Revue de presse

Thomas Chatterton Williams : « Il faut défendre le droit d’offenser, de dire des choses qui ne sont pas à l’unisson du nouveau consensus » (Charlie Hebdo, 17 fév. 21)

Thomas Chatterton William, essayiste américain. 21 février 2021

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Thomas Chatterton Williams, Autoportrait en noir et blanc, Grasset, 2021, 224 p., 19,50 e.

"L’essayiste américain Thomas Chatterton Williams publie Autoportrait en noir et blanc. Désapprendre l’idée de race (éd. Grasset, sortie le 17 février), dans lequel il raconte comment il a mis à distance l’idée de « race », si présente aux États-Unis. Celui qui vit en France depuis dix ans nous apporte un regard comparé sur les sociétés française et américaine. Il est aussi à l’origine de la tribune signée cet été par 150 intellectuels et artistes contre la « cancel culture ».

Propos recueillis par Laure Daussy et Xavier Thomann.

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[...] Que pensez-vous de l’intersectionnalité, concept venu des États-Unis et de plus en plus usité en France  ?

Je pense qu’il y a une part de vérité dans le fait de dire qu’être une femme noire n’est pas exactement la même chose qu’être un homme noir. Et ce n’est pas exactement la même chose qu’être une femme blanche. Bien sûr, vous avez des expériences spécifiques en tant que femme noire qu’un homme noir ne partage pas. Mais le problème avec l’intersectionnalité, c’est l’idée, qui se popularise, selon laquelle, en tant que femme noire, si vous n’êtes pas vous-même une femme noire, vous ne pouvez pas me comprendre. Vous devez juste vous taire lorsque je vous raconte mon expérience, vous pouvez être soit une alliée, soit une adversaire. Si vous êtes trans, latino, noire, lesbienne, hétéro, ce sont autant d’îlots isolés qui ne peuvent pas partager des valeurs universelles.

Et que pensez-vous de la notion de « privilège blanc »  ?

Le terme « privilège blanc » est trop simpliste, car il élimine en quelque sorte les distinctions de classe. Il donne également l’impression que l’expérience des Noirs n’est qu’une souffrance, et qu’être noir, c’est être une victime. La réalité est beaucoup plus complexe que cela. Je pense que l’expérience individuelle compte. Êtes-vous intelligent  ? Êtes-vous drôle  ? Êtes-vous charismatique, ou joli  ? Êtes-vous gentil, ou avez-vous de la chance  ? Beaucoup de ces aspects entrent en jeu dans la vie. Il faut parler de « privilège de classe ». Dans un pays comme la France, il faut penser au privilège que procure le fait d’être parisien par rapport à une origine provinciale. Je pense qu’il est très difficile de venir de n’importe où en dehors de Paris et d’entrer dans les réseaux qui comptent.

[...] Il y a eu un mouvement de déboulonnage de statues, avec la volonté de supprimer des personnalités accusées de racisme ou d’avoir eu une responsabilité dans l’esclavage. Ça a été le cas de Colbert, par exemple, à l’origine du Code noir. Qu’en pensez-vous  ?

Je crois qu’il faut ajouter plutôt que supprimer. Il ne faut pas faire comme si Colbert n’avait jamais existé et déboulonner sa statue. En revanche, on pourrait par exemple ériger une statue de Toussaint Louverture [esclave noir qui prit la tête d’une révo­lution en Haïti, ndlr]. Il faut parler aussi des personnes dans leur complexité. Churchill est un héros de la Seconde Guerre mondiale, mais il était aussi raciste envers les Indiens, il ne faut pas avoir peur de parler d’une personne dans son entièreté.

Vous avez d’ailleurs publié en juillet dernier, dans Harper’s Magazine, une tribune pour dénoncer la « cancel culture », traduite dans Le Monde, signée par de nombreux intellectuels. Quel a été son impact  ?

Il a été considérable. Cette tribune a été discutée à travers le monde pendant quatre mois. On ne s’y attendait pas et on ne s’attendait pas non plus à la colère qu’elle a suscitée. C’est pourtant un document assez inoffensif  ! Mais ça n’a pas empêché des gens de nous accuser d’être racistes et transphobes, d’utiliser les idées de valeurs universelles, de vérité objective et de liberté d’expression comme des masques du pouvoir blanc. Et ce alors même que nous avions un groupe de signataires très divers, beaucoup de personnes non blanches, des socialistes, Noam Chomsky… C’est incroyable qu’un tel document ait pu provoquer des attaques pareilles. On nous a qualifiés de fascistes transphobes. C’est dingue  ! C’est la preuve qu’il était important d’écrire cette lettre. Et quand vous regardez où nous en sommes, sept mois plus tard, la situation est encore pire : il y a moins de liberté d’expression, davantage de peur, et certaines personnes ont perdu leur emploi.

[...] Il y a eu un traitement parfois étonnant de la part du New-York Times concernant le meurtre de Samuel Paty. Le premier article titrait : « La police française tire et tue un homme après une attaque meurtrière au couteau. » Au-delà de cet exemple, y a-t-il des incompréhensions de la part de journaux anglo-saxons par rapport à la France  ? Comment l’expliquer ?

Je ne suis pas sûr que ce soit un malentendu complet. Je pense que c’était un désir d’utiliser des exemples français pour faire valoir des points de vue américains, et un manque d’intérêt pour comprendre la situation d’un point de vue français. Le malentendu se résume à vouloir replacer l’histoire dans un contexte américain. Nous ne parlons pas de jihad en ce moment, nous en parlions avant, mais plus maintenant. Nous parlons beaucoup, en revanche, de la violence policière envers les citoyens. Et donc ce titre a été choisi pour coller avec ce paradigme des violences policières. Une fois que le New York Times a compris son erreur, il l’a corrigée, nous devons le reconnaître. Par ailleurs, le Washington Post a beaucoup écrit sur Macron qui opprimerait les musulmans, sur la France anti-musulmane… Cela ne rend vraiment pas service à la compréhension des autres cultures et à la compréhension du fait que les autres cultures ont des manières différentes de mettre en œuvre une société multiethnique et multiculturelle. Je pense qu’il y a un profond manque de curiosité de la part des Américains lorsqu’ils regardent d’autres pays, et surtout la France.

Une dernière question, que pensez-vous de Charlie Hebdo  ? Comment le journal est-il perçu selon vous aux États-Unis ?

Ma vision de Charlie Hebdo a évolué au fil des ans. En tant qu’Américain, quand j’ai vu Charlie Hebdo pour la première fois, j’ai été choqué par les couvertures. Je n’ai jamais rien vu de tel en Amérique. Vous savez, c’est très loin de ce à quoi nous sommes habitués. Mais je pense que l’on ne doit pas être ambivalent sur le droit à la liberté d’expression, sur le rejet absolu de l’intimidation. La violence ne peut jamais être une réponse, même pour un contenu auquel nous nous opposons. Il y a eu un épisode tout à fait honteux avec le PEN (association mondiale d’écrivains, basée aux Etats-Unis, ndlr), où ils disaient en quelque sorte que vous l’aviez bien cherché. Le fait que Charlie Hebdo existe encore pour moi est extraordinaire. Il mérite le soutien sans équivoque de la société. La liberté d’expression ne signifie rien si on la respecte seulement lorsque vous êtes d’accord avec le discours tenu. Nous devons défendre ce droit, même pour offenser. Il y a des couvertures qui se moquent de l’Église catholique, qui se moquent de tous les groupes. J’ai déjà été dessiné par Charlie Hebdo pour mon dernier livre, et ce n’est pas mon dessin préféré (rires). [...]

Propos recueillis par Laure Daussy et Xavier Thomann"

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