27 novembre 2015
"L’action sur le sol français de combattants sacrifiant leur vie est l’aspect le plus nouveau des derniers carnages parisiens. Depuis longtemps routine en Irak, au Liban ou en Inde, ce mode opératoire destiné à provoquer le maximum de victimes constitue l’un des aspects les moins compréhensibles de cette guerre très particulière. Le mélange d’incrédulité et d’effroi que suscite ces sacrifices criminels explique la difficulté de bien les nommer. Impropre, le terme de « kamikazes » : ils visaient des objectifs militaires et n’étaient pas toujours volontaires. Celui de suicide aussi : un règlement de compte personnel violent mais inoffensif pour les autres. D’où la tentation de se raccrocher à des explications hors de la raison. Des malades : « fous », « détraqués », « déséquilibrés ». Des chômeurs dépressifs. Des « victimes » qui proclament leur désespoir. Des « humiliés » qui se vengent. Ou, l’imagination se mêlant au pédantisme, des « nihilistes » qui « aiment la mort ».
Cette difficulté a comprendre des profils qui n’ont pourtant rien de nouveau montre à quel point l’Europe sécularisée a oublié « l’emprise formidable que la religion a sur les gens » dont parlait encore Michel Foucault en se pâmant sur « l’énergie » de la révolution iranienne de Khomeiny. Nos sociétés qui ne cessent de célébrer l’« altérité » sont en fait très ethnocentriques, incapables de la repérer quand elle est trop différente. Elles ne voit pas que l’emprise religieuse peut rester un principe de vie. Etre depuis longtemps sortie de la religiosité empêche d’en comprendre les ressorts puissants, qui déterminent les comportements dans nombre des parties du monde. La fascination pour Candy Crush et Nabila n’aide pas à imaginer que l’on puisse se consacrer à plus que soi et ses petits plaisirs. Et se sacrifier ici pour une promesse dans l’au-delà. De bonne foi.
L’Europe a connu cela. L’âge du religieux. Pour le meilleur et pour le pire. Les guerres de religion. On utilisait alors l’appellation que se donnent aujourd’hui les auteurs des carnages de l’Etat islamique : « martyrs ». Nous sommes simplement atteints par les répercussions de cette terrible guerre de religion interne à l’islam qui essaime partout. Une fraction du sunnisme, surenchère puriste issue du wahhabisme saoudien, s’est donnée comme modèle nostalgique la fulgurante progression par le glaive et les conversions forcées du Califat des Abbassides. On peut trouver « délirant » et « barbare » le programme de l’Etat islamique : mettre fin par la violence au règne des « mécréants », « apostats » et « croisés » manipulés par les juifs pour que règne enfin partout le vrai islam. Mais c’est un fait politique qui nous concerne parce que certains chez nous y croient et se sacrifient pour lui. « Nous avons été endormis par l’idée confortable que ces rivalités entres branches de l’islam ne concernait que les pays musulmans, en oubliant la question des musulmans d’Europe », expliquait Hubert Védrine. Qui pronostiquait : « Une plus grande lucidité va s’imposer ».
La lucidité progresse. On ne prend plus au sérieux ces faux experts qui expliquaient encore récemment que le djihad n’était qu’une « guerre que l’on mène en soi pour atteindre la paix intérieure dans la confiance de Dieu ». François Hollande n’invoque plus, tel un commentateur météo, le « danger du terrorisme », mais parle désormais de « djihadistes ». Et les fameuses « Fiches S » des services de police ciblent l’« l’islam radical ». Mais sans toujours savoir à partir de quand s’inquiéter. Après le Bataclan, faut-il continuer à faire semblant de pas entendre l’imam de Brest qui enseigne à de petits enfants que « la musique est créature du diable » ? Problème qu’avait bien identifié il y a quelques années le juge Trévidic, inquiet de découvrir qu’« en France, des pères et des grands frères montrent des images de djihad et d’égorgement à des gamins de 10 ans ». Il précisait son dilemme d’enquêteur : « Pour les textes d’appel au djihad, le travail de sélection sera délicat, car il ne sera pas évident de faire le tri entre les diatribes contemporaines et des textes historiques du XIIIe siècle ». Ce sont les mêmes. Parce que du Coran, ainsi que l’explique le psychanalyste Fethi Benslama, « on peut exalter la vertu pacifiante comme en faire un instrument de guerre, tout dépend des croyants et de leur état d’esprit ». Celui des martyrs constitue une arme explosive dans une Europe qui a banni depuis soixante-dix ans la violence pour régler ses conflits. Le martyr sidère des populations « qui ont perdu l’habitude de souffrir », comme l’a bien vu le terroriste Carlos, converti à l’efficacité du djihad dont il analyse l’effet sur nos sociétés comme « un coup de tonnerre dans le sommeil épais des consciences obèses, avachies dans le confort de l’égoïsme le plus stupide ».
Pour faire face à cet « ennemi » que le gouvernement se dit déterminé à combattre, mais dont les cibles continueront d’être civiles, il faut comprendre ses motivations, qui sont tout sauf nihilistes. Prendre au sérieux des gens qui le sont. Cela veut dire admettre que la police et l’armée ne nous en préserverons pas à court terme. Pas parce qu’elles sont incapables, comme on l’entend souvent. Mais avec un tel ennemi, le risque zéro est inatteignable. Trois générations se sont déshabituées à vivre avec le tragique, qui se réduisait aux accidents de la route. Pour tenir, il faut réapprendre à vivre avec le tragique historique."
Lire aussi l’édito de Patrick Kessel Il faut donner son nom à la barbarie (17 nov. 15) (note du CLR).
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