurtrières en vies humaines pour capturer des esclaves).
Enfin, les captifs, une fois parvenus en Méditerranée, dans les capitales arabes et jusqu’en Inde, étaient castrés dans des ateliers spécialisés n’évitant pas une mortalité considérable. Et les survivants ne se reproduisaient plus. Le résultat est la disparition « génocidaire » de cette masse humaine, dont les descendants ne sont plus là pour demander des comptes.
La culpabilité n’étant pas un sentiment partagé en terre d’islam, où l’opinion commune considère que Dieu a voulu ce qui advient, la mémoire de cette longue traite assassine s’est volatilisée. Il n’y a qu’en Mauritanie - où l’esclavage, aboli en 1980, se perpétue - et au Sénégal que la question de l’esclavage reste douloureuse : des voix s’élèvent pour demander des comptes. Mais diviser la communauté des croyants (la Fitna) est considéré en islam comme le pire des péchés, et les imams salafistes envoyés du Golfe ne cessent de le rappeler.
Au demeurant, comment les défenseurs du tiers-monde, qui ont longtemps porté aux nues le grand penseur arabe du XIVe siècle, Ibn Khaldoun, « l’inventeur de la sociologie », pourraient-ils reconnaître ses propos infamants : « Les nations nègres sont en règle générale dociles à l’esclavage parce qu’elles ont des attributs tout à fait voisins de ceux des animaux les plus stupides » ? Et comment les Africains de l’Ouest, qui demandent des comptes à l’Occident pour son passé esclavagiste, pourraient-ils reconnaître la responsabilité de certaines populations noires riveraines du Sahara, et côtières de l’Atlantique, qui pendant des siècles, ont vendu et échangé des millions d’hommes et de femmes capturés dans la brousse aux Arabes au Nord et aux Européens sur la côte - ceux-ci sortant peu de leurs comptoirs ? « Qui ne peut pas oublier ne peut pas vivre avec les autres », énonce un proverbe du Burundi. Une sagesse qui ne semble pas partagée par les porteurs occidentaux de la mémoire de l’esclavage."
Lire « Traites des Noirs et esclavage, la mémoire hémiplégique ».
Voir aussi la rubrique Esclavage (note du CLR).
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales